La guerre psychologique d’Israël : la seule certitude est la peur
« J’ai tellement peur en ce moment ; je fais des cauchemars et je n’arrive pas à dormir. J’ai tout le temps l’impression d’entendre des soldats qui viennent chercher les enfants dans le camp », déclare Nada* d’un ton neutre, avant d’attraper un masque à gaz en caoutchouc et de partir chercher ses enfants à l’école.
Après son départ, je ne cesse de répéter mentalement sa remarque. Ce n’est pas tant son contenu qui m’a frappée mais la manière dont elle l’a faite. Un ton éculé, presque banalisé par la routine, comme celui de quelqu’un qui raconterait l’anecdote insipide et ordinaire d’avoir été coincé dans un embouteillage sur l’autoroute.
Nada n’est que l’une des nombreux Palestiniens qui sont soumis à la grande souffrance psychologique provoquée par une occupation militaire volatile. En raison de la nature chronique de la situation, les blessures psychologiques ne guérissent pas, et sont au lieu de cela normalisées dans un environnement où la seule certitude est l’instabilité de la vie.
Pour autant, il apparaît que le traumatisme psychologique n’est pas un symptôme involontaire de la politique israélienne, mais un résultat direct d’actions autrement inutiles et perpétrées de toute évidence dans le but de subjuguer la population.
Pas plus tard que ce matin, la fille de Nada, âgée de 11 ans, est rentrée chez elle en courant, terrifiée et en pleurs, après être sortie acheter le pain et avoir été appréhendée dans la rue par plusieurs soldats israéliens armés jusqu’aux dents. Quelques heures plus tard, les soldats ont pris position sur le toit du centre communautaire pour enfants du camp de réfugiés d’Aïda et y ont installé un drapeau israélien ; une provocation sarcastique.
Le camp d’Aïda affiche tous les signes du contrôle et de la répression psychologiques. Avec ses projecteurs éblouissant les rues 24 heures sur 24 du haut d’un mur de séparation de 8 mètres et son ensemble de tours d’observation et de drones survolant les habitations, le camp est la véritable incarnation du panoptique tristement célèbre du philosophe Michel Foucault, qu’il décrit comme « une cage cruelle, ingénieuse ».
Le 6 novembre, à l’entrée du camp d’Aïda, des agents israéliens se sont déguisés en manifestants palestiniens et ont procédé à des arrestations qui semblent avoir eu peu de bénéfices stratégiques. Il ne faut pas voir dans le temps et l’investissement que requiert l’envoi d’agents travestis en civils pour arrêter une poignée de jeunes jeteurs de pierres palestiniens le signe que l’élite militaire israélienne est désœuvrée.
On pourrait plutôt supposer que l’usage sporadique d’agents secrets vise à susciter la peur et la suspicion parmi les manifestants, qui ne sont plus dès lors en mesure de considérer le port du keffieh comme un signe d’allégeance entre pairs.
Cet incident est survenu quelques jours après un raid du camp d’Aïda par l’armée israélienne, durant lequel les soldats ont été filmés en train de hurler férocement en arabe à travers des haut-parleurs : « Si vous lancez des pierres, nous vous gazerons jusqu’à ce que vous mouriez tous – les jeunes, les enfants, les personnes âgées ; vous mourrez tous ! », avant d’étouffer la totalité du camp sous les gaz lacrymogènes. Alors que le raid a été présenté par les autorités israéliennes comme une réponse aux jets de pierres, il était relativement injustifié et certainement disproportionné dans sa sévérité. La seule raison apparente à cette éruption spontanée de paroles de haine est l’intention d’instiller la terreur parmi la population.
Aucun refuge
Les raids nocturnes – le sujet principal des cauchemars terrifiants de Nada – constituent une autre caractéristique commune de la vie des Palestiniens en Cisjordanie. Selon Defence for Children Palestine, plus de la moitié des enfants palestiniens détenus en Cisjordanie ont été arrachés à leur maison au beau milieu de la nuit.
La pénétration des agressions militaires au sein même de la sphère domestique ne représente pas uniquement une violation de l’espace physique, elle a aussi d’importants effets psychologiques sur la cellule familiale, qui ne se sent plus en sécurité dans sa propre maison quand celle-ci devrait au contraire être un refuge d’intimité.
Outre les maisons, des écoles et des hôpitaux ont fait l’objet de rafles au cours des mois d’octobre et de novembre – des incursions répétées au sein de ce qui est habituellement perçu comme des « lieux sûrs », à l’instar de l’hôpital al-Makassed de Jérusalem Est, où l’armée est descendue à trois reprises au début du mois.
Un exemple particulièrement inquiétant est le raid effectué par des agents israéliens en civil à l’hôpital d’Hébron à l’aube du 12 novembre – une opération effectuée par des officier d’élite de l’armée déguisés en Palestiniens portant des keffiehs et accompagnant une femme faisant semblant d’être enceinte. Un Palestinien, Azzam Shalaldah, a été tué par balle à cette occasion, et un patient a été arrêté.
Toujours à Hébron, un enseignant a filmé des soldats israéliens prenant d’assaut des salles de classe de l’école al-Hajj Ziad Jaber en octobre, à la recherche d’indices prouvant que les écoliers auraient participé à des jets de pierres. Quelques jours auparavant, certains élèves de cette même école avaient dû être transférés dans un hôpital avoisinant après avoir été intoxiqués par de grandes quantités de gaz lacrymogènes lancés par les forces israéliennes.
Le contexte plus large
Si ces incidents se sont multipliés depuis début octobre, ils ne sont que les rouages d’une plus grande machine de tourmente psychologique systématique en place depuis bien avant les troubles qui ont été qualifiés de « troisième Intifada ».
Par exemple, l’humiliation malicieuse de Palestiniens par des gardes-frontière est un fait documenté depuis longtemps – une vidéo particulièrement bouleversante montre un Palestinien contraint de se gifler lui-même pour le plaisir de ses tortionnaires israéliens –, poussant Desmond Tutu à comparer le traitement des Palestiniens à celui enduré par les noirs dans l’Afrique du Sud de l’Apartheid.
Ces pratiques – qui s’accompagnent de la démolition surprise et arbitraire de maisons, de l’imprévisibilité du système d’octroi de permis, du manque de suivi et de condamnations pour les attaques perpétrées par les colons, de l’usage généralisé de la détention administrative, et surtout de l’imprévisibilité des soldats israéliens qui promeuvent leur propre culture d’impunité – contribuent à la mise en œuvre systématique par Israël de la philosophie du « maintien dans l’incertitude » développée par Ariel Sharon, selon laquelle la permanence antithétique du temporaire est conçue pour épuiser la psychè de la conscience palestinienne.
Mesures de sécurité ?
Une réponse instinctive commune en Israël consiste à affirmer que de telles « mesures de sécurité » sont justifiées par la menace terroriste palestinienne. Mais à quel moment ces politiques et pratiques outrepassent-elles les frontières de la légitime défense ? L’arrestation d’un patient dans un hôpital requiert-elle vraiment le déploiement d’une équipe de vingt agents d’élite déguisés ? La présence de jeteurs de pierres visant une base militaire de haute sécurité nécessite-t-elle de terroriser les résidents de la zone en hurlant « nous vous gazerons jusqu’à ce que vous mouriez tous » ?
La surveillance, le contrôle et la punition semblent avoir opéré un déplacement indiscriminé vers l’extérieur, passant d’un ciblage de l’individu à un ciblage de la population palestinienne dans son ensemble. Certes, ces derniers temps ont été marqués par une explosion de la violence sous la forme d’attaques au couteau visant des citoyens, colons et soldats israéliens. Mais il est également vrai qu’il est immoral et illégal de prendre des mesures pour « protéger » les citoyens israéliens aux dépens des droits de toute la population palestinienne vivant sous occupation.
Ainsi que l’a affirmé le Dr. Mego Terzian, président de MSF France, « chercher à créer une fausse équivalence en termes de responsabilités pour la situation actuelle en Cisjordanie et à Gaza dissimule simplement la réalité de la responsabilité de la violence dans les territoires occupés… En employant la rhétorique de l’auto-défense pour capturer des territoires et prolonger une occupation brutale, Israël et ses soutiens internationaux ont cherché à codifier un système qui meurtrit les Palestiniens jour après jour, étouffant la vie et l’espoir, et garantissant la répétition des même souffrances à l’avenir ».
À travers l’humiliation, la démoralisation et la propagation de la peur, Israël mène une guerre psychologique qui est peut-être plus sinistre que l’usage franc, ouvert et – oserais-je dire – « honnête » de la force militaire. La tourmente psychologique généralisée, caractérisée par une relation de pouvoir extrêmement déséquilibrée entre Palestiniens et Israéliens, ne va pas soulager la détresse de ces derniers. Au contraire, l’aggravation du traumatisme psychologique dont souffrent les Palestiniens ne contribuera qu’à exacerber une situation déjà fragile.
*Le nom de la source a été modifié pour protéger sa vie privée.
- Megan Hanna est une journaliste et photographe indépendante basée dans les territoires palestiniens occupés. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @Megan_Hanna_
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une Palestinienne pleure Mahmud Ulyan, 22 ans, tué par l’armée israélienne lors de confrontations avec des Palestiniens à l’entrée de la ville d’al-Bireh, pendant les funérailles organisées à Ramallah, Cisjordanie, le 20 novembre 2015 (AA).
Traduction de l’anglais (original).
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