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La résolution du problème kurde en Turquie exige l’adoption une nouvelle vision

Vaincre le PKK ne saurait être l’objectif ultime à atteindre en Turquie

Mustafa Ismet (1884-1973) est considéré comme le deuxième personnage le plus important au sein de la République turque. En 1903, il a obtenu son diplôme à l’université militaire ottomane (Ottoman Military College) puis il a rejoint le Comité Union et Progrès (CUP). Il participa aux deux guerres des Balkans et prit la tête des troupes ottomanes sur le front de Beersheba en Palestine et de la bataille de Naplouse (19-25 Septembre 1918) lors la Première Guerre mondiale.

On estime qu’Ismet (appelé plus tard Inonu) et Mustafa Kemal (le futur Ataturk, 1881-1938) se sont liés d’amitié lorsque ce dernier réquisitionna l'armée ottomane en Syrie et en Palestine, pendant les derniers mois de la guerre. Suite à sa défaite à la bataille de Naplouse contre les troupes d'Allenby, Ismet fut transféré au poste de secrétaire général du ministère de la Guerre, où il officia jusqu'à l’occupation de la capitale ottomane par les Britanniques en mars 1920.

Ismet quitta Istanbul pour rejoindre les troupes de la Grande Assemblée nationale, qui lança la guerre d'indépendance sous la direction de Mustafa Kemal, plusieurs mois avant son arrivée à Ankara, où il fut nommé chef d'état-major des troupes de l'Assemblée nationale et commandant du Front de l’Ouest. Peu après, Ismet devint l'un des héros de la guerre d'indépendance, quand il remporta la première victoire d’Ankara lors de la première bataille d’Inonu (9-11 janvier 1921).

Ismet Pacha conduisit les négociations lors du traité d'armistice de Mudanya, puis la délégation d’Ankara pendant les négociations de Lausanne en 1922, qui prirent fin avec la reconnaissance par les Alliés de l'indépendance de la Turquie dans les frontières de ce qui restait du Sultanat ottoman à la veille de la signature par Istanbul de l’armistice de Mudros en automne 1918.

Après la déclaration de la république, Ismet fut à deux reprises choisi pour diriger le gouvernement sous la présidence de Mustafa Kemal. Il reprit une dernière fois la direction du gouvernement suite au coup d'État de 1960 et il est donc considéré comme l'homme politique ayant le plus longtemps servi comme Premier ministre de la République turque.

En 1934, Ismet changea son nom de famille en Inonu, en mémoire de sa première grande victoire. Et en 1938, il fut élu pour succéder à Mustafa Kemal à la présidence de la République. Il continua à servir ainsi son pays jusqu'à la défaite de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP), aux élections de 1950, première élection parlementaire multipartite libre. Ismet Inonu – tant en raison de ses divers postes de ministre que de la longueur de ses fonctions présidentielles – est considéré comme l'un des pères fondateurs de la Turquie moderne et l'un de ses principaux gardiens.

Voilà quelle sorte de République était destinée au départ  à devenir un État – une nation au sens occidental d’État-nation moderne. Les années de sa propre présidence de la République ont sans doute démontré une tendance plus forte à l’extrémisme que celles d’Ataturk, quand il s’agit de consolider les fondements nationalistes turcs de l'État sur le peuple et son territoire et de poursuivre la politique visant à faire de la Turquie un creuset d’intégration.

Le paradoxe c’est que l'État-nation, à la défense duquel Ismet Inonu consacra toute sa vie, reposait davantage sur une nationalité turque imaginaire que sur une réalité raciale et ethnique. Personne n’incarne mieux la construction de l'idée nationaliste turque qu’Ismet Pacha lui-même, qui n'était pas Turc de souche. Bien que les racines ethniques de sa mère, turques ou kurdes, demeurent controversées, il ne fait aucun doute que son père était kurde, issu de Malatya, ville qui décida d'ériger une statue d’Ismet Inonu au centre de sa place principale pour exprimer sa fierté envers l’un de ses fils les plus éminents et honorer ainsi sa mémoire.

Cette question de l'ascendance et de l'identité turque ne s’arrête pas avec Ismet Inonu. Mustafa Bulent Ecevit (1925-2006), qui prit la direction du Parti républicain du peuple après Inonu et dirigea le gouvernement turc à quatre reprises entre 1974 et 2002, est né d'un père d'origine kurde et d'une mère aux racines bosniaques. Turgut Özal (1927-1993), ministre, puis Premier ministre suite au coup d’état de 1980, et enfin président de la République, avait lui aussi des ascendances à la fois kurdes et turques.

Comme l’écrit Michael E Meeker dans le titre de son étude anthropologique de la société le long des côtes de la mer Noire, la Turquie est la «Nation d’un Empire». La nation nationaliste, en revanche, fut inventée par le fondateur de la République au début des années 1920 ; elle fut ensuite imposée de force par l'État à une population aux racines turques, kurdes, circassiennes et arabes, ainsi qu'à un certain nombre d'autres ethnies moins nombreuses.

C’est vrai non seulement pour la Turquie, mais également de la majorité des États du monde arabe et islamique, Irak et Syrie inclus. Le fait est que tous ces peuples sont pluriels ; on serait bien en peine de les ranger dans le modèle d'un État unique et unidimensionnel. Dans tous les États du Moyen-Orient, on retrouve certes la domination d'une communauté ethnique ou religieuse particulière, qu’elle soit arabe, turque ou persane ou encore sunnite (islamique) ; cependant, du fait de l'histoire sociopolitique de ces États et de leur pluralité ethnique et doctrinale, ces peuples ont du mal à coexister avec un système central d’État-nation, d'origine européenne. Il est indubitable que les tempêtes de la révolution arabe, qui ont secoué les villes et villages du Moyen-Orient pendant les cinq dernières années, ont replacé au tout premier plan dans cette région ces interrogations sur la nature de l’État.

Aujourd'hui, la Turquie et ses voisins sont confrontés à une nouvelle phase du conflit entre groupes nationalistes kurdes, en particulier le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), d'une part, et l’État ainsi que la société turcs de l'autre, même dans le cas des sociétés situées dans les zones où existe une majorité kurde. Après plusieurs années de trêve, et malgré les efforts de l’État pour trouver une solution définitive aux problèmes culturels, économiques et politiques des Kurdes et mettre ainsi un terme à la marginalisation de la partie sud-est du pays, le PKK a l’été dernier violé cette trêve.

Pendant les semaines qui ont suivi la violation du cessez-le- feu, il apparut clairement que le PKK s’était compromis dans un processus de tromperie à grande échelle contre l'État et le peuple. Au lieu de retirer les armes et les hommes armés des villes et villages, le PKK avait exploité les années de paix et de tranquillité pour en stocker en encore plus grand nombre. Comme à de nombreuses reprises, les dirigeants du PKK qui tiennent les montagnes de Qandil en Irak ont commis une erreur stratégique en estimant que les élections mitigées de juin 2015 rendrait Ankara plus vulnérables et donc mieux disposée à céder au chantage de leur violence.

Or, le gouvernement d’Ahmet Davutoglu a résisté à la violence du PKK en lui opposant une force d’égale puissance. Le 26 octobre, les dirigeants du PKK dans les montagnes de Qandil ont intensifié leur politique de violence armée contre Ankara en ordonnant aux partisans de leur parti de se retrancher à l'intérieur des villes et districts à majorité kurde et de déclarer leur autonomie.

Des centaines de soldats, policiers et civils ont perdu la vie dans cette série de confrontations, ainsi que des milliers de membres du PKK. Il est évident, en tout cas, que l'État turc a infligé une lourde défaite au PKK. La démonstration la plus cinglante de l'issue de ce cycle de conflits fut infligée le 31 mars : lors de sa visite à Diyarbakir, le Premier ministre turc de l’époque reçut un accueil populaire incroyablement favorable, alors que ces populations sont kurdes, à une écrasante majorité.

Malgré toutes les exagérations autour du problème kurde en Turquie et dans les pays voisins, et bien que certaines superpuissances tentent de jouer la carte kurde pour exercer pressions et chantage sur Ankara, une grande partie des électeurs kurdes votent encore massivement en faveur du Parti de la Justice et du Développement (AKP). C’est le bloc parlementaire du Parti AK qui compte le plus grand nombre de députés kurdes.

Pourtant, une victoire sur le PKK ne saurait constituer l’objectif ultime à atteindre. Le problème du PKK et de l’ensemble des groupes nationalistes radicaux kurdes est qu’ils brandissent au

Moyen-Orient le modèle occidental de l'État comme seule solution au problème kurde. Tout comme les nationalistes radicaux arabes et turcs, les nationalistes kurdes estiment que le modèle idéal de l'État reste l'état version post-Première Guerre mondiale au Moyen-Orient. Or, les citoyens ne cessent de manifester leurs doutes sur la légitimité d’un tel État, et ce presque quotidiennement.

Le PKK se comporte quant à lui comme si la version de l'État post-Première Guerre mondiale incarnait le paradis sur terre et la seule voie de salut. Or, c’est précisément cette idéologie de l’État qu’il convient de combattre jusqu’à en venir à bout. Fondamentalement, et le conflit peut s’éterniser indéfiniment, le problème kurde restera sans solutions tant nous ne construirons un nouvel avenir politique et un régime régional différent, et ce dans l'ensemble du Moyen-Orient.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le 28 septembre 2015 à Bismil, (région de Diyarbakir), un militant armé kurde du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), pointe son arme à l’abri d’une barricade de blocs de béton, visage caché sous un masque et un foulard (AFP).

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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