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La France championne du monde de foot : le bleu-blanc-rouge a remplacé le black-blanc-beur

Les temps ont changé depuis 1998. L’équipe nationale de France n’est plus fissurée par les identités des uns et des autres joueurs comme elle l’a été par le passé

Si le football fait rêver, il inquiète aussi. Il est devenu un porte-identité qui nourrit un sentiment exacerbé de fierté chez les minorités ethniques tels les jeunes Arabes d’Europe, mais aussi ceux du Maghreb et d’autres pays d’Orient. 

En effet, leur soif d’existence, de fierté nationale et d’identification positive est si béante que ce sport sert de réceptacle à toute leur énergie identitaire. C’est une fabrique d’identité, « l’autre religion », celle où il n’y a plus de « frères » qui comptent, plus de voisins. On le voit par exemple lors des matchs opposant l’Algérie au Maroc. 

Le 12 juillet 1998 au Stade de France à Saint Denis, Zinédine Zidane est félicité par ses coéquipiers, Youri Djorkaeff (à gauche), Marcel Desailly et Lilian Thuram (à droite), après son deuxième but face à l'équipe du Brésil lors de la finale de la Coupe

On se souvient aussi d’un match Algérie-Égypte pour le Mondial 2010. Remporté par les Algériens, il avait sérieusement envenimé les relations entre les deux pays. Sur internet, d'innombrables attaques nationalistes et haineuses s’étaient libérées entre supporters. Au Caire, des jets de pierres contre le bus transportant l'équipe algérienne avait fait des blessés parmi les sportifs et de violents incidents avaient émaillé la fin du match. 

En France, lors du Mondial 2014, les débordements identitaires avaient été similaires quand l’Algérie s’était qualifiée pour le second tour du tournoi. Les Algériens étaient sortis dans les rues manifester leur liesse, créant de nombreux dégâts et incidents. Partout le drapeau algérien était brandi.  

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En 1998 déjà, lors de la Coupe du monde, ce drapeau suscitait des crispations politiques. L’Algérie était le pays d’origine de Zidane, devenu l’ambassadeur en France de millions de jeunes d’origine maghrébine ravis de se réconcilier avec leur lieu de naissance et revaloriser leur part identitaire arabo-musulmane. Zidane était une charnière identitaire pour une génération de jeunes. 

En 2018, il l’est encore plus après les victoires du Real Madrid. Au moins, à défaut d’hommes politiques et d’autres identifiants positifs, ils avaient leur icone. 

Bien que l’Algérie soit un lieu vacant dans l’esprit des enfants d’immigrés, ses qualifications sportives internationales réveillent une identité dormante

C’est aussi ce climat d’appropriation identitaire qui a perturbé le match France-Algérie en 2001 à Paris. Les spectateurs Algériens avaient sifflé l’hymne national français en présence du Premier ministre. L’offense avait choqué. L’Algérie avait perdu. La foule avait envahi le terrain avant la fin. 

Lors de ce match se jouait un duel des identités et des fiertés. Ce qui est surprenant avec ce drapeau algérien incrusté sur les écrans français à chaque match, c’est que, paradoxalement, bien que l’Algérie soit un lieu vacant dans l’esprit des enfants d’immigrés, ses qualifications sportives internationales réveillent une identité dormante. 

« Quand je marque, je suis Français, quand je ne marque pas, je suis Arabe »

Des filles, des femmes et des familles, des jeunes et des seniors, des religieux et des laïcs, des barbus et des rasés, des femmes voilées et d’autres en jean, brandissaient des drapeaux algériens en criant « One, two, three, viva l’Algérie ! ».

En 2009, à Marseille, le maire Jean-Claude Gaudin avait condamné ces débordements de « musulmans ». À Toulouse, des supporters algériens hystériques avaient brulé des dizaines de voitures et remplacé les drapeaux français de la façade du Capitole par le drapeau algérien. 

Karim Benzema, l’avant-centre du Réal Madrid, héros de la Coupe du Monde 2014, a été très critiqué pour ne pas avoir chanté « La Marseillaise » (AFP)

Aujourd’hui, de la finale gagnée par la France, on retiendra surtout qu’elle marque la fin de l’époque black-blanc-beur, celle de la victoire de 1998 en France où Zidane avait été un artisan essentiel. En 2018, les joueurs « franco-arabes » auront peu participé à ce triomphe. 

Ce qui restera est surtout l’éviction injuste de Karim Benzema de l’équipe nationale. L’avant-centre du Réal Madrid, héros de la Coupe du Monde 2014, il avait subi de sévères attaques, sous prétexte qu’il était le seul à ne pas chanter « La Marseillaise » ! 

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Lors d’une interview à Madrid, il déclarait : « Quand je marque, je suis Français, quand je ne marque pas, je suis Arabe ». Au demeurant, sa carrière en équipe de France était compromise en 2015 après l’affaire dite de la sextape. Le Premier ministre en personne s’en mêlait.

Benzema, déjà exclu pour l’Euro 2016, déclarait que le sélectionneur avait cédé sous la pression d’une partie raciste de la France, conforté par l’ancien footballeur Éric Cantona et l’humoriste Jamel Debbouze. 

Il faut dire qu’en France, dans les minorités, le football a une acuité sensible insoupçonnable. Parfois à juste titre

Il faut dire qu’en France, dans les minorités, le football a une acuité sensible insoupçonnable. Parfois à juste titre. En 2011, à la Fédération française de football (FFF), la phobie de l’invasion qui gangrénait les esprits avait fait éclater un scandale.

Plusieurs dirigeants de la Fédération, enregistrés à leur insu par un témoin, approuvaient en secret le principe de quotas discriminatoires dans les centres de formation et les écoles de foot du pays. L’objectif était de limiter, en les triant à 12-13 ans, le nombre de joueurs français de type africain et maghrébin. Une ségrégation ethnique était ainsi prévue, sur le fait qu’il y aurait trop de « grands noirs athlétiques et pas assez de petits blancs qui ont l’intelligence du jeu dans le football français ». 

Équipe « black-black-black »

Le sélectionneur national s'excusait d’avoir repris les termes de ses collègues espagnols : « Nous, on n'a pas de problème. Des blacks, on n'en a pas ! ». Mais, cerise sur le gâteau, cette affaire faisait écho à un autre scandale survenu en 2005 : la sortie outrancière du philosophe Alain Finkelkraut sur l’équipe de France. Dans le journal israélien Haaretz, il s’en était vivement pris aux « noirs », aux « Arabes » et à l’islam, avant d’affirmer que l’équipe nationale de football était « black-black-black » et la risée de l’Europe. 

L’équipe de France 2014 (AFP)

Cinq ans plus tard, en 2010, en Afrique du Sud, quand l’équipe de France était en pleine déroute, les médias interrogeaient de nouveau le philosophe qui, encore, se lâchait et affirmait que l'équipe de France souffrait de « division ethnique et religieuse », avant de la qualifier d’« équipe de voyous… à la morale de mafia… qui se foutent de la France… ». 

Il avait provoqué un tollé et une montée du racisme, d’autant que la non-sélection en l’équipe nationale de Benzema, Nasri et Ben Harfa avait été dénoncée comme du racisme anti-arabe et antimusulman. 

De même, Anelka, le musulman, était attaqué en tant que « racaille devenue millionnaire », tout comme Bilal Yusuf Mohammed Franck Ribéry, dont les disputes avec des partenaires auraient eu des motivations religio-identitaires. 

Dans un monde en proie à de violentes crispations identitaires, le foot est de plus en plus l’exutoire des grandes frustrations des jeunesses déshéritées et sans boussole

Dans les vestiaires de l’équipe nationale, on parlait de guerre entre les nouveaux convertis et les vrais Français, de « libanisation » de l’équipe entre les noirs d'origine antillaise, ceux d'origine africaine, les blancs et les musulmans. Dans un monde en proie à de violentes crispations identitaires, le foot est de plus en plus l’exutoire des grandes frustrations des jeunesses déshéritées et sans boussole. 

Le Mondial 2018 aura aussi marqué par les équipes du Maroc, de Tunisie, d’Iran, d’Égypte, d’Arabie qui sont reparties bredouilles chez elles, privant nombre de supporters de ce besoin vital d’identification positive et de fierté. 

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Dans le monde arabe, beaucoup de nations auraient voulu connaître l’euphorie populaire qui a gagné les 67 millions de Français après le sacre de Moscou. Car le foot est populaire et magique. Il rassemble les gens. 

Désormais, l’équipe nationale de France n’est plus fissurée par les identités des uns et des autres joueurs comme elle l’a été par le passé. Le bleu-blanc-rouge a gagné. Les temps ont changé depuis 1998.

La mondialisation a fait son effet

L’histoire et le politique ont disparu de la Coupe du monde de foot. Il n’y a plus de revendication identitaire sur les terrains. La mondialisation a fait son effet, comme si l’essentiel était de gagner. 

Dans l’équipe de France où le Franco-Marocain Adil Rami et le Franco-Algérien Nabil Fékir sont restés sur le banc de touche, les millions de jeunes franco-maghrébins savent que Paul Pogba, Guinéen d’origine, prie Allah. Ils retrouvent en lui une consolation identitaire. 

L’attaquant français Kylian Mbappé embrasse le trophée de la Coupe du monde après la finale entre la France et la Croatie, au stade Loujniki de Moscou, le 15 juillet 2018 (AFP)

Cependant, après Zidane et Benzema, ils se sont trouvé un nouveau porte-identité. Un champion vénéré par tous les Français. C’est Kylian Mbappé. Né en 1998 après la victoire des blacks-blancs-beurs ! Plus personne n’ignore que sa mère s’appelle Fayza Lamari. Elle est d’origine algérienne. De ce fait, désormais, le prodige est devenu l’idole de millions de Franco-Maghrébins. 

Le complexe et délicat tissage des identifications évolue. Il tisse la France. Cette France métisse qu’on aime voire gagner et qui fait rêver. Maintenant, les Gaulois tenants du titre regardent vers le Qatar en 2022 avec un temps d’avance sur les autres.

- Azouz Begag est écrivain, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et homme politique. Il fut ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances sous le gouvernement de Dominique de Villepin de 2005 à 2007. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Les Français saluent et accueillent les joueurs de l'équipe nationale de football qui défilent sur l'avenue des Champs-Elysées à Paris, le 16 juillet 2018, après avoir remporté le dernier match de la Coupe du monde de Russie 2018 (AFP).

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