La Tunisie et le Maroc entrent dans l’ère post-islamiste
Villes très dissemblables, Al Hoceima, au Maroc, et Tataouine, en Tunisie, constituent le signe d’une même évolution sociale, à 1 500 kilomètres de distance. Elles représentent le curseur qui révèle une même tendance, celle de l’émergence d’une société maghrébine post-islamiste.
Al Hoceima, sur la côte méditerranéenne, est située au cœur du Rif marocain, juste en face de l’Espagne. Elle est un peu plus proche de l’enclave espagnole de Melilla que de celle de Ceuta. Sa population de 200 000 habitants explose en été, lorsqu’arrivent les touristes et reviennent les émigrés.
La ville se transforme en un gigantesque centre touristique, assez mélangé, « moins sélect que Marrakech », indique toutefois un Algérien qui a séjourné une dizaine d’années au Maroc. Al Hoceima, ajoute-t-il, n’est ni Tanger avec son port, ni Marrakech avec ses riads, ni même Oujda et ses trafics. C’est une ville très marocaine, « partagée entre son passé rifain et la mer », qui charrie forcément un peu de rêve d’Europe.
Tataouine, en Tunisie, est une ville « de l’intérieur », à l’entrée du désert, même si elle n’est éloignée de la mer que de 150 kilomètres. Mais le nom de cette ville de 150 000 habitants sonne de manière aussi rude qu’exotique. Il évoque bagne et relégation, dans un pays lointain, presque inaccessible. Sur une carte, Tataouine donne d’ailleurs l’impression de vouloir tourner le dos à la Tunisie : le gouvernorat de Tataouine est à la fois frontalier de l’Algérie et de la Libye, et la capitale Tunis, est deux fois plus éloignée que Tripoli.
La ville est plutôt pauvre, se souvient un technicien algérien du pétrole, qui s’est exilé de longues années en Libye. C’était l’une des haltes possibles sur le chemin du retour, quand il fallait revenir en voiture pour ramener certaines marchandises. Il n’a jamais passé la nuit à Tataouine, car elle lui paraissait « hostile ».
Une contestation sociale enracinée
C’est dans ces deux villes que le Maghreb est en train de vivre un tournant majeur de son histoire moderne.
À priori, le virage paraît délicat à prendre, tant la menace est forte, avec une contestation sociale qui s’est enracinée, imposant des formes de lutte nouvelles pour appuyer des revendications anciennes.
Ce ne sont plus les quartiers populaires des grandes villes qui se révoltent, mais des villes de l’intérieur, peu connues des étrangers, et donc peu médiatiques. Mais, surtout, ce ne sont plus les islamistes qui constituent désormais le cœur de la contestation. Ce sont les pauvres, les déclassés, les laissés pour compte qui envahissent la rue.
À Al Hoceima, la contestation est née d’un drame qui rappelle cruellement l’histoire de Mohamed Bouazizi, ce jeune Tunisien qui s’était immolé par le feu, sonnant le point de départ de la contestation qui se développera sous le vocable de « Printemps arabe ».
Dans la ville côtière marocaine, c’est un marchand de poissons, Mouhcine Fikri, qui a été broyé par une benne à ordures. Tous les symboles du mépris et de l’injustice étaient réunis : des policiers brutaux et arrogants, bénéficiant de l’impunité grâce à la protection d’un Makhzen omniprésent. En face, un déclassé dont le sort est d’être écrasé pour être jeté dans une décharge publique.
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La mort de Mohcine Friki avait choqué. Ses funérailles, le 30 octobre 2016, ont donné lieu à une grande manifestation. Depuis, l’agitation ne faiblit pas, malgré la répression et les tentatives de disqualification des manifestants. Elle s’est étendue à d’autres villes, selon un engrenage qui rappelle celui du « Printemps arabe ».
Ligne rouge
En Tunisie, Tataouine l’oubliée s’est elle aussi révoltée. Un homme est mort, écrasé « accidentellement » par un véhicule de gendarmerie le 22 mai au cours d’une manifestation à El Kamour, village de la région de Tataouine, près des champs de pétrole tunisiens. La situation s’est ensuite dégradée, dans un cycle classique émeutes-répression, contraignant le président Beji Caïd Essebsi à demander à l’armée de protéger les champs pétroliers, dessinant une sorte de ligne rouge : on ne touche pas à une ressource majeure au moment où la situation économique est extrêmement difficile.
La contestation dure depuis un semestre à Al Hoceima, a duré un trimestre à Tataouine. Elle n’a pas été matée. Elle n’a pas dérapé. Elle n’a pas été récupérée non plus, ni détournée. Et, plus que tout, malgré l’ampleur et la durée de la contestation, les islamistes n’ont pas trouvé la brèche pour s’y infiltrer. En tous les cas, l’impact de leur présence demeure faible, voire insignifiant.
Ceci confirme que ce qui se passe à Al Hoceima et à Tataouine est, paradoxalement, le signe d’une évolution plutôt positive dans les deux pays. La contestation dans ces deux villes montre que le Maroc et la Tunisie sont sur le point de basculer vers une ère post-islamiste. Ils sont en train de sortir de l’ère de la contestation islamiste pour entrer dans une autre époque, celle de révoltes politiques, sociales, voire identitaires, de jacqueries, d’émeutes plus ou moins maîtrisées.
Ceci est le résultat d’une politique osée, mais qui commence à donner ses fruits. Elle est basée sur un fait majeur : les islamistes ont perdu leur aura. Le projet islamiste, mythifié par le Front islamique du Salut (FIS), est désormais perçu, au mieux comme une somme de banalités sans aucune consistance, juste en mesure de convaincre une frange de la société ; au pire comme une aventure qui ne mène nulle part.
Comment la Tunisie et le Maroc ont-ils pu amortir le choc et digérer la vague islamiste ? Essentiellement en intégrant les islamistes dans le jeu politique, en leur donnant la possibilité de gouverner, d’assumer des responsabilités, tout en les maintenant sous contrôle. L’opinion a alors découvert, comme en Algérie, que les islamistes aspiraient à participer au pouvoir – ce qui était légitime –, aux privilèges – ce qui était glorieux –, mais qu’ils étaient aussi incompétents, sinon plus, que les gestionnaires qu’ils ont passé des décennies à critiquer.
Méthodes traditionnelles
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car dans les deux pays, l’opposition, traditionnelle et islamiste, a pu accéder au pouvoir, mais elle n’a pu changer l’ordre des choses. Elle est disqualifiée, incapable d’apporter des solutions à des problèmes de plus en complexes et, surtout, de répondre à un niveau de revendications et à une attente sociale qui ont porté la barre très haut.
Inutile de rappeler, par ailleurs, que les pouvoirs en place, Makhzen traditionnel ou néo-destouriens, ont montré eux aussi montré leurs limites. Qui sera capable de trouver le langage adéquat pour répondre aux manifestants ?
Cela donne cette impression de dialogue de sourds : au Maroc, le pouvoir en place tente de résoudre des problèmes du XXe siècle par des recettes du début du XXe siècle, avec le recours aux intimidations, arrestations, tentatives de corruption, et la très classique dénonciation de la main de l’étranger.
Le désormais célèbre Zefzafi, figure centrale de la contestation d’Al Hoceima, a été arrêté, et il encourt de très lourdes peines de prison. Mais d’ores et déjà, les premières condamnations sont tombées mercredi 15 juin, le jour même le président français Emmanuel Macron effectuait une visite controversée au Maroc.
Vingt-cinq personnes ont été condamnées à des peines de dix-huit mois de prison. Aussitôt, l’idée d’une grève générale a surgi, poussant vers un engrenage d’escalade difficile à maîtriser.
Troisième révolution
À l’inverse, en Tunisie, le gouvernement de Youcef Chahed a choisi un chemin totalement différent. Il affiche une volonté – réelle ou non, peu importe – de s’attaquer sérieusement à la corruption, et donné des gages en ce sens. Des hommes d’affaires célèbres ont été arrêtés. Des poursuites sont annoncées contre d’autres. Moncef al-Materi, un proche de l’ancien président Ben Ali, recherché en Tunisie, a été arrêté en France.
Cette démarche du Premier ministre Chahed vise à solder différemment l’ère Ben Ali. Un projet de loi visant à passer la main sur la période antérieure – versement d’indemnités contre amnistie d’actes de corruption – a donné lieu à des émeutes en mai.
Le gouvernement a pu mesurer à quel point la rue était encore sensible à la question de la corruption. Il a donc opéré un virage, dans un souci de conserver sa crédibilité pour pouvoir avancer sur d’autres thèmes. Cela le conduira forcément à aller plus loin, vers une troisième révolution qui introduira plus de transparence, de partage de la décision et de démocratie. Mais il faudra auparavant passer le cap de Tataouine, et faire mieux que ce qui se fait à Al Hoceima.
- Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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Photo : Manifestation à Al Hoceima, le 8 juin 2017 (MEE/Louis Witter).
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