Aller au contenu principal

La libération qui attend Mossoul

La vraie bataille pour cette ville clé irakienne commencera quand les armes se seront tues et lorsque nous saurons avec plus de certitude si Mossoul restera une ville majoritairement sunnite

« J’ai été conduit dans la nuit dans la "maison jaune" et placé dans une chambre d’environ quatre mètres sur cinq avec des dizaines d’autres personnes. Il y avait du sang sur les murs. La torture a commencé immédiatement. Ils nous ont frappés, les autres et moi, avec tout ce qui leur tombait sous la main, des barres métalliques, des pelles, des tuyaux, des câbles. Ils nous ont marché dessus avec leurs bottes. Ils nous ont insultés, et ont dit que c’était pour le massacre de Speicher [...] Deux personnes sont mortes sous mes yeux. Le deuxième jour, j’ai vu [nom et lien familial du proche retirés sur demande] mourir ; il a été frappé à la tête avec une pelle à plusieurs reprises. D’autres sont morts en raison des conditions de vie. Ils ne nous ont rien donné à boire le premier jour ; le deuxième jour, ils ont apporté une petite bouteille pour dix personnes. Ils ont embarqué environ 300 d’entre nous dans le camion [...] Ils nous ont menottés deux par deux. Un homme y est mort, je pense, de soif et de suffocation [...] D’autres ont été emmenés à l’extérieur et j’ai entendu des coups de feu. Plus tard, j’ai également senti une odeur de brûlé. »

Ce témoignage est celui d’un survivant de ce à quoi ressemble le fait d’être libéré des mains du groupe État islamique par des hommes en uniforme militaire ou policier irakien. Celui-ci a été livré à Amnesty International l’an dernier près de Falloujah, à al-Sijir mais aussi à Saqlawiya : dans cette seule localité, 643 hommes ont été portés disparus.

La publication de ce témoignage par Amnesty pendant la semaine où les forces irakiennes et kurdes ont lancé leur offensive pour reprendre Mossoul n’est pas sans raison. Sur la base d’entretiens réalisés avec 470 anciens prisonniers de milices chiites, Amnesty met à nu les craintes de tous les réfugiés qui quitteront Mossoul, deuxième plus grande ville d’Irak et ville majoritairement sunnite, au cours des jours et des semaines à venir. Si, de fait, ils le font volontairement. Selon l’ONU, jusqu’à un million de personnes pourraient fuir de chez elles.

Une poudrière de sectarisme

Les détentions arbitraires, la torture, les disparitions forcées et les exécutions illégales ne sont pas des faits nouveaux dans l’Irak post-Saddam. Tikrit, Falloujah et des districts tels que Muqdadiya, dans le gouvernorat de Diyala, qui est sous le contrôle du gouvernement depuis janvier 2015, ont désormais dessiné un modèle qui pourrait aujourd’hui être reproduit à plus grande échelle à Mossoul. Les rapports d’Amnesty International et Human Rights Watch ne sont pas que des allégations de crimes de guerre. Ils en sont des preuves.

Les détentions arbitraires, la torture, les disparitions forcées et les exécutions illégales ne sont pas des faits nouveaux dans l’Irak post-Saddam

Les victimes des Unités de mobilisation populaire (UMP) majoritairement chiites citent trois raisons évoquées par leurs agresseurs : une vengeance suite aux attaques sectaires de l’État islamique contre les chiites, la conviction que tous les hommes sunnites en âge de combattre sont des combattants de l’État islamique – ou des membres de leur famille – déguisés, ou encore un objectif ouvertement religieux consistant à modifier l’équilibre ethnique dans les grandes villes d’Irak.

Le sectarisme est alimenté par les déclarations des chefs de milices chiites en personne. Qais al-Khazali, chef de la milice Asaïb Ahl al-Haq, a décrit la libération de Mossoul comme une vengeance pour la mort de l’imam Hussein et « la préparation d’un État de justice divine ». « La libération de Mossoul sera la vengeance contre les assassins d’Hussein, parce que ce sont leurs petits-fils. Si Allah le veut, la libération de Mossoul sera la vengeance et les représailles contre les assassins d’Hussein. »

Cela replace les motivations de la campagne actuelle à l’an 680, lorsque la mort d’Hussein a déclenché le schisme entre les deux branches de l’islam. Khazali n’est pas une figure marginale. Il est à la tête d’Asaïb Ahl al-Haq (« La Ligue des Justes »), la deuxième plus grande milice formée par l’Iran en 2006 pour attaquer les troupes américaines en Irak. Malgré les efforts pour présenter les UMP financées par le gouvernement comme étant opposées au sectarisme – une UMP est allée jusqu’à produire un dessin animé les présentant comme des défenseurs des chrétiens –, les propos de Khazali étaient clairement sectaires.

Mardi, Khazali est réapparu lors d’une réunion de réconciliation avec l’un de ses principaux rivaux, le puissant ecclésiastique Moqtada al-Sadr.

Des conditions de recrutement facilitées

L’historique des attaques menées par des milices chiites au cours du mandat de Premier ministre de Nouri al-Maliki et ses efforts systématiques visant à éliminer les dirigeants sunnites du pouvoir ont été le principal racoleur de l’État islamique.

Mais ces attaques et la domination des milices ont continué sous son successeur Haïder al-Abadi, qui a promis à plusieurs reprises de partager le pouvoir. Cela a permis à l’État islamique de prendre Mossoul avec une poignée de combattants en 2014. C’était contre les rafidha – terme péjoratif désignant les chiites, signifiant « ceux qui rejettent » – que le chef de l’État islamique al-Baghdadi a offert une « protection » aux sunnites de la province d’Anbar.

La question est de savoir dans quelle mesure Abadi est efficace et si les forces que ces UMP représentent sont plus puissantes qu’Abadi lui-même

Sous pression, Abadi a créé le 5 juin de l’année dernière un comité chargé d’enquêter sur les crimes de la bataille de Falloujah et a annoncé l’arrestation d’un nombre indéterminé de personnes qui avaient commis des « infractions ». Parmi les membres du comité figuraient des membres des UMP et de la police fédérale accusés de ces crimes ; il était donc peu surprenant de voir le gouvernement irakien se montrer réticent à l’idée de fournir des détails à ce sujet à Amnesty.

En public, Abadi et son ministre des Affaires étrangères se sont accrochés à la théorie de la pomme pourrie. Le ministre irakien des Affaires étrangères Ibrahim al-Jaafari, lui-même ancien habitant de Mossoul, a déclaré à Londres plus tôt ce mois-ci : « Je ne nie pas les agissements d’une seule personne ici ou là ou d’un petit groupe de personnes ici ou là. » Mossoul, a-t-il expliqué, serait une opération militaire des forces irakiennes et ne serait pas dirigée par un programme religieux ou sectaire.

Atheel al-Nujaifi, ancien gouverneur de Mossoul qui dirige aujourd’hui la milice sunnite connue sous le nom de Hachd al-Watani, a affirmé que si la milice des Hachd al-Chaabi était déployée à Mossoul et confrontée au choix du camp pour lequel se battre, beaucoup choisiraient l’État islamique.

« Ni le gouvernement irakien, ni les États-Unis, ni les parties membres des organisations [internationales] n’ont fait quoi que ce soit contre l’oppression des sunnites [...] Ils nous contestent même en affirmant que rien n’est fait à l’encontre des sunnites. »

« S’ils ne prennent pas en compte ces questions, il y aura des violences importantes dans les zones sunnites après le départ de l’État islamique. »

Abadi, sous la pression des États-Unis, a répondu en promettant de garder les plus notoires des UMP chiites à l’écart des fronts. Cela a été imposé par le refus des États-Unis de fournir une couverture aérienne lorsque ces unités se sont enlisées sous les tirs de l’État islamique. La question est de savoir dans quelle mesure Abadi est efficace et si les forces que ces UMP représentent sont plus puissantes qu’Abadi lui-même.

Des expulsions massives

La reconquête ne représente que la moitié de l’histoire. La plus grande crainte réside dans le sort de ces villes après que l’État islamique en aura été chassé.

Falloujah n’a pas été de bon augure pour ce qui pourrait encore se produire à Mossoul. Trois mois après sa libération, la ville est vide. Seulement une poignée de familles ont été autorisées à rentrer et certaines d’entre elles sont reparties.

De toute évidence, le nouvel Irak ne se construit pas sur les décombres de ces villes. Un paysage urbain né d’un nettoyage ethnique pourrait émerger à la place

Encore une fois, il pourrait y avoir plusieurs raisons. Dans les villages autour de Mossoul, les combattants kurdes ont trouvé un réseau de tunnels minés utilisés par l’État islamique pour organiser des attentats-suicides derrière les lignes du gouvernement irakien. Les forces gouvernementales irakiennes ont creusé un fossé autour de Falloujah pour empêcher que cela se produise. Trois mois plus tard, le bénéfice du doute commence à s’épuiser.

Si les milices chiites gardent le contrôle de la ville reprise, combien des 300 000 habitants de Falloujah qui sont aujourd’hui déplacés y retourneront ?

De la Méditerranée à Bagdad, de Deraa – où les soulèvements ont commencé en Syrie – à Mossoul, les Arabes sunnites sont expulsés de leurs villes. La majeure partie des habitants de ces terres sont devenus des réfugiés, des exilés ou des déplacés internes. Que ces villes soient entre les mains de Bachar al-Assad, des Russes et des milices soutenues par l’Iran dans le cas d’Alep, ou entre celles des forces gouvernementales irakiennes à Tikrit et Ramadi. Depuis la prise de pouvoir de l’État islamique, 3,3 millions d’Irakiens ont été déplacés. Jusqu’à présent, la grande majorité des habitants de ces villes ne sont pas retournés chez eux.

Au cours des trois dernières semaines, trois villes à la périphérie de Damas – Qudsaya, al-Hameh et maintenant Mouadamiyat al-Cham – assiégées et bombardées par le régime alors même que des entrepôts d’aide humanitaire ne se trouvent qu’à quelques kilomètres, ont été vidées des rebelles et de leurs familles après que des trêves, dont les termes ont été décrits comme étant du type « agenouille-toi ou meurs », ont été acceptées. Ils ont été expédiés à Idlib en autobus et sont peu susceptibles de revenir un jour. En vertu de la trêve signée en août à Daraya, une autre banlieue de Damas longtemps assiégée, même les habitants – 4 000 au total, a-t-on rapporté – devaient être renvoyés de chez eux et emmenés dans des refuges gouvernementaux.

Mossoul abrite une pléthore de groupes ethniques et de minorités religieuses. Outre les Arabes, les Kurdes et les Turkmènes, il y a également des minorités religieuses telles que des chrétiens, des Yézidis, des Shabaks et des Kakaï. La seule façon de faire cesser le conflit en Syrie et en Irak et d’empêcher le monstre État islamique de se reproduire à l’infini est de faire en sorte que Mossoul libérée reflète le même équilibre ethnique et confessionnel que Mossoul avant l’arrivée de l’État islamique. De faire en sorte que tous les Irakiens de quelque confession ou groupe ethnique que ce soit aient accès au pouvoir et à la protection, avec les dirigeants et les politiciens de leur choix.

De toute évidence, le nouvel Irak ne se construit pas sur les décombres de ces villes. Un paysage urbain né d’un nettoyage ethnique pourrait émerger à la place.   

Personne ne sait à quel point l’État islamique est retranché, ni combien de temps la lutte pour regagner Mossoul durera, ni même combien d’innocents devront encore mourir avant que la ville ne soit reprise. Si l’on en juge par l’expérience de la reprise de Tikrit et Falloujah, la vraie bataille pour Mossoul ne commencera que lorsque les combats auront cessé. La reconquête de Mossoul ne déterminera pas l’issue de cette guerre. Mais le repeuplement de Mossoul sera décisif.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des déplacés Irakiens originaires du village de Bajwaniyah, à environ 30 km au sud de Mossoul, qui ont fui les combats dans la région de Mossoul, agitent un drapeau blanc en se rapprochant des forces de sécurité, le 18 octobre 2016, après que ces dernières ont libéré le village du groupe État islamique (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].