Diplomatie : pourquoi l’Italie (ré)investit au Maghreb
De tout temps, Rome a cherché à asseoir son influence en Méditerranée et en Afrique du Nord. Il faut dire que contrairement à certains de ses voisins européens, notamment la France et l’Espagne, également puissances méditerranéennes, l’Italie a pour seule ouverture vers l’extérieur la mer Méditerranée.
Son positionnement géographique l’a donc naturellement conduite à entrer en contact avec les populations installées sur la rive sud de celle que les romains surnommaient Mare nostrum, littéralement « notre mer ».
Jusqu’au XXe siècle, l’Italie parvenait à s’imposer comme acteur clé au Maghreb, tout particulièrement en Tunisie, où des Italiens se sont installés bien avant la mise en place du protectorat français, et en Libye, qu’elle a colonisée entre 1911 et 1947.
Puissance européenne et membre de l’OTAN, l’Italie ne s’est de surcroît jamais interdit d’entraver les intérêts de ses alliés dans la région. Cela s’était notamment manifesté lorsque, durant la guerre de libération algérienne, Enrico Mattei, ex-patron d’ENI (géant italien des hydrocarbures), désigné à l’époque comme l’homme fort du secteur énergétique italien, voyait d’un bon œil la lutte du Front de libération nationale (FLN) contre l’armée coloniale française et refusait de soutenir l’exploitation française du pétrole algérien, celui-ci voyant en l’Algérie, qui regorge d’hydrocarbures, un potentiel futur partenaire.
Certains observateurs sont allés jusqu’à parler de « politique tiers-mondiste » d’ENI sous Mattei, en raison de son aptitude à coopérer étroitement avec les régimes arabes de l’époque, dont il craignait en réalité qu’ils passent complètement dans le giron soviétique.
Aujourd’hui, bien que l’Italie ait largement perdu en influence dans la région, du fait de multiples facteurs exogènes, celle-ci souhaite y maintenir un certain contrôle pour des raisons de stabilité.
Développer les économies africaines
Cette volonté va conduire Rome à privilégier deux principaux axes de coopération avec ses voisins du sud, à savoir la lutte contre l’immigration clandestine et la coopération énergétique.
En ce qui concerne la lutte contre l’immigration illégale, déjà à l’époque du règne de Mouammar Kadhafi, Rome et Tripoli parvenaient à s’entendre à ce sujet et entretenaient même une relation privilégiée au regard des liens compliqués entre la Libye de l’époque et les pays occidentaux.
L’Italie de Berlusconi était même allée jusqu’à s’excuser pour son passé colonial et s’engager en 2009 à dédommager la Libye sur 25 ans.
En échange, Kadhafi promettait de sévir contre les migrants illégaux venus d’Afrique subsaharienne qui tentaient de rejoindre l’Europe depuis les côtes libyennes.
À l’heure du chaos libyen et de la déstabilisation au Sahel, ainsi que de la crise politico-économique tunisienne, Rome accorde davantage d’importance à la question migratoire.
Effectivement, depuis le Printemps arabe, les flux migratoires entre l’Afrique du Nord et l’Europe du Sud ont explosé, et l’Italie est devenue l’une des premières destinations d’exil pour les Tunisiens et les Libyens, mais également pour certains migrants d’Afrique subsaharienne, la défaillance des institutions libyennes ayant permis la traversée du pays, puis de la Méditerranée.
Préoccupé par la situation, Rome fait désormais de cette problématique son cheval de bataille en Méditerranée. Les priorités de la diplomatie italienne sont alors de contribuer à un retour à la stabilité politique dans la région ainsi que de s’y investir économiquement, dans l’optique de développer les économies africaines – et par conséquent de limiter les départs de populations.
À ce titre, la diplomatie italienne s’est pleinement engagée – certes, avec plus ou moins de succès – dans le processus de paix en Libye.
Rome a fait le choix de soutenir les autorités de Tripoli reconnues par l’ONU mais n’a pas manqué d’organiser et de participer à diverses conférences dont le but était de parvenir à une réconciliation des différents acteurs du conflit libyen.
Les élites politiques italiennes n’ont également pas manqué de fustiger le rôle de certains pays européens, en particulier la France, qui s’est vue accusée de jouer sur deux tableaux, en prétendant vouloir parvenir à une solution pacifique d’une part et en soutenant discrètement le maréchal Haftar d’autre part.
Ce n’est pas la première fois que les intérêts des deux voisins européens s’entrechoquent : en 2019, l’Italie reprochait à la France de freiner le développement de ses anciennes colonies – notamment à travers la monnaie du franc CFA – et par conséquent d’être en partie responsable de la volonté des Africains de fuir leurs pays.
Dans la continuité des gouvernement précédents, celui de Giorgia Meloni a affiché ses ambitions dans la région à travers les récentes tournées de la nouvelle présidente du Conseil elle-même et de son ministre des Affaires Étrangères, Antonio Tajani, en Tunisie, Égypte, Algérie et Libye.
Antonio Tajani a notamment annoncé que l’Italie s’investirait sur le plan économique pour que les jeunes Africains puissent « rêver chez eux ». En ce sens, un forum économique italo-tunisien devrait se tenir fin mai. L’ouverture d’une usine automobile Fiat en Algérie a également été annoncée.
Hub énergétique
L’autre préoccupation majeure de l’Italie, principalement depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, est sa sécurité énergétique.
Dans une volonté de sortir de la dépendance aux hydrocarbures russes, les pays de l’Union européenne se sont lancés à la recherche de nouveaux partenaires et l’Italie a probablement été la plus active.
Au cours de ses visites en Algérie et en Libye, Giorgia Meloni a affiché l’ambition de son pays de devenir un hub énergétique en Europe du sud.
Un contrat de 8 milliards de dollars a été passé entre ENI et la NOC (National Oil Company) libyenne, et le projet de mise en place du futur gazoduc GALSI, reliant directement l’Algérie à l’Italie via la Sardaigne, a été officiellement relancé (le projet, né en 2010, a toujours échoué à se concrétiser).
Ce gazoduc, qui permettra dans un premier temps l’exportation de gaz vers Piombino (Italie), devrait également servir à l’acheminement d’hydrogène et d’ammoniaque.
Si avec la Tunisie et la Libye, partenaires de longue date de l’Italie, les relations semblent suivre leur cours habituel, avec l’Algérie, la relation est en voie de prendre une toute nouvelle dimension
Si avec la Tunisie et la Libye, partenaires de longue date de l’Italie, les relations semblent suivre leur cours habituel, avec l’Algérie, la relation est en voie de prendre une toute nouvelle dimension.
Jusqu’à l’année dernière, Rome et Alger n’étaient que de simples partenaires ordinaires. Ce sont d’une part les derniers remous dans les relations hispano-algériennes en lien avec la question du Sahara occidental, qui ont conduit Alger à se tourner davantage vers de nouveaux partenaires, et d’autre part la volonté de Rome de répondre à ses besoins énergétiques et se réimposer comme acteur clé au sud de la Méditerranée qui ont conduit à un réchauffement des relations.
Aux yeux des autorités algériennes, l’Italie bénéficie historiquement d’un capital sympathie élevé, notamment du fait du positionnement d’Enrico Mattei en faveur du combat des indépendantistes algériens.
L’Italie est également appréciée pour son attitude jugée amicale à l’égard de l’Algérie durant la guerre civile qui a frappé le pays dans les années 1990, Rome ayant été l’une des très rares capitales européennes à maintenir ouverte son ambassade à Alger.
Aujourd’hui en Algérie, l’Italie est perçue comme un partenaire de confiance du fait de sa neutralité sur des dossiers chers à la diplomatie algérienne, notamment sur la question du Sahara occidental.
En effet, l’Italie du fait de son éloignement géographique mais aussi de son absence de responsabilité historique et d’intérêt majeur vis-à-vis du Sahara occidental et du rival marocain, est perçue comme plus fiable que l’Espagne, dont le récent changement d’orientation stratégique a été considéré comme une trahison à Alger.
La relation italo-algérienne a également l’avantage de ne pas se voir bousculée par des questions sensibles telles que l’immigration clandestine, contrairement aux relations italo-tunisiennes et italo-libyennes, pour lesquelles le sujet est plus central.
Les départs de l’Algérie vers l’Italie sont extrêmement marginaux comparés aux départs vers l’Espagne ou la France, pays plus accessibles depuis les côtes algériennes.
L’Italie se distingue de surcroît de la France en ce que l’Algérie apparaît pour Rome comme un simple pays parmi d’autres, et non une ancienne colonie avec laquelle certains tabous et complexes, de part et d’autre, perturbent encore la relation.
En définitive, l’Algérie pourrait également permettre à l’Italie de satisfaire ses ambitions sur le continent africain. Le futur port de Cherchell ainsi que la nouvelle route transsaharienne reliant Alger à Lagos (Nigéria) pourraient à terme constituer la porte d’entrée vers l’Afrique subsaharienne des divers acteurs économiques italiens.
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