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Pourquoi l’opération militaire turque à l’est de l’Euphrate pourrait remodeler la région

La formation d’un mini-État contrôlé par les YPG dans le nord-est de la Syrie serait un cauchemar pour la sécurité et la politique étrangère d’Ankara

Le terme de « ligne rouge » est devenu monnaie courante dans la rhétorique des dirigeants mondiaux pour faire référence à des agissements ou à des politiques inacceptables. 

Pour la Turquie, la présence des Unités de protection du peuple (YPG) le long de sa frontière avec la Syrie est une question de sécurité nationale empreinte de la plus vive nuance de pourpre.

Tandis que les États-Unis considèrent les YPG comme l’épine dorsale de leur partenaire de coalition, les Forces démocratiques syriennes (FDS), la Turquie les considère comme la branche syrienne des séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé par Washington et Ankara en tant que groupe terroriste.

La Turquie mène depuis quatre décennies une guerre nationale contre le terrorisme visant le PKK. Plus de 40 000 personnes ont été tuées au cours de ce conflit. Aujourd’hui, après plusieurs mois de préoccupations sécuritaires adressées à son homologue américain, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a finalement annoncé que les préparatifs étaient terminés en vue d’une opération militaire contre les YPG à l’est de l’Euphrate. 

Un vide de pouvoir

La Turquie s’est toujours méfiée de l’évolution de la situation le long de ses frontières, où elle surveille de près le PKK et ses filiales. La formation d’un mini-État contrôlé par les YPG dans le nord-est de la Syrie serait un cauchemar pour la sécurité et la politique étrangère d’Ankara. 

Mais les Turcs sont-ils simplement paranoïaques ou ont-ils des raisons d’être inquiets ? Les vides de pouvoir ont tendance à créer des situations idéales pour l’épanouissement d’acteurs non étatiques. Les conditions observées dans la Syrie d’aujourd’hui rappellent ce qui s’est passé dans le nord de l’Irak à la fin des années 1990 et au début des années 2000, une situation qui a donné lieu à la reconnaissance d’une région autonome dirigée par le Gouvernement régional du Kurdistan en 2005. 

Les YPG […] continuent d’adhérer à l’idéologie du fondateur du groupe terroriste Abdullah Öcalan et pourraient ainsi bientôt se retrouver dans la ligne de mire de l’armée turque

Il est possible d’établir des comparaisons étroites entre la « zone d’exclusion aérienne » de 1991 dans le nord de l’Irak – qui a permis aux peshmergas kurdes de s’établir dans la région – et la ligne de désescalade instaurée dans le nord-est de la Syrie, qui a offert aux YPG l’occasion de s’installer dans la région. Comme les peshmergas, les YPG ont été formés et équipés par les États-Unis en tant que forces intermédiaires pour lutter respectivement contre Saddam Hussein et l’État islamique. 

Cependant, les Kurdes du nord de l’Irak ont réussi à obtenir l’autonomie diplomatique sans susciter une vive réaction turque, en parvenant à se distancier du PKK et en devenant même un partenaire commercial important pour Ankara. Mais les YPG, que de nombreux responsables américains considèrent comme une émanation syrienne du PKK, continuent d’adhérer à l’idéologie du fondateur du groupe terroriste Abdullah Öcalan et pourraient ainsi bientôt se retrouver dans la ligne de mire de l’armée turque.

Une feuille de route dans l’impasse ?

Plus tôt cette année, les États-Unis et la Turquie, alliés au sein de l’OTAN, ont convenu d’une feuille de route pour répondre aux préoccupations turques en matière de sécurité liées à la présence des YPG à l’ouest de l’Euphrate, dans la ville de Manbij. L’accord a offert à Ankara l’espoir d’une solution diplomatique à ses problèmes, qui pourrait éventuellement être reproduite à l’est du fleuve pour éviter une opération militaire. 

Cependant, les retards constants dans la mise en œuvre des patrouilles conjointes turco-américaines prévues par l’accord, ainsi que la poursuite de la présence des YPG à Manbij et l’annonce de la mise en place par Washington de postes d’observation le long de la frontière turco-syrienne, ont incité plusieurs membres de l’administration Erdoğan à croire que cette feuille de route menait à une impasse. 

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan pose avec le président américain Donald Trump lors du sommet du G20 à Buenos Aires, le 1er décembre (Service de presse du président turc/AFP)

Une autre raison qui a poussé la Turquie à retarder son incursion dans le nord-est de la Syrie est le fait que les YPG, en tant que composante clé des Forces démocratiques syriennes (SDF), combattait l’État islamique et qu’Ankara ne souhaitait pas entraver les efforts déployés par la coalition américaine pour neutraliser l’organisation terroriste.

Mais aujourd’hui, alors que l’espoir de réussite de la collaboration américano-turque à Manbij s’effrite et que le président américain Donald Trump proclame la défaite de l’État islamique, Ankara estime qu’il est temps de s’attaquer à la question de sécurité la plus pressante à ses yeux.  

La coopération des États-Unis avec les YPG en Syrie est une décision qui remonte à l’administration Obama. Au fil des ans, Washington a lourdement investi dans l’équipement et la formation du groupe, qui est devenu un pilier de la campagne américaine contre l’État islamique. Via de récentes déclarations, des responsables américains signalent également une intention de faire des FDS une force visant à contenir les milices chiites soutenues par l’Iran et opérant en Syrie. 

Le scénario catastrophe

Aujourd’hui, en cas de conflit entre son allié au sein de l’OTAN et son partenaire dans la coalition en Syrie, la Maison-Blanche sera confrontée à une décision difficile en matière de politique étrangère. Trump se rangera-t-il du côté d’Erdoğan et laissera-t-il la Turquie neutraliser des éléments qu’elle considère comme une menace pour sa sécurité, ou protégera-t-il les YPG et créera-t-il un obstacle énorme pour la Turquie qui pourrait entraîner une rupture irréversible des relations bilatérales ?

Erdoğan a lancé le compte à rebours et la balle est désormais dans le camp de Trump : la réponse de Washington pourrait façonner non seulement l’avenir des relations américano-turques, mais aussi la composition territoriale et la démographie de la région pour plusieurs décennies

Lundi, Erdoğan a laissé entendre que Trump était plus réceptif aux projets turcs de déplacement à l’est de l’Euphrate qu’à ceux de son propre département américain de la Défense. « Nous avons officiellement annoncé que nous lancerions une opération militaire à l’est de l’Euphrate », a déclaré Erdoğan lors d’un discours prononcé dans la province centrale de Konya. « Nous en avons discuté avec M. Trump et il nous a donné une réponse positive. »

La présence américaine dans la région représente également des difficultés pour la Turquie. Avec environ 2 000 soldats américains et 20 bases militaires dans la région, une opération militaire de grande ampleur risque de provoquer une confrontation accidentelle entre les troupes américaines et turques, un scénario catastrophe que Washington et Ankara veulent éviter à tout prix. 

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La Turquie devra également faire face à un contingent des YPG beaucoup plus grand que lors de sa précédente opération militaire à Afrin, avec environ 40 000 combattants dans la région. Mais lorsqu’il est question de la sécurité nationale de la Turquie, l’idée de voir le PKK et ses filiales établir un bastion le long de ses frontières a toujours été une ligne rouge. 

Erdoğan a lancé le compte à rebours et la balle est désormais dans le camp de Trump : la réponse de Washington pourrait façonner non seulement l’avenir des relations américano-turques, mais aussi la composition territoriale et la démographie de la région pour plusieurs décennies.

Yusuf Erim est un analyste spécialiste des affaires turques pour la chaîne TRT World. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @YusufErim79

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : forces turques aperçues dans un convoi près de la ville de Saraqeb, dans le nord de la Syrie, le 29 août 2018 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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