Retrait des forces américaines en Syrie : une décision aux multiples conséquences
« Nous avons vaincu le groupe État islamique en Syrie, la seule raison pour moi pour laquelle nous étions présents pendant la présidence Trump. » C’est par ce tweet que le président américain a annoncé hier le retrait à venir des forces américaines de Syrie, confirmant des informations publiées un peu plus tôt dans la presse américaine.
Active sur le terrain aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS, dominées par les forces kurdes) depuis 2015 dans un contexte d’expansion territoriale de l’organisation État islamique (EI), l’administration américaine procède ainsi à un changement de cap inattendu, y compris au sein de son propre camp : s’il était clair que ce retrait devait intervenir tôt ou tard, ce sont les conditions de ce revirement de situation qui questionnent la stratégie américaine.
Une communication téléphonique décisive entre Trump et Erdoğan
Selon une source officielle citée par Reuters sous couvert d’anonymat, la décision de Donald Trump semble intervenir à l’issue d’une communication téléphonique décisive avec son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan.
Ce dernier, farouchement hostile au projet kurde porté par le Parti de l’union démocratique (PYD) au nord de la Syrie, est depuis plusieurs mois entré de plein pied dans le conflit syrien. Les troupes turques, appuyées sur le terrain par des supplétifs se revendiquant de l’Armée syrienne libre, se sont fait une place au cœur du chaos syrien, transformant de facto Ankara en un acteur désormais incontournable.
Ce retrait est donc une double opportunité pour la Turquie : en plus de permettre une attaque frontale de sa bête noire kurde sur le sol syrien, c’est également l’occasion pour Erdoğan d’accroître son influence sur la scène internationale.
Alors que les relations américano-turques semblaient échaudées – en particulier par le soutien américain aux forces kurdes –, il semble que cette décision s’inscrive dans le cadre d’un réchauffement entre Ankara et Washington.
Un revirement de situation qui va néanmoins à l’encontre de la stratégie américaine en Syrie, et qui est loin de faire l’unanimité : pour le sénateur républicain Lindsey Graham, « l’EI n’a été vaincu ni en Syrie, ni en Irak, ni en Afghanistan ». Et retirer les forces américaines serait une « erreur monumentale à la Obama ».
Les cantons kurdes en danger ?
Les Kurdes, déjà lâchés par la Russie dans le canton d’Afrin au mois de janvier dernier, font maintenant face à un risque imminent d’intervention turque. Alors que dans cette enclave, de nombreux observateurs ont fait état d’un nettoyage ethnique, l’inquiétude est grande pour les Forces démocratiques syriennes à l’est de l’Euphrate, dans les cantons de Kobané et de Cezire.
« Cela induit d’abandonner les Forces démocratiques syriennes, ce qui n’est pas sans impact sur la crédibilité américaine dans la région et dans le monde »
- Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po Paris
Dans un communiqué publié ce jeudi, les FSD condamnent vivement la décision américaine, qui aura selon eux une incidence négative sur la lutte face à l’organisation État islamique : « La décision de se retirer sapera directement les efforts de la bataille finale pour vaincre les terroristes et aura de graves conséquences pour la stabilité et la paix dans le monde ».
Du côté turc, le ministre de l’intérieur Hulusi Akar, en visite aujourd’hui à Doha, s’est montré particulièrement menaçant, affirmant « que les militants kurdes à l’est de l’Euphrate en Syrie seront enterrés dans leurs fossés le moment venu ».
Pour les Kurdes, cette décision a donc un goût de trahison, d’autant qu’il semble que ces derniers aient été informés du retrait de leurs alliés… via les menaces turques.
Pour Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Sciences Po Paris, ce retrait revêt une valeur symbolique : « Cela induit d’abandonner les Forces démocratiques syriennes, ce qui n’est pas sans impact sur la crédibilité américaine dans la région et dans le monde ».
Quel avenir pour la Syrie ?
Pour ce spécialiste des conflits moyen-orientaux, l’initiative de Donald Trump n’est pas pour autant irrationnelle : « Il est certain que d’être impliqué militairement, dans cette longue guerre, contre des éléments clandestins de l’EI n’est pas nécessairement une bonne idée : cela fixe le combat, nourrit l’argumentaire de l’organisation, amoindrit l’autosuffisance de la gouvernance locale en plus d’être coûteux financièrement », explique-t-il à MEE.
« Sur le plan géopolitique, il ne s’agit pas seulement d’un scénario de rêve pour l’organisation État islamique, c’est le cas également pour la Russie, l’Iran et le régime d’Assad, qui bénéficieront tous substantiellement du retrait américain de la Syrie »
- Charles Lister, chercheur au Middle East Institute
Pour autant, il semble que l’EI soit loin d’être vaincu : « Certes, le territoire que l’organisation avait conquis a été repris, mais sa présence en clandestinité est très importante, dans les régions de Deir ez-Zor ou de Raqqa, mais aussi en Irak, notamment dans les régions de Diyala et Kirkouk », rapporte-t-il.
Bien au-delà de la question de la lutte anti-terroriste, les intérêts de la présence américaine en Syrie sont plus larges, puisque l’administration américaine avait également pour objectif de contrer l’expansionnisme iranien au Moyen-Orient. Cette décision est donc d’autant plus surprenante qu’elle semble renforcer l’axe Damas-Téhéran-Moscou.
Pour Charles Lister, chercheur au Middle East Institute, les conséquences risquent d’être lourdes : « Sur le plan géopolitique, il ne s’agit pas seulement d’un scénario de rêve pour l’organisation État islamique, c’est le cas également pour la Russie, l’Iran et le régime d’Assad, qui bénéficieront tous substantiellement du retrait américain de la Syrie », a-t-il déclaré à MEE.
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Tandis que les chancelleries européennes semblent déstabilisées par cette décision – en premier lieu la France et la Grande Bretagne –, la Russie voit de son côté une « perspective en vue d’un règlement politique du conflit » et une « décision juste ».
Si les contours de cette décision sont pour l’heure encore mal définis, c’est désormais l’avenir du conflit syrien – et peut-être sa prolongation – qui pourrait se jouer. Le destin de dizaines de milliers de civils dans le nord du pays également, puisqu’ils risquent, à court terme, de se retrouver pris en étau entre une possible réorganisation des forces de l’organisation État islamique, les forces turques, et celles du régime de Bachar al-Assad.
Photo : des troupes américaines patrouillent en Syrie (AFP).
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