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Libye : quelle est la prochaine étape pour Saïf al-Islam Kadhafi ?

La candidature à la présidentielle du fils de l’ancien dirigeant libyen menacera-t-elle l’avenir politique de Khalifa Haftar ?
Saïf al-Islam Kadhafi lors du dépôt de sa candidature à la présidentielle, le 14 novembre 2021, à Sebha (sud) (AFP)
Saïf al-Islam Kadhafi lors du dépôt de sa candidature à la présidentielle, le 14 novembre 2021, à Sebha (sud) (AFP)

Fin novembre, la confrontation entre fils du défunt dictateur Mouammar Kadhafi et l’ex-général de son père, le commandant Khalifa Haftar, s’est engagée dans une impasse, dans une ville de non-droit nichée dans les badlands du désert libyen.

Le général a contrecarré les projets de Saïf al-Islam Kadhafi qui tentait de contester un jugement rejetant sa candidature à l’élection présidentielle prévue en décembre. La même semaine, il a déployé des combattants dans la ville méridionale de Sebha pour bloquer le tribunal où l’appel de Kadhafi devait être examiné. 

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« Toute spéculation sur un possible rapprochement entre les camps Haftar et Kadhafi semble être hors de propos après ces événements. Ils se sont enfermés dans une sorte de guerre d’influence », explique à Middle East Eye Nate Wilson, responsable pour la Libye à l’Institut des États-Unis pour la paix (USIP).

Des miliciens loyaux à Haftar auraient fait irruption dans le tribunal de Sebha et menacé la cour pour qu’elle ne juge pas l’affaire Kadhafi.

Les tensions n’ont pas tardé à s’aggraver lorsque des combattants appartenant à la brigade Tareq ben Ziyad, une milice fermement contrôlée par Haftar, auraient bloqué l’accès au tribunal où les partisans de Kadhafi s’étaient rassemblés. Ils auraient aussi bloqué les routes à travers la ville. 

Lundi, l’ONU est intervenue en publiant un communiqué exprimant son inquiétude sur la situation à Sebha et menaçant de sanctions les partis qui interfèrent dans les élections.  

Une menace possible par Haftar

La mission de l’ONU en Libye se dit « inquiète par la multiplication des informations concernant des actes d’intimidation et des menaces contre les juges et les employés du système judiciaire » dans cette ville du sud, ajoutant que les événements « entravaient directement le processus électoral ». 

Une source proche du cercle de Haftar rapporte qu’une milice a été déployée mais a nié qu’elle avait été envoyée pour faire échouer l’appel, assurant à MEE que le maréchal n’était pas menacé par une candidature potentielle de Kadhafi mais cherchait à assurer la sécurité du tribunal contre les manifestants. 

Le ministre de l’Intérieur a cité les incidents de Sebha comme une preuve que la situation sécuritaire dans le pays n’est pas compatible avec la tenue d’élections lorsqu’il a demandé le report du scrutin prévu le 24 décembre

De nombreux analystes pensent le contraire et affirment que l’attrait de Kadhafi en tant que candidat, lié au passé autoritaire mais moins chaotique du pays, est perçu comme une menace possible par Haftar qui a tenté de se positionner comme une force de stabilité dans ce pays ravagé par le pays. 

« Haftar et Saïf al-Islam se disputent un électorat similaire », estime Nate Wilson. 

Les forces de Haftar se seraient retirées du tribunal, mais les tensions entre les deux hommes pourraient avoir des répercussions sur l’ensemble du spectre politique précaire en Libye. 

Le 30 novembre, le ministre de l’Intérieur a cité les incidents de Sebha comme une preuve que la situation sécuritaire dans le pays n’est pas compatible avec la tenue d’élections lorsqu’il a demandé le report du scrutin prévu le 24 décembre. 

Les puissances mondiales encouragent ces élections, les voyant comme un moyen d’unir le pays riche en pétrole après des années de conflit, mais selon les analystes, ce vote risque de mettre en péril la paix fragile en Libye. 

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Ces derniers dénoncent les candidatures de personnalités controversées comme Haftar et Kadhafi, preuve selon eux de la nature clivante du scrutin alors que des groupes armés ont toujours du pouvoir à travers le pays et que le cadre électoral pour ces élections est incomplet. 

C’est d’autant plus évident dans la ville où Kadhafi et Haftar s’affrontent.

Sebha est la capitale du Fezzan, une province méridionale et zone de non-droit, qui abrite les plus grands gisements pétroliers de Libye, des routes lucratives pour les passeurs et des tribus en guerre. 

Les analystes affirment que si Kadhafi a le moindre espoir de redevenir un acteur politique, il doit commencer dans cette région dirigée par un patchwork de milices, où le contrôle de Haftar comme celui du gouvernement basé à Tripoli est limité.

« Les enjeux à Fezzan sont particulièrement élevés parce que le kadhafisme est fort ici et Haftar n’a jamais totalement contrôlé la province » explique à MEE Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye à la Global Initiative Against Transnational Organized Crime.

Les gens de Sebha

« Le simple fait que Saïf al-Islam puisse se présenter comme candidat légitime et normal est suffisant pour perturber l’influence relativement frêle de Haftar dans le Fezzan », ajoute-t-il.

Selon les analystes, l’une des raisons pour lesquelles Kadhafi a lancé sa campagne présidentielle à Sebha, est qu’elle abrite des membres de la tribu Qadhadhfa à laquelle sont apparentés le défunt dirigeant et son fils.

Leur présence dans certains quartiers de la ville ainsi qu’un nombre considérable d’autres loyalistes à Kadhafi pourrait avoir permis au fils du dirigeants déchu, recherché par la justice, de sortir de sa cachette dans une sécurité relative.

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« Si vous étiez Saïf al-Islam et que vous cherchiez à renverser l’échiquier, les gens de Sebha sont les gens auxquels vous voudriez parler », relève pour MEE Tim Eaton, spécialiste de la Libye à Chatham House.

Le fils de Mouammar Kadhafi, formé en Occident et vêtu à l’occidentale, a disparu des radars pendant près d’une décennie.

Il avait été capturé par des rebelles en 2011 après la révolution soutenue par l’OTAN qui a renversé son père et il a été condamné à mort par contumace par un tribunal de Tripoli pour crimes de guerre en raison de son rôle dans les tentatives de répression de ce soulèvement.

Il fait l’objet d’un mandat d’arrêt en suspens délivré par la Cour pénale internationale pour deux chefs d’inculpation de crimes contre l’humanité. 

La semaine dernière, la commission électorale libyenne a exclu Kadhafi des candidats, en raison de son casier judiciaire. Saïf al-Islam, 49 ans, dément tout tort, ses efforts pour contester cette décision semblent dans l’impasse.  

Mardi, la commission judiciaire responsable de l’examen a suspendu sine die sa décision sur l’appel de Kadhafi. 

« Il ne s’agit pas uniquement des élections, il s’agit de Saïf al-Islam émergeant comme personne d’influence »

- Tim Eaton, Chatham House

Tim Eaton estime qu’indépendamment du succès de l’appel de Kadhafi devant la commission électorale, sa pertinence en tant qu’acteur politique dépend de la façon dont il gère son retour dans la vie publique après des années d’isolement.

« Il ne s’agit pas uniquement des élections, il s’agit de Saïf al-Islam émergeant comme personne d’influence », juge-t-il. 

Kadhafi semble faire profil bas depuis le rejet de sa candidature. Il a fait quelques déclarations publiques et a évité tout appel à la violence.

Ce silence contraste fort avec 2011 : cet ancien modernisateur et autoproclamé réformateur démocrate avait promis qu’il y aurait des « rivières de sang » en Libye tandis que le régime de son père tentait en vain de combattre ses opposants. 

Des capacités militaires limitées

Selon Nate Wilson de l’USIP, l’approche plus précautionneuse de Kadhafi est en train de payer. « La façon dont il est revenu sur la scène politique et le fait que les Libyens parlent de lui comme s’il avait une chance de remporter les élections semblent indiquer que Saïf al-Islam suit une trajectoire ascendante pour le moment. » 

Mais ce silence peut être également dû aux obstacles rencontrés par Kadhafi plutôt qu’une conversion à la démocratie électorale. En Occident, il reste un homme recherché et même dans le sud ingouvernable, certains observateurs font remarquer que sa sécurité n’est pas acquise.

« Saïf al-Islam ne peut pas se promener à Sebha. Il n’a aucun pouvoir militaire et tout ce qu’il fait doit être négocié au préalable »

- Reda Fhelboom, journaliste et activiste libyen

Contrairement à Haftar, qui continue à exercer son pouvoir dans l’est, et aux acteurs politiques à Tripoli, qui ont les milices derrière eux, les capacités militaires de Kadhafi sont limitées. 

« Saïf ne se déplace pas librement », rapporte à MEE Reda Fhelboom, célèbre journaliste et activiste libyen. « Il ne peut pas se promener à Sebha. Il n’a aucun pouvoir militaire et tout ce qu’il fait doit être négocié au préalable. »

Kadhafi est peut-être susceptible de disposer d’une base de soutien avec les « verts », les partisans de l’ancien régime, dans un pays qui sert de théâtre de guerre par procuration aux puissances étrangères, mais il apparaît n’avoir aucun soutien international. 

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Les membres du Gouvernement d’union nationale (GNA) peuvent compter sur l’armée et le soutien politique de la Turquie, Haftar entretient quant à lui des relations avec des pays tels que les Émirats arabes unis, l’Égypte et la Russie.  

En 2020, Bloomberg signalait que Kadhafi avait rencontré à plusieurs reprises des consultants liés au groupe de mercenaires de Wagner, soutenu par Moscou. Mais ces négociations ont révélé de profondes divisions entre Kadhafi et Haftar et n’ont pas semblé donner beaucoup de résultats pour Saïf al-Islam.  

« Les tensions entre Haftar et Kadhafi concernent également les relations avec les puissances extérieures », conclut Tim Eaton. « Haftar veut s’assurer d’être l’intermédiaire de ce soutien étranger. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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