Les salafistes marocains, une voix qui veut compter dans le paysage politique
RABAT, Maroc - Ils étaient plusieurs dizaines de salafistes à se rassembler ce 10 décembre à hauteur du parlement marocain, à Rabat, la capitale, à l'occasion de la Journée internationale des droits de l'homme. Le groupe qui les fédère : le Comité commun de défense des détenus islamistes (CCDI), né en 2011, dans la foulée du Mouvement du 20 février.
Sur le papier, ce réseau informel d'un petit millier d'adhérents, disposant d'un bureau national et de quelques bureaux dans différentes villes du pays s'en tient à plaider la cause des prisonniers salafistes, des anciens détenus et de leurs familles.
Pourtant, Abdelhakim Aboullouz, chercheur au Centre Jacques Berque, explique à Middle East Eye : « Petit à petit, le CCDDI est devenu le visage du salafisme militant marocain. C’est la seule structure réelle pour les salafistes contestataires, qui veulent avoir une influence sur la vie publique, au-delà des seules questions religieuses. »
« C’est la seule structure réelle pour les salafistes contestataires, qui veulent avoir une influence sur la vie publique, au-delà des seules questions religieuses »
- Abdelhakim Aboullouz, chercheur au Centre Jacques Berque
Abderrahim al-Ghazali, trentenaire ayant purgé deux années de prison dans le cadre des lois antiterroristes, porte-parole du CCDDI, a appris l’art de s’exprimer dans les médias. Ne servant que des propos pondérés, il donne à MEE une définition plus restrictive de l'organisation : « un cadre de lutte pour les droits humains, spécialisé dans la défense des détenus islamistes et la critique des lois anti-terroristes ».
Abou Khadifa Hamzaoui, de son côté, n'a jamais été en prison, mais il est une figure importante du mouvement. Dans son petit appartement de Salé, dans un quartier populaire, ce militant très calme, longiligne, longue barbe, lunettes et taguia (petit bonnet arrondi et brodé) sur le crâne, concède : le CCDDI est avant tout « la voix des prisonniers », mais avec le temps, il est un peu devenu « la voix des salafistes ».
« C’est une voix avec laquelle il faut compter aujourd'hui, alors que les arrestations de personnes suspectées d'activités ou de sympathies terroristes se multiplient », assure Aboullouz.
Selon le CCDDI, un petit millier de salafistes se trouvent derrière les barreaux. Et alors que le Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ) avance le nombre de 198 marocains revenus de Syrie à octobre dernier, le CCDDI répond que ce recensement ne comprend pas les épouses et les enfants des combattants.
Des choyoukh isolés
D'autre part, depuis la vague de libérations entamée en 2011 suite aux manifestations dans la région et dans le pays, la question de l'intégration politique des salafistes et des anciens prisonniers est devenue une antienne. Lors des élections législatives en octobre dernier, il en était encore question.
Les déclarations d'intention et les prises de contact entre partis politiques et choyoukh (pluriel de cheikh, figure respectée dans l’islam), se suivent et se ressemblent. Un tout petit parti dirigé par un commissaire à la retraite a accueilli en 2015 Abdelkrim Chadili une figure médiatique passée par la prison.
Les anciennes stars des milieux radicaux, dans leur travail de repentance, se sont éloignées de leurs ouailles
Abou Hafs, cheikh, emprisonné en 2003 pour ses prêches enflammés, a compagnonné à sa libération avec le Parti renaissance et vertu (PRV), un petit parti islamiste issu du Parti justice et développement (PJD, islamistes au gouvernement).
Le PRV a ouvertement dialogué avec plusieurs autres choyoukh, sans trop de succès réels. Abou Hafs, dont le discours est devenu des plus modérés, a fini par se présenter en 2016 aux élections législatives sous les couleurs de l'Istiqlal, parti conservateur nationaliste. Coupé des bases salafistes, n'y comptant plus de soutiens, l'ancien cheikh radical n'a entraîné avec lui aucun de ses anciens frères. Les anciennes stars des milieux radicaux, dans leur travail de repentance, se sont éloignées de leurs ouailles.
« Entre 2011 et 2016, la politique d'insertion, avant tout basée sur une adhésion des choyoukh les plus influents a montré ses limites. Ces derniers sont devenus des religieux domestiqués » reconnaît Aboullouz, et ce alors que le risque terroriste est redevenu plus menaçant que jamais à en croire les dépêches officielles qui font régulièrement état d’attentats déjoués de peu.
Manifestation contre le PJD
La place pour une structure salafiste politisée osant pénétrer le champ politique est restée vacante. Et l’indépendant CCDDI a commencé à l'occuper, fort d'une légitimité que les choyoukh ont perdu durant leur processus de réconciliation. « En effet, le discours du CCDDI est moins timoré, plus radical et il apparaît comme le juste milieu entre réinsertion et fidélité aux idées salafistes » explique Aboullouz.
Le comité multiplie les manifestations et médiatise les cas les plus emblématiques. Il a ainsi mobilisé activement ses troupes pour la libération de Younes Chekkouri, libéré de Guantanamo en septembre 2015 et de nouveau incarcéré au Maroc pour être finalement libéré en février 2016, accueilli en grande pompe à sa sortie de prison par Hamzaoui et d'autres partisans de sa cause. « Le CCDDI a une bonne maîtrise de la communication, se sert bien d’Internet… Cela lui permet d’assurer un minimum de visibilité à son discours dans l’opinion publique » remarque Aboullouz.
En mars 2016, le comité donne une nouvelle preuve de son savoir-faire militant moderne, lors d'une manifestation à quelques encablures du siège du PJD, pour dénoncer la lenteur dans le règlement du dossier des détenus et des libérations.
Les militants du CCDDI, dont un certain nombre ont participé aux manifestations du 20 février où ils ont côtoyé des militants de divers horizons, libéraux et gauchistes compris, ont monté un petit spectacle de marionnettes pour se moquer des cadres islamistes qui seraient, selon eux, devenus sourds à leurs revendications après leur entrée au gouvernement.
Hamzaoui ne cache pas n'avoir plus rien à faire avec des choyoukh qui lui apparaissent comme domestiqués
Une action politique qui frise le happening à une date symbolique. Quatre ans auparavant, jour pour jour, le 25 mars 2011, des défenseurs des détenus avaient rencontré plusieurs représentants des autorités en vue de régler le dossier.
À l'époque, El Mostafa Ramid, avocat et cadre remuant du PJD était à leurs côtés, les représentant lors de cette rencontre, en tant que président de Mountada al Karama, association islamiste de défense des droits de l'homme. Ce dernier, devenu ministre de la Justice en 2012, n'a depuis, plus évoqué le dossier en dehors d'une réunion de travail avec des membres du CCDDI l'année de son investiture.
À cette occasion, le CCDDI a aussi publiquement désavoué plusieurs des célèbres choyoukhs libérés dans la foulée de 2011 s'étant distancié de la cause des prisonniers.
Mohamed Fizazi, star de l'islamisme le plus radical avant sa libération en 2011 avait, lui aussi, droit à sa marionnette... Lui qui disait toute sa détestation des régimes tawaghit (impies) avant son incarcération en 2003, a rencontré le roi Mohammed VI en 2014, à Tanger.
Hamzaoui ne cache pas n'avoir plus rien à faire avec des choyoukh qui lui apparaissent comme domestiqués. « Certains d'entres eux de toutes manières ne se disent même plus salafistes. Ce sont eux qui ont pris leurs distances. »
Contre Charlie, avec le prophète
Mais le CCDDI, en plus de jouer la carte de la politisation du dossier des détenus et de la contestation, déborde de manière plus ou moins régulière et claire au-delà de cette seule question.
Ainsi, en janvier 2015, les comités de Salé, Sidi Slimane et de Fès du CCDDI ont organisé des manifestations sous le thème « Nous ne sommes pas Charlie Hebdo, nous sommes avec le prophète Mohammed » après l’attentat contre le journal satyrique à Paris, rassemblant des centaines de sympathisants.
Plus récemment, des militants de Larache, dans le nord, ont organisé une manifestation pour se plaindre de la chronique d'un journaliste, Abdelkrim El Qamch, parue dans le quotidien arabophone Akhir Saâ, qui selon eux, « portait atteinte au prophète ».
Le discours type se profile petit à petit, après quelques années d'activités, oscillant entre une rhétorique droit-de-l'hommiste et une vulgate islamiste plus incisive
L'occasion pour les sympathisants du CCDDI de s’offrir une jolie couverture médiatique, et pour Omar Haddouchi, un des rares choyoukh s'étant repenti sans être désavoué par les bases, de se montrer de nouveau en public auprès de ses frères.
Le discours type se profile petit à petit, après quelques années d'activités, oscillant entre une rhétorique droit-de-l'hommiste et une vulgate islamiste plus incisive. Une phraséologie bien résumée par cette exigence d'une reconnaissance du « droit des musulmans », à l'occasion du 10 décembre, Journée internationale des droits de l'homme. « C'est une question qui se pose : regardez le sort des musulmans en Birmanie, en Syrie... », plaide Hamzaoui.
Se distancier de Daech
Ça et là, des voix s'inquiètent du discours du CCDDI alors que la presse n'a de cesse de couvrir l'actualité de la lutte contre Daech. Lors de manifestations organisées par le comité à Tétouan, le cheikh Abderrazaq Ajaha, passé par la prison en 2003 et interdit de prêche en a profité pour prendre la parole, usant d'un certain charisme pour apparaître comme un leader à Tétouan, ville du nord où le CCDDI est particulièrement bien implanté.
Militant avant tout en faveur des combattants marocains détenus en Irak, ce dernier n'a pas longtemps caché son admiration pour Abou Bakr al-Baghdadi, ni son soutien au califat autoproclamé.
Mohamed Masbah, chercheur au centre Chatham House sollicité par MEE, remarque « que de nombreuses divergences apparaissent au sein du CCDDI, très hétérogène ». En effet, le ton dans les manifestations pour la Syrie diffère d'une ville à l'autre en fonction des figures locales et il est par exemple, bien plus radical dans le nord du Maroc, notamment à Tétouan.
Hamzaoui précise : « Les bureaux locaux et les membres ont beaucoup de liberté mais il faut savoir que Ajaha n'a jamais eu aucun rôle dans le bureau du CCDDI et s'est surtout taillé une réputation sur Internet ».
En plus d'une hostilité assez claire aux projets de Daech, Hamzaoui, à l’instar de nombreux de ses frères, se méfie surtout de ceux qui pourraient entacher la lutte pour les prisonniers et mettre en danger le mouvement.
Ses militants organisent régulièrement, à la sortie des mosquées de Fès ou de Tétouan, des manifestations pacifiques de soutien à la Syrie, ne cachant pas se regrouper pour se solidariser des « musulmans » - comprenez sunnites
Le CCDDI avait déjà écarté une de ses fondatrices, la très radicale Fatiha Mejjati, fameuse veuve du terroriste Karim Mejjati. Sa stratégie d'affrontement tous azimuts et son discours sans concessions avaient déplu. Depuis, Mejjati a émigré en Syrie et rejoint le califat autoproclamé de Daech.
Le CCDDI est plus fin. Ses militants organisent régulièrement, à la sortie des mosquées de Fès ou de Tétouan, des manifestations pacifiques de soutien à la Syrie, ne cachant pas se regrouper pour se solidariser des « musulmans » - comprenez sunnites. Et le gros des militants semble se satisfaire du discours subtil adopté par cheikh Haddouchi en 2013 : le djihad concerne les musulmans syriens, pas les Marocains. Une manière de ne pas récuser le concept de djihad, sans pour autant se mettre hors-la-loi.
Le CCDDI sait raisonner ses militants. Sans se montrer d'une complaisance zélée, ils sont plusieurs en son sein à opérer leur mourajaa (révision idéologique). Et surtout, à reconnaître de fait les différentes sensibilités qui traversent la société marocaine.
Hamzaoui, en mars 2016, a ainsi rencontré Abdelmalek Zaazaa, avocat proche du PJD, mais aussi le professeur de philosophie marxiste Ahmed El Haijj, président de la très laïque Association marocaine des droits humains (AMDH).
Issam Chouider, un costaud qui ne rate aucune manifestation et en assure souvent l’ambiance, micro à la main, assure : « Le dialogue avec toutes les parties prêtes à faire progresser le dossier des détenus est le bienvenu, que ce soit les autorités ou la société civile, même si aujourd'hui, nos appels restent peu entendus ».
« Le CCDDI n’est pas un interlocuteur direct des autorités, même si chacun sait prendre la température chez l’autre. En revanche, en quelques années, il a su s’imposer dans les médias comme dans la société civile, entre radicalité du discours et souplesse dans les pratiques militantes », note Aboullouz.
Haloui, la figure manquante
Le CCDDI permet aujourd’hui à des bases salafistes volatiles, souvent pugnaces et remuantes de se former au militantisme pacifique. « Cette structure est devenue l’offre la plus attrayante pour les jeunes salafistes et on remarque que son influence s’étend petit à petit » remarque Aboullouz.
Ce qui en un sens, à en croire Masbah, peut arranger les autorités : « Cela permet d’éviter une frustration dangereuse en privant les salafistes de parole tout en gardant un œil sur eux ».
Pourtant et malgré toute la bonne volonté du monde, le CCDDI ne peut empêcher les départs vers la Syrie.
Un des fondateurs du comité et son porte-parole, le trentenaire Anas Haloui était réputé pour sa disposition au dialogue et sa grande ouverture d'esprit. Sur le portrait le plus souvent utilisé de lui dans la presse marocaine, on distingue derrière son visage, le logo de la gauchisante AMDH.
Pourtant et malgré toute la bonne volonté du monde, le CCDDI ne peut empêcher les départs vers la Syrie
Las, l'actualité syrienne l'a rattrapé. L'ancien prisonnier qui paraissait assagi est parti en décembre 2013 en Syrie, combattre aux côtés de Harakat cham al-islam, un groupe de combattants marocains lié à al-Qaïda.
Le groupe, classé terroriste par les États-Unis, a été fondé par Ibrahim Benchekroun, passé par la prison et qu'on a pu apercevoir à quelques rassemblements du CCDDI.
En Syrie, Haloui a vite trouvé la mort. « Ce geste ne regardait que lui. C'était un choix personnel », commente Hamzaoui. Avant son départ, Haloui avait pris soin de se distancer publiquement du comité et de quitter son bureau, préservant l'image de la structure dont il a été la cheville ouvrière.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].