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La tragédie du hadj s’étend au-delà de la politique sectaire

Cette catastrophe s’ajoute à une longue liste d’événements qui montre comment les dirigeants musulmans violent les enseignements islamiques relatifs au caractère sacré de la vie humaine

Le pèlerinage annuel, appelé le hadj, signifie beaucoup de choses : c’est un devoir religieux que chaque musulman adulte doit effectuer au moins une fois dans sa vie s’il en est capable ; c’est l’un des cinq piliers de l’islam ; c’est un creuset de toutes les nations unies par la religion ; c’est impressionnant et épuisant. C’est également un baromètre de l’oumma (la communauté musulmane mondiale), il offre l’occasion de mesurer son pouls, son humeur, son état de santé.

À en juger par la tragédie de la semaine dernière, dans laquelle des pèlerins ont été écrasés à mort quand deux vagues ont convergé sur une route étroite avant d’effectuer un rite important connu sous le nom de jamarat ou lapidation de Satan, la communauté musulmane n’est pas en grande forme.

Le bilan des victimes fait en ce moment l’objet d’âpres controverses. La chaîne iranienne Press TV a publié des articles affirmant que plus de 4 000 pèlerins avaient été tués. Les autorités indiennes et pakistanaises ont affirmé que des Saoudiens avaient déclaré aux diplomates étrangers que plus de 1 000 personnes avaient été tuées, tandis que Ryad a porté le bilan à 769 victimes, bien que ce chiffre soit à la hausse.

Le guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei, a exigé des excuses de la famille royale saoudienne. Le président Hassan Rohani a demandé une enquête de l’ONU et le procureur général Sayed Ibrahim Raisi a déclaré à la télévision d’État que l’Iran poursuivrait la famille royale saoudienne pour ses « crimes » devant « les tribunaux internationaux ».

À son tour, l’Arabie Saoudite a pointé du doigt le rôle qu’un groupe de pèlerins iraniens aurait joué dans la catastrophe. Asharq al-Awsat a cité un responsable saoudien qui a travaillé en liaison avec la mission iranienne du hadj. Il a affirmé que les 300 pèlerins iraniens ne se sont pas arrêtés aux tentes qui leur avaient été assignées jeudi matin. Pas plus qu’ils n’ont respecté les horaires fixés pour chaque groupe. Il a affirmé que les pèlerins iraniens se sont dirigés droit vers la rue 204 dans le sens opposé au flot principal de pèlerins, provoquant l’écrasement. Au moins 140 Iraniens comptent parmi les victimes.

Les conflits entre l’Iran et l’Arabie saoudite relatifs au pèlerinage annuel sont anciens : ils remontent à l’époque où Mohammed ben Abdelwahhab a entrepris la destruction de lieux saints vénérés par les chiites, poursuivie par le roi Abdelaziz Ibn Saoud. À plusieurs reprises, la participation iranienne au hadj a été suspendue, notamment après un incident en 1987, lorsque plus de 400 pèlerins sont morts dans des affrontements avec la police saoudienne qui ont été présentés comme une émeute par les uns ou un massacre par les autres.

L’entretien des lieux saints de l’islam demeure une source de légitimité pour la maison des Saoud, contestée par son voisin iranien. Il s’agissait cette année du premier hadj supervisé par le nouveau prince héritier, Mohammed ben Nayef, et c’était un test pour le nouveau régime, sous le règne du roi Salmane. Ce qui s’est produit pendant le hadj est très sensible sur le plan politique dans le royaume.

En outre, les sentiments sectaires sont forts. À tel point qu’en l’espace d’un an, les deux puissances régionales que sont l’Arabie saoudite et l’Iran se sont opposées dans trois conflits par procuration au Yémen, en Irak et en Syrie.

Il existe, cependant, des explications plus simples et locales à ce qui est arrivé la semaine dernière en dehors de la Mecque, explications qui défient la logique tentante de la politique sectaire.

Comment cela s’est passé

Le récit qui suit se base sur les déclarations d’un pèlerin sunnite britannique qui est passé dans ces rues étroites juste avant la cohue et a seulement eu connaissance de ce qui était arrivé quand son portable fut inondé de messages provenant de ses amis lui demandant si tout allait bien.

Les problèmes de déplacement des 1,4 million de pèlerins officiellement recensés ont commencé bien avant le jour de la tragédie. Il y avait de longues files d’attente à l’aéroport de Jeddah. Certains ont dû attendre neuf heures – plus que la durée de leur vol – rien que pour passer le poste de contrôle des passeports. Les seuls guides présents étaient des gardes de sécurité, appartenant à la Garde nationale de sécurité ou à l’armée. Il n’y avait aucun centre civil d’information et personne parlant autre chose que l’arabe pour guider la foule multilingue ou pour répondre à ses questions.

Le hadj est un cauchemar logistique, mais des foules deux fois plus nombreuses ont été gérées sans incident. Un guide qui organise des pèlerinages depuis 25 ans a déclaré : « C’est l’un des pires que j’ai vus ».

Le rituel prescrit des délais précis pour les différentes étapes du voyage des pèlerins : ces derniers doivent se situer dans les limites de la bonne zone pour chaque rituel. Au huitième jour de Dhou al-hijja (le calendrier arabe), les pèlerins doivent se rassembler à Mina, à 8 kilomètres de La Mecque ; au matin du neuvième jour, ils parcourent encore une vingtaine de kilomètres jusqu’à Arafat et y restent jusqu’au coucher du soleil ; puis ils se rendent à Muzdalifah d’où ils progressent vers Jamarat entre minuit et le lever du soleil du dixième jour, c’est-à-dire le jour de l’Aïd.

Ce sont les deux jours les plus chargés : le déplacement de plus d’un million de pèlerins dépend des bus et d’une nouvelle ligne de métro, dans le cadre du projet de métro reliant les lieux saints, dont la construction a coûté six milliards d’euros. Jeudi dernier, ces deux moyens de transport ont failli.

« Je suis l’un des plus chanceux du premier groupe qui a tenté de se rendre de Muzdalifah à Jamarat », a déclaré le pèlerin britannique. « J’ai attendu sur le quai pendant trois heures et demie, des personnes âgées s’évanouissaient autour de moi. Nous avons vu des trains vides aller et venir, sans raison apparente. Aucune information ne nous a été fournie, seuls des messages nous annonçant que certains des trains n’étaient pas destinés à notre usage, mais réservés au personnel de la société qui gère les trains. »

À 7 h du matin mercredi, le service de train a pratiquement cessé totalement. La cohue aux portes était telle que 204 pèlerins se sont évanouis ou ont eu besoin d’un traitement médical. Au niveau des bus, c’était pire encore. Ils n’ont pas réussi à quitter Arafat avant 4 h jeudi, soit avec dix heures de retard.

Par conséquent, de nombreux pèlerins ont entrepris de marcher – le retour à La Mecque leur a pris neuf heures sous des températures de plus de 40 °C.

Sur le lieu de la tragédie, deux vagues de pèlerins, l’une venant de Mina et l’autre traversant la ville, sont entrées en collision avec un autre groupe de pèlerins arrivant en sens inverse. Les agents de sécurité privés présents autour des campements de tentes de pèlerins à cette jonction ont d’abord refusé d’ouvrir les portes pour soulager la pression sur la route. En quelques secondes, le goulot d’étranglement s’est transformé en bousculade.

Le chaos a persisté bien après l’écrasement. Des pèlerins ont marché pendant des heures dans la chaleur pour prendre des taxis et retourner dans leurs résidences à Mina ou dans la périphérie de La Mecque. Les autorités ont fermé les routes autour de la mosquée sacrée dans un périmètre de 6 kilomètres dans certaines directions.

Les horreurs du métro de La Mecque sont notoires, mais en Arabie saoudite aujourd’hui, en parler sur Twitter reste un crime. L’année dernière, Mohammed al-Arifi, un prédicateur TV qui a 12 millions d’abonnés sur Twitter, a été condamné à 40 jours de prison pour avoir tweeté que le métro des lieux saints était « l’un des pires au monde ».

La morale de cette histoire ?

Au-delà de ce qu’il représente, le hadj possède un message social important.

De par la tenue que portent les pèlerins, les foules qu’il attire, le hadj est l’un des grands niveleurs de la vie. Riches et pauvres, chiites ou sunnites, de l’ouest ou de l’est, d’Asie ou d’Afrique, des millions de pèlerins arrivent au même moment et dans la même tenue pour effectuer ensemble le même rituel. Quand le Prophète a effectué le hadj, il l’a fait en tant qu’individu, sans agents de sécurité. Ce message est un anathème pour l’État arabe ou iranien d’aujourd’hui, où l’État n’existe que pour servir son élite dirigeante et où la sécurité est réservée aux riches.

Cependant, il y a une leçon profonde à tirer. Une des questions soulevées par cette tragédie est la valeur qu’accordent les dirigeants musulmans à la vie des hommes ordinaires.

Celle-ci n’est nulle part violée de manière aussi systématique et aussi brutale que dans les pays musulmans – qu’il s’agisse des bombes-barils que Bachar al-Assad largue sur les villes et les villages syriens (avec le soutien actif de l’Iran), des massacres par l’armée égyptienne de manifestants non armés dans les rues du Caire (avec le financement de l’Arabie saoudite) ou des milliers de réfugiés qui embarquent dans des canots en Méditerranée, et se noient.

Le hadj n’est qu’un autre événement qui vient s’ajouter à une très longue liste de tragédies. L’Arabie saoudite et l’Iran sont très différents, mais tous deux prétendent tirer leur légitimité de l’islam lui-même. Chacun s’accroche à un récit différent, mais tous deux s’accordent sur le rôle central et l’observance rigoureuse des préceptes du prophète de l’islam, Mohammed. Et tous deux ignorent son principal enseignement.

Il y a quatorze siècles, il a enseigné à ses disciples que le caractère sacré d’une seule vie humaine est pour Dieu beaucoup plus grand que la démolition de la Kaaba elle-même. L’enseignement du caractère sacré de la vie humaine est autant un principe islamique qu’universel.

Ni l’Arabie saoudite ni l’Iran, dont les gouvernements se font la guerre, ne sont assez matures pour exploiter le potentiel de leur peuple, et cela se manifeste distinctement dans leur traitement des pèlerins, dont ils prétendent protéger l’acte de vénération. La tutelle des deux saintes mosquées n’est qu’une source de légitimité, au lieu d’être un devoir ou un gage de responsabilité.

C’est seulement lorsque cette légitimité sera acquise par des élections libres, lorsque les citoyens auront des droits, et les hôtes plus encore, lorsque les portefeuilles ministériels seront attribués au mérite, plutôt que transmis des princes à leurs héritiers comme des biens et effets, que les problèmes du hadj seront traités.

David Hearst est le rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des pèlerins lapident Satan dans le cadre du pèlerinage islamique annuel du hadj au troisième jour de l’Aïd al-Adha à La Mecque (Arabie saoudite), le 26 septembre 2015 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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