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Sissi, Hitler et Mussolini ont quatre points communs

Le Président Sissi s’active à établir un régime fasciste, qui jette l’Egypte dans une spirale de violence et de radicalisation

Deux ans seulement après avoir évincé Mohamed Morsi, le premier Président démocratiquement élu en Egypte, et pris le pouvoir par un coup d’Etat militaire, le général Abdel Fattah el-Sissi met désormais en place un régime fasciste. Il faut l’en empêcher et non l’en récompenser, si l’on veut éviter à l’Egypte de plonger dans un cycle sans fin de violence ; et à ses jeunes, de plus en plus frustrés, de se radicaliser.

On brandit souvent le mot « fascisme » un peu trop rapidement et facilement. Il en a été ainsi vidé en partie de son sens. Or, c’est sans ambiguïté que les observateurs classiques du fascisme démontreront que le régime de Sissi présente toutes les caractéristiques du fascisme : culte débridé de la personnalité ; glorification de l’Etat et du militarisme ; ultranationalisme et xénophobie ; sans oublier sa politique d’élimination systématique de toute opposition intérieure.

Culte de la personnalité : un nouvel Hitler règne sur le Nil

En préparant le terrain d’un coup d’Etat militaire, les médias égyptiens soulignaient que ce dont le pays avait un impérieux besoin, c’était d’un « Bonaparte », d’un militaire à poigne : avec lui, l’Egypte renaîtrait de ses cendres et prendrait un nouveau départ.

Les portraits de  Sissi, que les militaires ont abondamment diffusés, montrent au premier plan son visage, yeux cachés par de luxueuses lunettes noires et, en fond, se tapit un lion redoutable, prêt à dévorer ses ennemis. Cette image lui va comme un gant, depuis toujours. En deux ans de règne, le général-cum-président Sissi a assassiné plus de 3 000 opposants pacifiques, en a blessé 16 000 et détenu plus de 40 000 : un record, puisqu’il a fallu à Pinochet  treize ans pour faire de même au Chili.

 Sissi a été investi d’un pouvoir quasi divin, transcendant et envahissant. Les médias l’ont présenté aux Egyptiens comme « Messie rédempteur », « Messager de Dieu », « Sauveur », et « Plus grand que le Prophète Mohammed ». Un poète égyptien a proclamé que « les femmes égyptiennes portent son étoile en leur sein » ; quant aux chroniqueuses égyptiennes, elles ont rendu hommage à son pouvoir de séduction, à sa puissance sexuelle et le supplient de les prendre dans son harem.

Sissi, comme tout dirigeant narcissique et fasciste qui se respecte, est très vite devenu accro à cette image et il se réjouit d’un tel culte de sa personnalité. Il s’est récemment assimilé à « un médecin dont les diagnostics sont sollicités par les plus éminents philosophes et les plus importants parmi les grands de ce monde ».

C’est un cas d’école du fasciste classique ; il confisque la volonté du peuple et se persuade que sa volonté et celle du peuple ne font qu’un. Dans une récente interview accordée au Washington Post, Sissi met ses pas dans ceux d’Hitler et de Mussolini : « Sissi représente la volonté du peuple », a-t-il décrété.

Glorification de l'Etat et militarisation

Sissi reconstitue un nouvel Etat, qui tire principalement sa force de l’appareil militaire et sécuritaire. Il ne cesse de rappeler aux Egyptiens que, par l’effet de la volonté divine, il a sauvé l’Etat égyptien de l’effondrement ; qu’il a protégé l’Etat, aux abois un certain temps ; et que son seul désir c’est de le reconstruire.

Il a exhorté les Egyptiens à se mettre au service de l’Etat en les encourageant à devenir des indicateurs prompts à dénoncer les « ennemis » de la nation (comprendre : les adversaires de Sissi). Il a même déploré l’insuffisance des pratiques de délation entre Egyptiens, et rappelé que, par devoir envers l’Etat, il faudrait faire preuve d’un zèle renouvelé.

Sous Sissi, la militarisation de l’Etat et de la société a progressé rapidement. Il a nommé des cabinets bruissant de « bureaucrates », à sa botte, plutôt que de « technocrates », qui risqueraient de se prévaloir de leur expertise particulière.

Il a également fait la promotion de l’armée : le principal moteur de l’économie, le plus gros courtier et sous-traitant du pays ; débarrassée du contrôle citoyen et de tout garde-fou contre la corruption militaire.

Ultranationalisme et xénophobie

Les régimes fascistes ont tendance à susciter de puissants sentiments ultranationalistes et une haine orientée contre des ennemis bien définis. Pendant ces deux dernières années,  Sissi et sa machine médiatique ont fait la promotion du nationalisme, dans son sens le plus négatif et destructeur, et se nourrissant de fables grossières contre de prétendus ennemis intérieurs et conspirations étrangères.

Comme tous les fascistes classiques, ils réécrivent et réinventent l’histoire. La révolution de janvier 2011 n’était qu’une conspiration d’inspiration étrangère ; ses icônes et dirigeants formés et parachutés par l’Occident ; les ONG internationales abusaient de l’Egypte et conspiraient contre elle ; les Etats-Unis avaient fait pression sur la glorieuse armée égyptienne pour que les Frères musulmans arrivent au pouvoir ; Obama est membre  d’une cellule dormante, pilotée par les Frères musulmans ; et son frère leur cerveau financier ; quant aux dirigeants allemands, qui, lors de sa récente visite, avaient osé critiquer les politiques brutales de Sissi, ils sont des suppôts des Frères musulmans.

Voici les ressorts de la raison d’être de Sissi : fomentation de la polarisation ; escalade de la violence d’Etat et division des Egyptiens en deux peuples distincts : l’un est pur, patriotique et pro-militaire ; l’autre : un ramassis d’ennemis du peuple et de l’Etat. Il est courant désormais de priver les opposants binationaux de leur nationalité égyptienne. Sissi estime que ses adversaires ne sont pas dignes de la nationalité égyptienne – autre signe symptomatique de fascisme.

Politique éliminationniste

 Sissi et sa machine médiatique ont réussi à lancer la société sur une trajectoire qui aboutit à trouver normales « solutions finales » et éradication. Ils en rajoutent dans l’escalade, les positions maximalistes, l’échange de menaces et l’utilisation de la violence, de traquenards, en justifiant sans cesse « rationnellement » le processus d’éradication ; tout en s’efforçant de changer les perceptions et transformer violence et effusions de sang en pratiques routinières.

En vertu d’une telle logique, tout opposant à Sissi, à l’armée et au coup d’Etat ne peuvent qu’être des ennemis de l’Etat, des traîtres, qu’on devait donc éliminer. Depuis que Sissi a pris le pouvoir, les « libéraux » et intellectuels pro-putschistes éructent thèses répugnantes et positions maximalistes. On entend partout des appels aux relents fascistes à l’exclusion, la purification et l’élimination des opposants. Tarek Heggy – intellectuel laïque éminent, unanimement reconnu en Occident comme Egyptien « libéral » – contribue à sanctifier les exactions de Sissi en parant d’une aura divine les mesures brutales et sanglantes prises par Sissi contre ses adversaires.

Tarek Heggy a désigné Sissi comme « le mieux à même d’éradiquer les germes des Frères musulmans ». Des fatwas religieuses (avis juridiques) ont été lancées par des personnalités religieuses putschistes, prétendant que fréquenter des magasins tenus par des Frères musulmans et se marier avec eux étaient haram (interdit).

Sous le régime de  Sissi, les tactiques fascistes classiques –  recours à la force brutale et à des mesures extrajudiciaires contre l’opposition – ont pris une ampleur alarmante. La sphère de la violence d’Etat a enflé pour inclure – outre les Frères musulmans – militants laïques et jeunesses révolutionnaires. Le régime a lâché sur le pays des escadrons de la mort avec mission d’éliminer la dissidence ; il a systématiquement recouru aux disparitions forcées,  à l’encontre de centaines d’Egyptiens.

Sissi n’est pas la solution, c’est le problème

Fascisme, pouvoir personnel et régimes soutenus par les militaires ne peuvent que s’effondrer. Cela prendra sans doute du temps, mais leur fin est inévitable. Cependant, les conséquences tragiques qu’ils entraînent en attendant sont très graves et risquent d’avoir des effets durables.

Sissi se met en quatre pour inciter à la radicalisation, créer des prétextes à ses brutalités et prouver ainsi qu’il est une valeur sûre pour l’Occident. Sissi écrase la démocratie et élimine impitoyablement les dissidents, légitimant en cela le discours extrémiste, pour qui la démocratie n’est que chimère ; il fait par conséquent l’apologie de la violence comme seul moyen viable de lutte contre « terreur d’Etat » et fascisme. Il radicalise de larges pans de la jeunesse, mécontents et aliénés, sapant dans la foulée la lutte de l’Occident contre l’Etat islamique (Daech) et le radicalisme. Alors que les Occidentaux se focalisent sur la radicalisation – terreau fertile des groupes du genre de Daech – ils ferment les yeux sur une autre sorte de radicalisation, telle qu’engendrée par Sissi et sa doctrine fasciste : celle qui alimente à son tour la progression de Daech et accroît la polarisation dans une région déjà instable.

Etats-Unis et Union européenne doivent se rendre compte qu’ils participent à la tragédie dont souffre actuellement l’Egypte – drame dont les vagues ne pourront que venir déferler de l’autre côté de la Méditerranée.

Il est urgent de trouver une nouvelle approche contre ces germes de fascisme en Egypte, en lieu et place des politiques actuelles d’apaisement. Personne ne peut gagner sur tous les tableaux, en finançant des régimes répressifs comme celui d’un Sissi tout en clamant défendre les droits humains. Il va falloir se décider : soit déclarer publiquement qu’on soutient les régimes façon Sissi, soit faire preuve d’un véritable engagement en faveur des droits humains et des valeurs démocratiques en Egypte.

Quant aux Egyptiens eux-mêmes, ils seraient bien avisés de comprendre que Sissi ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir et qu’ils n’auront pas d’autre choix que de coexister et se réconcilier, afin de préserver l’avenir et le tissu social. Les dirigeants politiques égyptiens devraient convenir que l’enjeu principal de la lutte c’est de choisir entre une férule militaire ou un gouvernement civil. On doit rétablir un Etat de droit sans se plier à ce pouvoir militaire hégémonique, qui a fait perdre tant d’années à l’Egypte et l’a reléguée à la traîne des autres pays.

Elle ne pourra rattraper son retard que par la démocratie et la réconciliation nationale. Heureusement, si le présent paraît sombre et confus, la démographie de ce pays dicte une réalité inéluctable : l’avenir est entre les mains des jeunes Egyptiens, que cela plaise ou non aux  autocrates et à leurs partisans étrangers.

- Emad Shahin, professeur invité à la Georgetown University’s School of Foreign Service, est également professeur de politiques publiques à la School of Global Affairs and Public Policy (GAPP) ainsi qu’à l’université américaine du Caire (AUC). Il est aussi rédacteur en chef à la Oxford Encyclopaedia of Islam and politics. En mai 2014, un tribunal égyptien l’a condamné à mort par contumace, suite à un procès collectif hautement controversé.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo: le président égyptien Abdel Fattah el- Sissi (au centre) en train de défiler, suite à la Parade de la Victoire, marquant le 70e anniversaire de la défaite des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale (AFP)

Traduction de l’original par Dominique Macabies.

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