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Retrait américain de Syrie : le risque d’une renaissance de l’État islamique

La Russie et l’Iran, principaux bénéficiaires de la récente décision du président américain Donald Trump, doivent veiller à ce que le vide laissé par le retrait des troupes américaines de Syrie ne donne pas un nouveau souffle à l’EI

La décision du président américain Donald Trump de retirer ses troupes de Syrie a pris tout le monde au dépourvu, y compris ses principaux conseillers. Jusqu’à présent, elle a entraîné deux démissions : celle du secrétaire à la Défense Jim Mattis et celle de l’envoyé spécial américain pour la coalition anti-État islamique (EI) Brett McGurk.

Il est à déplorer que ces deux responsables aient décidé de se démettre de leurs fonctions suite à la première bonne décision prise par Trump sur le Moyen-Orient depuis son élection il y a deux ans.

Cette décision est également cohérente avec le programme électoral du président, qui promettait de mettre fin à la dépendance des États-Unis aux guerres sans fin dans la région. Une tendance apparemment confirmée par la décision de réduire de moitié la présence militaire américaine en Afghanistan.

Trump l’emporte

Cette décision contraste toutefois avec les récentes déclarations d’un certain nombre de responsables américains, dont le secrétaire d’État Mike Pompeo et le conseiller à la sécurité nationale John Bolton, selon lesquels la présence militaire américaine en Syrie doit perdurer tant que l’Iran restera dans le pays.

La décision de Trump indique qu’il n’est plus d’accord – s’il l’a jamais été – avec cette politique. Son opposition instinctive aux engagements militaires prolongés et excessifs à l’étranger et la réalisation des attentes de ses électeurs ont prévalu sur le processus interinstitutionnel de Washington, si cher à l’establishment politico-militaire.

Les troupes américaines en Syrie étaient trop peu nombreuses pour changer quoi que ce soit sur le terrain, tout en étant trop nombreuses en tant que cibles d’éventuelles forces hostiles

La présence militaire américaine en Syrie, bien que dépourvue de bases juridiques solides, avait été initialement définie dans le cadre de la guerre légitime contre l’État islamique (EI). Passer de l’objectif de la lutte contre l’EI à la lutte contre la présence de l’Iran en Syrie a été pour le moins surprenant.

Ce changement est apparu insoutenable dès le début, et ce pour diverses raisons.

Deux mille soldats américains dans un environnement vaste et hostile comme le nord-est de la Syrie n’auraient pas pu affecter la coopération solide et de long terme entre la Syrie et l’Iran. La présence de ces troupes n’était pas non plus assez importante pour freiner la volonté commune des Turcs, Syriens et Irakiens de mettre un terme aux aspirations à l’indépendance des Kurdes.

La possibilité de « dommages collatéraux » liés à une éventuelle attaque turque contre les Unités de protection du peuple kurdes (YPG) soutenues par les États-Unis pourrait avoir accélérer la décision de Donald Trump de quitter la Syrie.  

En fin de compte, les troupes américaines en Syrie étaient trop peu nombreuses pour changer quoi que ce soit sur le terrain, tout en étant trop nombreuses en tant que cibles d’éventuelles forces hostiles. Ce pourrait être une coïncidence, mais immédiatement après la décision des États-Unis, la Turquie a mis en attente son intention déclarée d’attaquer les YPG dans le nord-est de la Syrie.

De nombreux perdants

L’annonce de Trump a fait plusieurs gagnants et perdants. L’establishment politique et sécuritaire américain peut être compté parmi ces derniers. Tant les interventionnistes libéraux que les néoconservateurs ont exprimé leur vive déception et leur colère face à la décision de Trump.

Une victoire incomplète d’Assad aurait entraîné une souveraineté paralysée et donc constamment soumise au chantage occidental. Cette stratégie a désormais échoué

Les premiers estiment que leur projet politique visant à maintenir la pression sur le président syrien Bachar al-Assad a été davantage affaibli par cette décision.

En fait, les interventionnistes libéraux espéraient empêcher Assad de remporter une victoire complète. La présence militaire américaine était considérée comme essentielle pour renforcer l’enclave kurde dans le nord-est de la Syrie, poumon agricole et énergétique du pays, et empêcher ainsi le gouvernement syrien d’utiliser ses propres ressources lors du processus de reconstruction.

Donald Trump, Nikki Haley, Mike Pompeo et John Bolton, en septembre 2018 (AFP)

Une victoire incomplète d’Assad aurait entraîné une souveraineté paralysée et donc constamment soumise au chantage occidental. Cette stratégie a désormais échoué.

Quant aux néo-conservateurs, s’ils partageaient les objectifs susmentionnés, ils espéraient également continuer à utiliser le territoire syrien pour maintenir une pression forte sur l’Iran. Bien sûr, les deux objectifs peuvent toujours être poursuivis, mais il convient de se demander avec quelle efficacité, compte tenu de la disparition prochaine de l’effet dissuasif que représentaient les troupes américaines sur le terrain en Syrie.

Le retrait américain de Syrie prive le Premier ministre Benyamin Netanyahou d’un atout qui, s’il avait été attaqué, aurait également pu lui être utile pour déclencher une escalade entre les États-Unis et l’Iran

Israël fait également partie des perdants. Il a toujours partagé – si ce n’est inspiré – le projet des néo-conservateurs de faire pression sur l’Iran en Syrie. Le retrait américain de Syrie prive le Premier ministre Benyamin Netanyahou d’un atout qui, s’il avait été attaqué, aurait également pu lui être utile pour déclencher une escalade entre les États-Unis et l’Iran.

Enfin, le peuple kurde a de nouveau le sentiment que sa cause a été trahie. Les Kurdes syriens, en particulier, pourraient bientôt partager la même frustration que celle qui a affecté leurs frères irakiens après la reprise de Kirkouk par les forces irakiennes et la réduction de la superficie de la région du Kurdistan irakien, il y a un peu moins d’un an et demi.

Le véritable test

À l’opposé, la Syrie, l’Iran, la Russie et la Turquie apparaissent comme des bénéficiaires de la décision de Trump.

La Russie se rapproche ainsi de son objectif d’expulser les États-Unis du Moyen-Orient, renforçant la sécurité de son front méridional tandis que les équilibres géopolitiques mondiaux commencent à tourner en faveur de la coopération russo-chinoise dans le cadre de la Nouvelle route de la soie, qui voit au Moyen-Orient son ventre mou.

Une combattante des Unités de protection des femmes kurdes (YPJ) assiste aux funérailles d’un combattant arabe des Forces démocratiques syriennes (SDF) dans la ville de Tal Tamr, au nord-est de la Syrie, le 21 décembre 2018 (AFP)

La Turquie est, pour sa part, habilement parvenue à passer de son précédent statut de perdant dans la crise syrienne (elle défendait avec ferveur le renversement d’Assad) à celui de vainqueur, exploitant l’affaiblissement de la cause kurde le long de ses frontières méridionales.

Le principal défi sera d’empêcher la renaissance de l’EI et de combler le vide laissé par le retrait américain. Il incombe à la Russie comme à l’Iran, en particulier, de veiller à ce que le comblement de ce vide ne déclenche pas une nouvelle opposition turco-syrienne

La survie d’Assad a été renforcée et s’est accompagnée d’une augmentation des appels du pied des pays arabes. À moyen terme, le gouvernement de Bachar al-Assad pourrait également aspirer à recouvrer – si la Turquie le permet – sa souveraineté sur l’ensemble du territoire syrien.

Enfin, les dirigeants de la République islamique d’Iran ont neutralisé la tentative occidentale de transformer le conflit syrien en son propre Afghanistan.

Dans les mois à venir, le véritable test pour les « gagnants » consistera à gérer avec intelligence leur succès. Une confiance excessive et le désir de trop gagner pourraient être des erreurs majeures.

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Le principal défi sera d’empêcher la renaissance de l’EI et de combler le vide laissé par le retrait américain. Il incombe à la Russie comme à l’Iran, en particulier, de veiller à ce que le comblement de ce vide ne déclenche pas une nouvelle opposition turco-syrienne.

Bien que selon des estimations, l’EI ne contrôle plus que 1 % du territoire qu’il avait conquis, l’histoire nous enseigne que les capacités de ce genre de groupes peuvent être largement et facilement sous-estimées, avec des conséquences catastrophiques. Il faut éviter que cela se produise.

Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : forces américaines accompagnées par des combattants des Unités de protection du peuple (YPG) à bord de véhicules blindés près du village syrien de Darbasiyah, au nord de la Syrie (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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