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L’Italie fasciste et le génocide libyen oublié

Le retour du fascisme en Italie requiert une reconnaissance de son passé colonial violent et de son legs dans la Libye d’aujourd’hui
Des milliers de personnes défilent Piazza di Porta San Paolo pour commémorer la résistance italienne et la libération du fascisme, le 25 avril 2022 (AFP)
Des milliers de personnes défilent Piazza di Porta San Paolo pour commémorer la résistance italienne et la libération du fascisme, le 25 avril 2022 (AFP)

Marx a dit que l’histoire se répète deux fois : la première comme une tragédie, la seconde comme une farce. 

Les récentes élections italiennes du 25 septembre ont porté au pouvoir une coalition proto-fasciste – une première depuis la chute du régime de Benito Mussolini en 1945. 

En fait, les fascistes italiens ont tenté d’appliquer une certaine vision du « grand remplacement » en Libye, où une politique d’extermination délibérée a été menée

Le nouveau visage de l’extrême droite en Italie, Giorgia Meloni – sur le point de devenir la première femme de l’histoire italienne à accéder au poste de Premier ministre –, a fait campagne sur un programme anti-immigration et croit fermement à la théorie du « grand remplacement » et à la menace de l’« islamisation » de l’Europe. 

Reste à voir si cet événement charnière s’avérera une farce ou une nouvelle tragédie. Ce qui est sûr, c’est que le fascisme en Italie – bien que présenté par beaucoup comme bénin – a laissé derrière lui une tragique traînée d’horreurs, en particulier dans les colonies italiennes en Afrique. 

En fait, les fascistes italiens ont tenté d’appliquer une certaine vision du « grand remplacement » en Libye, une politique d’extermination délibérée des populations locales a été menée pour dégager le territoire libyen afin que les colons italiens puissent l’exploiter. 

C’est cette histoire qu’explore l’ouvrage phare de 2020, Genocide in Libya: Shar, A Hidden Colonial History. Dans celui-ci, l’universitaire libyo-américain Ali Abdellatif Ahmida révèle le génocide longtemps caché en Libye, tout en faisant valoir l’histoire orale du peuple soi-disant sans histoire. 

En fournissant ces témoignages oraux des survivants libyens du fascisme italien – leur récit personnel, les chansons et la poésie traditionnelles –, Ahmida fournit une description exhaustive des atrocités de la conquête coloniale et de la violence qui s’est abattue sur les indigènes. 

Crimes historiques

Lorsque les fascistes italiens sont arrivés au pouvoir en 1922, les colonisateurs ont dû dégager le territoire libyen – par la force si nécessaire – pour pouvoir y installer des fermiers venus d’Italie. Il a fallu vingt ans (1911-1932) à l’Italie pour contrôler pleinement le pays, qu’elle appelait La Quarta Sponda d’Italia ou « Quatrième côte d’Italie ». 

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Lors de cette période, la politique italienne consistant à laisser court à une violence débridée pour anéantir la résistance libyenne et soumettre la population locale allait conduire à la mort de plus de 83 000 Libyens.

Quelque 70 000 personnes, en majorité des civils des zones rurales (y compris des femmes, des enfants et des personnes âgées), sont mortes de faim et de maladie. 

Cette politique délibérée de tueries de masse et de famines organisées visait à annihiler un peuple entier et sa culture. S’est ensuivie une campagne réussie contre la mémoire historique : un effacement systématique des registres historiques, par lequel le gouvernement fasciste italien a supprimé les informations relatives au génocide et détruit les preuves matérielles et historiques.

Cette amnésie collective orchestrée allait se poursuivre bien après la chute de l’Italie fasciste en 1943. 

Remettre en question la production de connaissances

Ali Abdellatif Ahmida déconstruit les mécanismes idéologiques de la production de connaissances et remet en question une historiographie qui éclipse délibérément et méthodologiquement la vérité historique.  

Un exemple parlant est le lien direct qu’il établit entre le génocide libyen et l’Holocauste, dont les fondements coloniaux sont rarement, si ce n’est jamais, examinés.

Pourtant, les publications en langue arabe financées par l’Italie et datant de l’époque coloniale révèlent plusieurs visites en Libye de responsables nazis qui ont considéré comme un « succès » les méthodes de colonisation des fascistes italiens. 

Le chancelier nazi Adolf Hitler (à gauche) reçoit le gouverneur italien de Libye Italo Balbo (au centre) au Berghof, près de Berchtesgaden, le 13 août 1938 (AFP)
Le chancelier nazi Adolf Hitler (à gauche) reçoit le gouverneur italien de Libye Italo Balbo (au centre) au Berghof, près de Berchtesgaden, le 13 août 1938 (AFP)

En visite officielle à Tripoli en avril 1939, le maréchal nazi Hermann Göring a rencontré le gouverneur général de la colonie italienne de Libye Italo Balbo, qui avait succédé à Pietro Badoglio.

Selon Ahmida, « Badoglio était l’architecte des plans originels visant à placer des gens dans des camps de concentration en ayant en tête leur extermination ». 

Le chef des SS Heinrich Himmler a également effectué une visite officielle en Libye en 1939 pour voir de lui-même les résultats sur le terrain. Il allait plus tard mettre en place les camps d’extermination nazis et a conçu la solution finale : l’Holocauste. 

Tout en remettant en cause l’eurocentrisme dans le milieu universitaire, l’ouvrage d’Ahmida ne se résume pas à une critique des théories coloniales de la connaissance et de l’histoire. Il va au-delà, vers une reprise en main de l’histoire et la conceptualisation d’un discours divergent d’un peuple, d’une culture et d’une société qui reprend le pouvoir en dehors des cadres institutionnels hégémoniques des formes de gouvernement modernes.  

Une nouvelle approche

En plus de déconstruire l’eurocentrisme endémique, lequel caractérise la recherche académique dominante sur le génocide, l’auteur pointe le manque de recherche historique universitaire sur le sujet de l’impérialisme italien et l’extrême violence mise en œuvre pour soumettre les populations locales dans les colonies. 

L’extrême violence perpétrée contre les Libyens par les fascistes italiens est devenue un modèle pour ce que les Allemands nazis allaient faire eux-mêmes sur le sol européen

Rien que ce fort contraste avec l’abondante recherche universitaire sur le fascisme italien est stupéfiant. Toutefois, il s’explique probablement par le mythe populaire des « brava gente », qui prétend que les Italiens étaient fondamentalement des gens bien et donc incapables de commettre des atrocités comme ont pu le faire les autres puissances impériales ou même d’autres formes de fascisme. 

C’est comme si les fascistes italiens ne pouvaient pas être pris au sérieux au même titre que le parti nazi en Allemagne. Même Mussolini est souvent dépeint comme un bouffon, un clown ou un banal dictateur, plutôt que comme la manifestation d’une menace idéologique dangereuse d’un mouvement politique basé sur la primauté de la violence et la conquête. 

Les Allemands nazis avaient, eux, vu clair dans la nature du fascisme italien dès le départ. L’extrême violence perpétrée contre les Libyens est devenue un modèle pour ce qu’ils allaient faire eux-mêmes sur le sol européen. Leurs visites sur le terrain en Libye étaient suivies d’ouvrages, de conférences, de séminaires sur l’expérience coloniale italienne à la fois en Libye et en Abyssinie (Éthiopie), où les Italiens ont mené une campagne similaire d’extrême violence.

Ces faits historiques sont importants pour établir une connexion entre le génocide colonial et l’Holocauste. Cela invite les universitaires spécialistes du génocide et les lecteurs à adopter une nouvelle perspective dans leur approche de l’Holocauste – l’histoire génocidaire de l’Allemagne nazie étant fortement corrélée avec celle de l’Italie fasciste : les deux sont inextricablement liées et ne peuvent être pleinement comprises l’une sans l’autre.  

En effet, avant Auschwitz et les autres camps de la mort, il y avait les camps de concentration fascistes italiens à El Agheila, Slug, Braiga et Magrun. Ahmida soutient que « l’ensemble de la construction de la théorie du génocide en Europe est myope et fausse ».  

La notion de fascisme italien modéré est toujours un discours largement accepté du legs de Mussolini, et le cas de la Libye reste absent même des livres récents sur le génocide oublié.

Reprendre l’histoire en main

Néanmoins, l’histoire orale et les témoignages des survivants des camps réussissent à combler cette lacune historique. 

Cette partie de l’histoire de la Libye, qui n’a été découverte que récemment, a été systématiquement réduite au silence par les colonisateurs fascistes – les effets de cela se font toujours sentir au travers de l’amnésie auto-infligée et des approches orientalistes qui ont perverti la conservation des archives historiques. 

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Cette oralité fournit une source inestimable d’informations historiques sur le cas libyen. Une des grandes réussites de ce livre, c’est qu’il parvient, grâce à des analyses scientifiques méticuleuses, à mettre au jour ces histoires déchirantes que les Libyens ont enregistrées dans leur arabe natal. C’est grâce aux témoignages des survivants qu’une histoire originelle du génocide a pu voir le jour. 

Le livre d’Ahmida met également en lumière la politique de la Libye post-indépendance en 1951 et son histoire tumultueuse de la monarchie à la république et à la Jamahiriya, jusqu’au délitement complet de l’État libyen en 2011 avec les soulèvements arabes

Même si la colonisation italienne de la Libye a été relativement courte (1911-1943), sa brutalité extrême a laissé une profonde cicatrice dans la psyché collective des Libyens et jette une ombre lugubre sur son histoire post-indépendance. On peut trouver les racines de l’inflexible philosophie anticoloniale de la Libye, d’autant plus durant le régime de Mouammar Kadhafi, dans cette expérience coloniale violente.

Comprendre la Libye en oubliant 

Je me rappelle encore ma première rencontre avec le colonel Kadhafi, lors des négociations de paix de Syrte sur le conflit au Darfour en octobre 2007 et ses longs exposés sur l’impérialisme et l’expérience coloniale en Libye et en Afrique.

Je me suis rendu plusieurs fois en Libye avant d’y vivre et d’y travailler avec l’ONU en 2011. Là-bas, j’ai eu de longues discussions avec des amis libyens, des anciens des tribus dans les Marbua (les rassemblements sociaux et tribaux traditionnels), ainsi qu’avec de hauts responsables des différents gouvernements libyens, sur la question de la construction de l’État et de la formation de l’État moderne. 

L’échec de la consolidation de la paix en Libye après 2011 peut s’expliquer en partie par le manque de compréhension de son expérience coloniale violente

Le fait est que, tout comme les autres espaces ayant subi des expériences coloniales violentes, l’État-nation moderne s’est construit par le canon des armes. La brutalité et la violence laissées en héritage ont sapé de manière fatale sa légitimité aux yeux des populations locales, malgré les allégations de progrès et de modernisation des différents régimes.

L’échec des efforts internationaux pour construire un État et, en définitive, la paix en Libye après 2011 peut s’expliquer en partie par le manque de compréhension de ce fait important. 

Remettre en question la nature essentielle pas si évidente de l’État-nation et le legs du passé de la Libye, au niveau à la fois institutionnel et sociétal, est un bon point de départ pour comprendre son présent et les causes structurelles de l’effondrement de l’État après le soulèvement libyen du 7 février 2011

Étant donné le récent séisme politique en Italie et le retour progressif des mouvements fascistes en Europe et ailleurs, il est grand temps qu’une œuvre universitaire fondatrice mette en lumière l’héritage du fascisme italien et le génocide libyen oublié et réfute le mythe du fascisme bénin. C’est justement ce que fait le titanesque travail d’étude d’Ahmida.

- Younes Abouyoub est actuellement chercheur invité au département de science politique de l’Université de Nouvelle-Angleterre dans le Maine (États-Unis). Il est titulaire d’un doctorat en sociologie politique et d’un master en droit ainsi qu’en géopolitique. Il intervient souvent dans les médias et a travaillé avec l’ONU en Libye après la révolution de 2011, ainsi que dans plusieurs zones de conflit à travers le monde. Il a publié de nombreux articles de recherche et des tribunes. En outre, il a contribué à plusieurs ouvrages, notamment le chapitre « A Season of Migration to the West: The Arab-Muslim Diaspora in the United States: Political Ethos and Praxis » publié dans New Horizons of Muslim Diaspora in Europe and North America (Palgrave MacMillan, New York) en 2016 ; « Islam et politique dans la Libye contemporaine » dans Maghreb-Machrek (2015).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Younes Abouyoub is currently a visiting research scholar at the Department of Political Science, University of New England in Maine. He holds a Ph.D. in political sociology and M.As in Law, and Geopolitics. He is a frequent media commentator and previously worked with the United Nations in Libya post-2011, as well as in several conflict zones around the world. He published numerous scholarly articles, op-ed articles, and contributed to edited books, including A Season of Migration to the West: The Arab-Muslim Diaspora in the United States: Political Ethos and Praxis, in New Horizons of Muslim Diaspora in North American and Europe, Palgrave MacMillan, New York, 2016; a chapter titled ‘Islam and politics in Contemporary Libya’ in the Maghreb-Machrek journal (2015).
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