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La lutte pour l’est de la Syrie : un nouveau Grand Jeu

Qui remplira le vide laissé par l’État islamique dans l’est du pays ? L’avenir de la Syrie en dépend

Après la reconquête d’Alep en décembre 2016 par le régime syrien qui a ensuite repoussé et acculé les forces rebelles majeures dans Idleb, le vent de la guerre civile syrienne a tourné de manière décisive en faveur du gouvernement. 

Depuis, celui-ci a principalement cherché à consolider son emprise sur l’ouest de la Syrie en assurant le contrôle d’autres zones de l’ouest où subsistent encore des poches substantielles de résistance.

Toute la stratégie repose, d’une part, sur les accords d’évacuation ou de transfert de population avec les rebelles et, d’autre part, sur ces mêmes méthodes de « terre brûlée » qui ont été effectivement employées contre les villages et les villes rebelles au cours des dernières années, avec notamment des frappes nourries de bombes au phosphore et de bombes incendiaires.

Début avril, des membres des forces gouvernementales syriennes marchent près de la ville de Qumhanah, dans la campagne de la province centrale de Hama (AFP)

Au cours du dernier développement de ce genre, le 23 avril, le gouvernement et les forces alliées ont saisi la ville de Halfaya et des villages environnants près de Hama, après plusieurs jours de frappes aériennes russes et syriennes incessantes.

Mais alors que la lutte en Syrie occidentale semble atteindre un équilibre favorable au régime, la bataille pour Raqqa et d’autres zones sous le contrôle du groupe État islamique (EI) dans l’est et le sud du pays vient de passer à la vitesse supérieure.

Compte tenu de l’importance stratégique des provinces de Raqqa et de Deir ez-Zor, pour leur richesse en ressources et de leur proximité géographique avec la Turquie et l’Irak, l’issue de la bataille de l’est et l’identité de ceux qui rempliront le vide laissé par l’EI après son expulsion affecteront de manière significative l’avenir de la Syrie en tant qu’État souverain.

La bataille de Raqqa

Fin mars, dans un geste sans précédent qui a indiqué une plus grande volonté de l'administration Trump de s’impliquer en Syrie, les pilotes de la marine américaine ont acheminé des centaines de combattants arabes et kurdes affiliés aux Forces démocratiques syriennes (FDS) sur les lignes de front des combats contre l’EI près de sa capitale autoproclamée, Raqqa, dans le nord de la Syrie. 

L’objectif de l’opération était « de prendre le contrôle du barrage de Tabqa sur le fleuve Euphrate près du lac Assad, de la ville voisine de Tabqa et d’un aérodrome local ». Cela s’est produit peu de temps après qu’environ 400 Marines ont été envoyés près de Raqqa pour procéder à des frappes d’artillerie sur la ville.

Les membres des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis inspectent le barrage de Tabqa le 27 mars 2017 (AFP)

Quelques semaines plus tard, le 13 avril, lors d’un autre incident rare, dix-huit combattants des FDS ont été tués au cours d’une attaque aérienne menée au sud de leur bastion récemment conquis de Tabqa, dans le nord-est de la Syrie.

Ce n’est toutefois pas la force aérienne turque ou syrienne qui a lancé l’attaque : les victimes ont été causées par une attaque militaire mal ciblée des États-Unis. Selon le commandement central du Pentagone, la bévue aurait pour origine de mauvaises coordonnées fournies par les forces kurdes à l’aviation de la coalition anti-EI.

Certains rapports indiquent que l’État islamique s’efforce essentiellement de déplacer sa capitale de Raqqa vers la ville de Mayadin, plus au sud, dans la province riche en pétrole de Deir ez-Zor, alors que les forces irakiennes de l’autre côté de la frontière s’approchent elles aussi progressivement de la victoire dans leur lutte contre l’EI à Mossoul.

Le rythme plus intensif de ces développements ne peut être considéré comme anodin. Il suggère avant tout que la bataille pour l’est de la Syrie a commencé il y a longtemps, lorsque le régime d’Assad a réussi à remporter la majeure partie de la partie occidentale du pays avec l’assistance vitale de ses alliés, l’Iran et la Russie.

D’ouest en est

La tournure qu’ont pris les événements sur le terrain a sans doute alarmé le gouvernement syrien. Comme je l’ai soutenu récemment, l’attaque chimique de Khan Cheikhoun le 4 avril dernier, qui a fait 89 morts et davantage de blessés, a été une tentative spectaculaire du régime d’Assad de détourner l’attention du front oriental et de gagner du temps pour ses préparatifs logistiques et militaires à l’ouest.

Le gouvernement est distancé par les autres acteurs dans l’est et le nord-est, en particulier les États-Unis et la Turquie

Bien qu’il ait sans doute l’avantage dans l’ouest de la Syrie, le gouvernement est distancé par les autres acteurs dans l’est et le nord-est, en particulier les États-Unis et la Turquie qui poursuivent leur avancée contre l’EI et cherchent à combler le vide qui sera en fin de compte laissé par sa défaite potentielle.

À ce propos, il convient de noter que la base aérienne d’al-Shayrat près de Homs, visée par une pluie de missiles des Marines américains en réponse à l’attaque sur Khan Cheikhoun, était l’une des principales plateformes utilisées par les aviations syrienne et russe pour frapper les positions de l’EI à l’est, y compris autour de Palmyre.

Selon le secrétaire américain à la Défense James Mattis, les frappes contre al-Shayrat ont détruit au total 20 % de la force aérienne syrienne. Immédiatement après – et probablement au grand soulagement d’Assad – cependant, la coalition dirigée par les États-Unis a fortement réduit les frappes aériennes contre l’EI à l’est, craignant de possibles représailles russo-syriennes.

L’assaut surprenant du 25 avril mené par des avions de combat turcs contre les combattants kurdes au nord-est de la Syrie s’imbrique parfaitement dans ce scénario. Ces raids aériens, qui visaient également des cibles kurdes dans la région de Sinjar en Irak, ont tué 28 combattants. La plupart d’entre eux étaient membres des Unités de protection du peuple kurde (YPG), une composante clé des FDS qui combattent l’EI en Syrie.

Tout en nuisant aux intérêts stratégiques de Washington – l’allié principal d’Ankara au sein de l’OTAN – sur le théâtre syrien, les actions militaires turques contre les Kurdes syriens sont évidemment destinées à leur nier l’opportunité de se tailler un territoire autonome dans l’est et le nord-est de la Syrie.

Elles représentent également un avertissement brutal à l’attention des États-Unis – en leur qualité de principal soutien de ces forces – qu’une telle éventualité ne saurait être tolérée.

L’avenir de la Syrie

Enfin, ces événements coïncident avec une annonce surprise faite le 17 avril dernier par le commandant des forces terrestres de l’armée iranienne, le brigadier-général Kiyoumars Heidari, au sujet du changement de posture de cette dernière, de « défensive » à « offensive ». 

Bien que de nombreux facteurs puissent expliquer les raisons d’un tel changement structurel, y compris l’intensification de la rivalité institutionnelle avec les Gardiens de la révolution ou l’agressivité croissante des politiques américaines et saoudiennes envers l’Iran depuis l’inauguration de Donald Trump, il serait inconscient de ne pas y voir le lien avec les développements sur le terrain en Syrie.

Après tout, pourquoi l’armée régulière d’Iran n’a-t-elle pas adopté une posture plus offensive en 2014-2015, lorsque la menace de l’EI était à son maximum en Syrie et en Irak ? Pourquoi maintenant ?

De fait, la campagne militaire plus vaste dans l’est de la Syrie, y compris la bataille de Raqqa, constitue une lutte multilatérale qui rappelle le Grand Jeu de la fin du XIXe siècle entre les puissances impériales au Moyen-Orient. C’est une campagne dont le destin aura un impact décisif sur le futur statut de l’État syrien, les intérêts géopolitiques des acteurs régionaux et internationaux, et les aspirations politiques des groupes ethniques syriens. 

- Maysam Behravesh est doctorant au Département de sciences politiques de l’Université de Lund et chercheur au Centre d’études du Moyen-Orient (CMES) de l’université. Il a été rédacteur en chef de la revue Asian Politics & Policy publiée par Wiley et assistant éditorial pour le trimestriel Cooperation and Conflict, publié par SAGE. Maysam contribue aussi régulièrement à des médias en langue persane, dont BBC Persian.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un combattant des Unités de protection du peuple kurde (YPG) pose pour une photo au coucher du soleil dans la ville syrienne d’Ain Issi, à environ 50 kilomètres au nord de Raqqa, la capitale autoproclamée du groupe État islamique (EI), pendant des affrontements entre l’EI et les YPG en juillet 2015 (AFP).

Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.

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