La Syrie est-elle en train de devenir un État tampon ?
Un État tampon est un État situé entre puissances rivales. Cette définition est géographique : comme son nom l’indique, il sert réellement de tampon, il amortit les chocs. Au XIXe siècle, l’Afghanistan a servi d’État tampon entre la Russie impériale et l’Empire britannique. C’était dans le cadre du fameux « Grand Jeu » entre ces deux empires.
Nous privilégions ici une définition plus large. Nous appelons État tampon un territoire où se répercutent les crises régionales. Au Moyen-Orient, comme l’a souvent rappelé Georges Corm, c’est le Liban qui correspond le mieux à cette définition : les rapports de force régionaux se sont souvent répercutés de manière sanglante sur le sol libanais.
Dans les années 1950, le nassérisme a divisé la classe politique libanaise. Dans les années 1970, c’était au tour de la question palestinienne de la diviser. Après la guerre (1975-1990), qui était davantage une guerre régionale qu’une guerre civile, c’est la puissante Syrie voisine qui a été érigée en puissance tutélaire jusqu’en 2005.
En réalité, notamment à travers le confessionnalisme politique et du fait de la fragmentation du pouvoir, le Liban continue de subir les influences et les pressions des puissances régionales et mondiales : d’un côté, Riyad et Washington ; de l’autre, Damas et Téhéran.
Tandis que le pouvoir était l’enjeu de la guerre entre Damas et ses ennemis, c’est la Syrie elle-même qui est l’enjeu de la « paix »
L’Irak est aussi un exemple actuel d’État tampon. Le pays a connu une influence grandissante de l’Iran depuis la chute du régime baasiste de Saddam Hussein, mais la présence américaine est précisément destinée à endiguer cette influence.
Après huit ans de conflit et malgré la victoire de l’État et de ses alliés (au premier rang desquels la Russie et l’Iran), la Syrie ressemble moins à la puissance régionale qu’elle a été naguère – notamment dans le Liban voisin – qu’au théâtre de nombreux rapports de force. Tandis que le pouvoir était l’enjeu de la guerre entre Damas et ses ennemis, c’est la Syrie elle-même qui est l’enjeu de la « paix ».
La Turquie au nord, Israël au sud et la Russie à la manœuvre
En 1979, et contrairement au mythe de la connivence religieuse entre l’Iran chiite et le clan alaouite au pouvoir, l’alliance entre Téhéran et Damas s’expliquait justement par la situation géopolitique de la Syrie : trois voisins hostiles (Israël, la Turquie et l’Irak de Saddam Hussein) et un conflit armé dans cette chasse gardée qu’était le Liban.
Aujourd’hui, la situation est autrement plus délicate. Grâce à l’aide politique et militaire de Moscou et de Téhéran, la victoire contre les divers groupes rebelles semble évidente, même si la menace terroriste est loin d’être écartée. Néanmoins, malgré la reconquête qui se poursuit, le pouvoir syrien n’a pas repris la main sur l’ensemble du territoire.
Aujourd’hui, la Syrie est dans un entre-deux. Damas a multiplié les victoires contre les groupes rebelles et terroristes et reconquis une grande partie du territoire (environ 70 % de la population vit aujourd’hui sous l’autorité de l’État syrien), mais nous sommes encore loin d’une solution politique pérenne. Dans cet entre-deux s’est installée une espèce de « mille-feuille » conflictuel.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’État syrien n’est pas neutre : il participe pleinement à « l’axe de la résistance »
Au nord du pays, la Turquie exige une zone tampon (ou « zone de sécurité ») large d’une trentaine de kilomètres. Au nord-ouest, le groupe « djihadiste » Hayat Tahrir al-Cham contrôle la région d’Idleb (les rebelles pro-Ankara – islamistes aussi – se retrouvent ainsi en position de faiblesse) et au nord-est, subsiste un quasi-État sous domination kurde et sous protection américaine (en attendant le départ des troupes américaines).
C’est d’ailleurs cette présence kurde des Unités de protection du peuple (YPG), liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), groupe « terroriste » selon Ankara, qui pousse la Turquie à brandir la menace d’une nouvelle offensive militaire de Manbij à l’est de l’Euphrate, après les opérations Bouclier de l’Euphrate (août 2016- mars 2017) et Rameau d’olivier (janvier-mars 2018).
À l’est du pays (et des deux côtés de la frontière syro-irakienne), la menace d’une reconstitution du groupe État islamique (EI) est aussi brandie, notamment dans le cadre de l’annonce du retrait américain.
Au sud, le danger israélien se fait sentir avec une certaine acuité depuis quelques mois. Non seulement les Israéliens exigent aussi une sorte de zone tampon destinée à éloigner la menace iranienne (et des milices proches de Téhéran), mais ils bombardent régulièrement des cibles sur le sol syrien, au-delà du Golan occupé.
Parler d’État tampon pour la Syrie peut sembler excessif. Ce qui définit en général un État tampon, c’est une politique étrangère neutralisée (le Liban « officiel », c’est-à-dire le gouvernement libanais, a manifesté une certaine neutralité vis-à-vis du dossier syrien). Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’État syrien n’est pas neutre : il participe pleinement à « l’axe de la résistance ».
Seulement, tout en accompagnant méthodiquement la reconquête du territoire par l’État syrien, la Russie se charge aussi de contenir ce dernier. Par exemple, c’est la Russie qui empêche actuellement Damas de mener une offensive dans la région d’Idleb dans l’unique but de ménager son partenaire turc. Pour ce qui est de la question israélienne, la Russie entend aussi contenir « l’axe de la résistance » et empêcher toute guerre susceptible d’embraser la Syrie et le Liban. En somme, la Syrie est à bien des égards neutralisée.
L’échelle arabe
Dans ce « mille-feuille » syrien et dans cette Syrie qui a longtemps été le cœur du nationalisme arabe, la question arabe se pose à deux niveaux. À l’échelle du monde arabe, se pose actuellement la question du retour de la Syrie dans la Ligue arabe. Ce retour va dépendre en partie de la position, de moins en moins intransigeante, des monarchies du golfe Persique (notamment l’axe Riyad-Abou Dabi).
À l’échelle de la Syrie, la reprise des relations diplomatiques avec un pays comme les Émirats arabes unis – qui se traduit par la réouverture de l’ambassade – est révélatrice des rivalités entre les pays de l’axe saoudo-émirien (l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn) et les puissances régionales non arabes influentes en Syrie : la Turquie et l’Iran.
Bien que la Syrie ne soit plus la puissance agissante au Liban qu’elle a été dans un passé pas si lointain, il est fort probable que le déblocage de la crise gouvernementale au Liban (la formation d’un gouvernement libanais après plusieurs mois de négociations) résulte de la situation en Syrie.
En effet, les Saoudiens – qui parrainent une partie de la classe politique libanaise – ne souhaitaient probablement pas une reprise de relations normales (nécessitant la formation d’un gouvernement) entre Beyrouth et Damas avant une reprise des relations diplomatiques entre la Syrie et certains pays du Golfe.
Ils ne voulaient évidemment pas que certains gestes amicaux (une visite officielle du président Michel Aoun, par exemple) donnent l’illusion d’un axe Damas-Beyrouth et renforcent le Hezbollah, principal allié de Damas au Liban.
En définitive, alors que certains observateurs parlent d’un « axe » ou d’un « corridor » iranien qui traverserait l’Irak, la Syrie et le Liban, ces trois pays risquent de former un « axe tampon » (« arabe » et non « iranien ») où se répercuteront les grands bras de fer régionaux.
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