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La régression libyenne

Avec le report des élections présidentielles, les Libyens semblent devoir encore prendre leur mal en patience. En attendant, la tension monte entre représentants politiques. Une nouvelle reprise des violences n’est jamais exclue. Seule certitude : 2022 ne verra pas de solution viable aboutir en Libye
De jeunes militants libyens manifestent contre le report des élections présidentielles sur la place des Martyrs de la capitale Tripoli, le 25 décembre 2021. La banderole dit en arabe : « Nous voulons des urnes, pas des boîtes de munitions ». (AFP/Mahmud Turkia)
De jeunes militants libyens manifestent contre le report des élections présidentielles sur la place des Martyrs de la capitale Tripoli, le 25 décembre 2021. La banderole dit en arabe : « Nous voulons des urnes, pas des boîtes de munitions ». (AFP/Mahmud Turkia)

En Libye, plus on croit avancer, plus on régresse. De manière à peine surprenante, les élections présidentiellesprévues pour se tenir le 24 décembre 2021 ont été repoussées au 24 janvier 2022.

La communauté internationale paraît convaincue que les élections sont la voie vers une stabilisation. Pourtant, plusieurs précédents, dont l’Afghanistan et l’Irak, ont montré que, en matière de stabilité, la démocratisation est un wagon plutôt qu’une locomotive. En Libye, rien ou très peu ne peut se faire sans un consensus préalable de la part des élites.

Fragmentation au programme

La fragmentation de la Libye n’est pas un secret : elle existe. Cependant l’existence dans le pays de trois provinces distinctes (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan) n’est en rien le nœud du problème : chacune de ces régions dispose bien de particularités historiques et identitaires, mais celles-ci ne transgressent pas pour autant la notion de nation libyenne.

En d’autres termes, les Libyens sont capables de vivre dans un pays qui respecte leurs particularismes et leurs différences.

Plus problématique est la fragmentation dite institutionnelle : l’ouest, l’est et le sud du pays sont régis chacun par des logiques et des dynamiques propres. Mais cette même fragmentation dépend d’hommes plutôt que d’institutions.

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La Tripolitaine est contrôlée par un Gouvernement d’entente nationale (GNA) légal et légitime, mais les réels preneurs de décisions sont des figures politiques (Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, président Mohammed al-Manfi, président du Haut-Conseil d’État Khaled al-Mishri) qui dépendent à leur tour de logiques de type militaire et sécuritaire, comme en témoigne le rôle des milices armées à Tripoli et dans la ville de Misrata.

À l’Est, il ne fait aucun secret que le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), a la main haute sur les affaires politiques et militaires, et ce en dépit de son « retrait » du pouvoir, annoncé officiellement pour lui permettre de participer aux élections présidentielles.

Dans les faits, Haftar compte sur un ensemble d’instances sécuritaires et de milices, beaucoup d’entre elles contrôlées par le biais de ses fils et proches, pour garder la Cyrénaïque sous son contrôle.

Quant au Fezzan, il répond à une plus grande complexité, l’exercice du pouvoir s’avérant complètement éclaté suivant les régions. Clans, tribus, trafiquants, mais aussi structures militaires relevant de l’Est ou de l’Ouest tentent de développer de l’influence et d’acquérir des villages, municipalités et régions à leur cause.

En d’autres termes, à l’heure actuelle, il ne semble pas y avoir de consensus possible en Libye.

Absence de consensus

À entendre les principaux représentants politiques libyens, il demeure impératif d’organiser des élections en Libye. L’agenda qui avait été prévu jusqu’à présent, avec un premier tour annoncé pour le 24 décembre 2021, que devaient suivre des législatives dans la foulée, ne faisait généralement pas problème sur le fond.

Aucun des candidats les plus connus aux élections présidentielles libyennes n’est réellement prêt à voir sa marge de pouvoir s’étioler

Mais plus épineuse semblait la question de savoir qui parmi les candidats pourrait participer à ce scrutin. La séquence du vote, qui prévoit d’organiser les élections présidentielles en amont des législatives, a le mérite de mettre en perspective le nœud du problème : la question du pouvoir. Très rares sont les prétendants aux élections libyennes qui accepteraient réellement n’importe quel résultat pour les présidentielles.

Les trois candidats dotés des meilleures chances d’emporter le premier tour des élections présidentielles sont le Premier ministre « sortant » Abdel Hamid Dbeibah, le chef de l’ANL Khalifa Haftar ainsi que Saif al-Islam Kadhafi, fils de l’ancien Guide libyen Mouammar Kadhafi.

Symboliquement, on pourrait aussi considérer que ces trois hommes représentent respectivement la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Mais la victoire de l’un entraînerait quasi-automatiquement son rejet par l’un des candidats ou l’autre, que ce soit par motivation propre ou par pression exercée sur ces candidats de la part de l’opinion publique et/ou des principales formations armées.

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Certes, on voit certaines personnalités brandir d’autres arguments pour bâtir sur le contexte actuel d’instabilité et aller d’ailleurs jusqu’à justifier le report des élections ad vitam aeternam.

Ainsi, après l’annonce du report des élections au 24 janvier 2021, plusieurs voix se sont élevées en Libye afin de pointer le fait que l’organisation de ce scrutin resterait problématique tant que n’aurait pas été adoptée une nouvelle Constitution – soit une manière d’agiter le spectre d’un report à long terme des échéances électorales libyennes.

Aucun des candidats les plus connus aux élections présidentielles libyennes n’est réellement prêt à voir sa marge de pouvoir s’étioler. Bien au contraire, les prétendants à la présidence escomptent tirer profit de leur victoire potentielle pour imposer leur souveraineté sur l’ensemble du territoire. Un vœu pieux.

Le péché originel

On ne peut évidemment dédouaner les Libyens de leurs responsabilités : ce sont les premiers à ne pas se mettre d’accord sur la formulation du pouvoir. Mais en parallèle, on ne peut non plus déconnecter la situation de ce qui l’a précédée et motivée. En d’autres termes, une grande partie de la responsabilité devant la confusion libyenne actuelle est aussi à rechercher dans le positionnement de plusieurs gouvernements étrangers.

Une grande partie de la responsabilité devant la confusion libyenne actuelle est aussi à rechercher dans le positionnement de plusieurs gouvernements étrangers

La chute de Mouammar Kadhafi avait été provoquée par une intervention étrangère. Depuis, les interférences maniées depuis l’extérieur n’ont jamais vraiment cessé. Les acteurs étatiques ont défilé ces dernières années en Libye, privilégiant des biais qui ont accentué les phénomènes libyens de polarisation.

Les noms des acteurs réellement dotés d’une influence politique et/ou militaire sur le terrain sont connus : on retrouve notamment l’Égypte, les Émirats arabes unis, la France, l’Italie, la Russie, la Turquie, le Qatar, voire des acteurs à la présence plus discrète comme l’Arabie saoudite.

Mais en parallèle, les stratégies déployées par l’un ou l’autre de ces acteurs ont aussi permis au phénomène des mercenaires de connaître son envol. Aujourd’hui encore, dans le sud du pays particulièrement, prévalent des combattants étrangers originaires du Soudan, du Tchad, de Syrie et évidemment de Russie, comme prouvé par le fameux phénomène des Wagner.

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L’ancien envoyé spécial des Nations unies en Libye, Ghassan Salamé, faisait très régulièrement part de ce que les interférences étrangères étaient l’une voire la raison principale pour laquelle la Libye était toujours enfoncée dans le chaos.

Depuis, et en particulier après la guerre dite de Tripoli (2019-2020), durant laquelle Khalifa Haftar a essayé de mettre la main sur la capitale, une combinaison d’efforts diplomatiques internationaux, incarnés en particulier par les processus dits de Berlin I et II visant à pacifier la situation en Libye, ont donné l’impression que les phénomènes d’ingérence étaient moins engagés.

Mais ce n’est là qu’un leurre : la Libye est divisée entre zones d’influence, qui mettent aux premières loges la Turquie et la Russie. En cas de nouvel envenimement de la situation politique et/ou sécuritaire, il ne faudrait probablement pas beaucoup pour que les logiques d’antan se réactivent et que les principaux protagonistes de la scène libyenne puissent bénéficier d’un soutien militaire franc de la part de leurs parrains étrangers.

Futur (in)certain

Il est dur de dire de quoi l’avenir libyen sera fait : mais même si l’échéancier électoral venait à être clarifié et des élections organisées en 2022, cela ne changera pas grand-chose à la situation de fond. À vouloir mettre la charrue avant les bœufs, la communauté internationale continue à se tromper sur la Libye.

À vouloir mettre la charrue avant les bœufs, la communauté internationale continue à se tromper sur la Libye. Tout processus électoral nécessite de bâtir sur une base institutionnelle claire et relativement consensuelle afin de pouvoir aboutir dans les meilleures conditions possibles

Tout processus électoral nécessite de bâtir sur une base institutionnelle claire et relativement consensuelle afin de pouvoir aboutir dans les meilleures conditions possibles. Cette condition n’est pas vérifiée pour l’heure en Libye, et elle le restera tant que manquera la rédaction d’une nouvelle base constitutionnelle.

Dans l’intervalle, on voit prévaloir une concurrence des aspirations à la légitimité, de la part du Haut-Conseil d’État (basé à Tripoli, formé de députés issus de l’ancienne législature libyenne mais attachés au pouvoir), de la Chambre des représentants (Parlement actuel situé à l’Est), de l’ANL, ou encore des institutions régaliennes basées à Tripoli.

Ces dernières sont certes les plus légitimes, étant donné qu’elles sont expressions d’un consensus dit international. Mais l’absence d’élections le 24 décembre 2021, date à partir de laquelle devait s’ouvrir une nouvelle phase institutionnelle en Libye, remet en cause les critères de la légitimité institutionnelle en Libye. Le gouvernement libyen « de transition » n’était en effet censé durer que jusqu’alors.

Dit autrement, il faut s’attendre, dans les prochains temps, à une concurrence des légitimités sur fond de tentative de maintien des acquis, voire d’appropriation d’un pouvoir supplémentaire par l’une ou l’autre des structures du pouvoir libyen.

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Comment éviter les débordements ? Probablement en maintenant active la pression sur les principaux protagonistes libyens.

Et qui est réellement en mesure d’opérer cela ? Les États-Unis pour beaucoup, l’ONU en partie. C’est de leurs pressions que dépendra en premier lieu la capacité de la Libye à éviter un nouveau glissement vers la guerre.

Au-delà de ces considérations, quelles perspectives sérieuses pour une sortie de crise réelle en Libye ? L’auteur de ces lignes doit reconnaître qu’il n’en voit aucune de sérieuse pour l’année 2022. Les protagonistes de la scène libyenne continueront à prétendre chacun à leur légitimité, et tant que le pays manquera d’une base légale et constitutionnelle claire sur laquelle il pourrait bâtir son futur, on restera dans la confusion.

La Libye n’a pas d’État fort et souverain ; elle nécessite pourtant d’identifier les ingrédients de sa construction étatique pour définir les fondements d’un projet national qui puisse adresser les besoins de la population. Une population qui, pour sa part, voit probablement dans l’amélioration de sa situation socio-économique et de sa sécurité une priorité fondamentale qui l’emporte sur toute autre considération. Chose que beaucoup de représentants politiques relèguent facilement à un second degré.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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