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La vision apocalyptique d’Ahrar al-Cham pour la Syrie et la région

Malgré les affirmations selon lesquelles le groupe rebelle syrien Ahrar al-Cham prendrait une tournure « modérée », ses dirigeants ont encore une vision sectaire de la région

En apparence, Ahrar al-Cham al-Islamiyya (« Mouvement islamique des hommes libres de Syrie »), un des plus importants groupes rebelles en Syrie, est en train de vivre une transformation idéologique modérée.

C’est tout du moins ce que l’on pourrait penser de la récente vague de relations publiques, laissant entendre que Washington devrait s’allier avec le groupe.

Ahrar al-Cham joue un rôle de premier plan aux côtés de la branche syrienne d’al-Qaïda, Jabhat al-Nosra (Front al-Nosra), dans la coalition rebelle plus large, Jaish al-Fatah (Armée de la conquête).

L’Armée de la conquête, qui comprend des rebelles « modérés », reçoit des armes, un financement et un soutien logistique de la part des alliés de la coalition dirigée par les États-Unis, en particulier l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie.

En avril, depuis leur salle des opérations dans le sud de la Turquie, les commandants américains ont donné le feu vert à une coordination entre les factions islamistes et les groupes rebelles approuvés « modérés ». Ensuite, en juillet, les États-Unis ont accédé aux exigences turques et créé une « zone de sécurité » de facto le long de la frontière nord de la Syrie, soutenue par une couverture aérienne américaine ; si elle est mise en œuvre, cette démarche donnerait plus de pouvoir à Ahrar al-Cham et au Front al-Nosra.

À peu près au même moment, l’ancien ambassadeur américain en Syrie Robert Ford a exhorté l’administration Obama à initier des pourparlers avec Ahrar al-Cham, sous peine de se retrouver « en retrait » dans la course pour « influencer » le « destin de la Syrie ».

De même, Sam Heller, analyste spécialiste de la Syrie, a fait référence le mois dernier à des interviews dans lesquelles les représentants d’Ahrar al-Cham ont désavoué leurs connexions passées avec le « djihadisme salafiste », soulevant la possibilité d’une « école révisionniste » plus modérée du djihadisme.

Le prétendu rejet du « djihadisme salafiste » par Ahrar al-Cham se manifeste par des désaccords fondamentaux avec l’État islamique et le Front al-Nosra sur l’inclusion populaire, la charia (loi islamique) et la stratégie politique, a soutenu Heller.

« C’est une sorte de réforme salafiste au sein même du djihadisme, consistant à se défaire d’une partie de l’accumulation mythologique du djihadisme salafiste, a écrit Heller. En ce sens, certains ont comparé cela au militantisme djihadiste pré-salafiste ‘’passe-partout’’ d’Abdallah Azzam, bien que filtré par le sectarisme nouveau dans la région, une comparaison qui a été acceptée par les personnes interviewées. »

Toutefois, Abdallah Azzam, mentor d’Oussama ben Laden et fondateur du djihad panislamiste contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan, n’était pas « pré-salafiste ».

Le salafisme, mouvement appartenant à l’islam sunnite, préconise le retour à l’islam « authentique » tel que symbolisé par les trois premières générations de musulmans qui ont suivi le Prophète Mohammed. Ce que Heller et les autres ne parviennent pas à saisir (et ce que les idéologues d’Ahrar al-Cham obscurcissent), c’est que le « salafisme » en lui-même est « passe-partout ».

Les salafistes sont tout simplement ceux qui, en exigeant l’imitation stricte du Prophète, rejettent tout rôle de la raison et de l’expérience humaines dans la compréhension de l’islam.

L’accent mis sur l’interdiction de traditions déviantes et l’adhésion stricte à ses propres lectures prétendument littéralistes des textes islamiques distingue le salafisme des sectes sunnites et chiites majoritaires.

Toutefois, à l’instar de ces écoles, les salafistes divergent encore quant à la signification de ce présumé littéralisme, et forment ainsi une tradition diversifiée ayant subi de profonds changements, avec de nombreuses variations régionales. Si de nombreux salafistes rejettent la participation politique comme étant une forme de chirk (polythéisme), d’autres adoptent une approche politique sous forme de partis pour défendre la société contre la laïcité, tandis que les salafistes occidentaux considèrent de plus en plus la démocratie comme légitime si celle-ci permet aux musulmans de pratiquer librement leur religion, et qu’une minorité de salafistes adoptent bien évidemment le concept du djihadisme militaire.

Comme l’a constaté Shane Drennan, du Centre d’étude du terrorisme et de la violence politique de l’université de St Andrews, Abdallah Azzam a été le premier théoricien de l’« idéologie djihadiste salafiste » ayant appelé à l’« unification de l’Oumma [la communauté musulmane mondiale] par le djihad défensif ».

Son Maktab al-Khadamāt (« Bureau de services »), qu’il a fondé avec ben Laden, a « créé l’archétype organisationnel du djihadisme salafiste mondial tel qu’il se manifeste actuellement, et en particulier d’al-Qaïda ».

L’approche d’Azzam du djihadisme salafiste consistait à défendre et à unir la communauté musulmane « face à l’invasion des kouffar (infidèles ou non-croyants) », plutôt que de se livrer au takfir (excommunication des autres musulmans en tant qu’apostats).

En retournant au djihadisme salafiste d’Azzam, Ahrar al-Cham ne s’éloigne pas du salafisme, mais édulcore simplement ses politiques portant sur les takfiri afin de renforcer le djihad sunnite panislamiste, tout en restreignant temporairement son programme politique draconien dans le but de recueillir un soutien populaire.

Au lieu de considérer les sunnites non-salafistes comme des apostats, comme le fait l’État islamique, Ahrar al-Cham préfère agir ainsi uniquement vis-à-vis des « hérétiques » tels que les musulmans chiites et alaouites.

Le revirement rhétorique d’Ahrar al-Cham n’est pas motivé par le révisionnisme théologique et scriptural, mais constitue un virage tactique visant à réaliser la vision à long terme du groupe.

On a fait grand cas de l’interview du chef d’Ahrar al-Cham, Hachem al-Cheikh, réalisée en avril par Al-Jazeera, lors de laquelle il a confirmé que la Syrie post-Assad serait constituée d’un gouvernement élu par le peuple selon une constitution basée sur la charia, que les minorités seraient protégées et qu’Ahrar al-Cham était en désaccord avec le Front al-Nosra en termes de « politique » et quant à « ses liens avec al-Qaïda ».

Mais il n’y a là rien de nouveau. Lors d’une interview précédente effectuée en 2014 pour Al-Jazeera, l’ancien chef d’Ahrar al-Cham aujourd’hui décédé, Hassan Aboud, avait reconnu que son groupe collaborait au sein du spectre des forces rebelles visant à affranchir le peuple syrien.

Interrogé au sujet de la relation entre Ahrar al-Cham et al-Qaïda en Syrie, Aboud a précisé que leur désaccord n’était pas fondamental : « Comme avec d’autres groupes islamiques, comme avec mon frère, nous nous rejoignons sur certains points et nous sommes en désaccord sur d’autres points ; sur le plan militaire, nous nous rejoignons en matière de tactiques et nous sommes en désaccord sur d’autres tactiques [...] Nous pouvons être d’accord avec eux sur le fait que l’islam est le juge de notre travail, et nous pouvons diverger sur certains points. »

Interrogé quant à la façon dont le régime post-Assad serait choisi, Aboud a approuvé purement et simplement le système de démocratie : « La méthode de sélection d’un dirigeant varie dans un État islamique. Il y a celle, adoptée dans les monarchies d’aujourd’hui, où c’est par exemple le roi qui nomme son successeur ; il y a aussi celle où les dirigeants sont choisis par les nobles haut placés et les sages ; et il y a celle qui requiert la participation des citoyens. Toutes ces méthodes sont légitimes et ne posent aucun problème. »

Toutefois, il a décrit la « démocratie » comme une « épée suspendue au-dessus de tous ceux que les puissances occidentales veulent [...] La démocratie consiste à contrôler le peuple par le peuple en fonction de ce que celui-ci pense des règles. Nous disons que nous avons un système divin prescrit pour son calife et les esclaves [...] C’est le système où les règles se rapportent à la loi islamique pure. La loi d’Allah est complète, et il suffit seulement de prendre les textes en considération et d’en retirer des règles. »

Le rejet par Ahrar al-Cham de la proclamation de l’« État islamique » par Abou Bakr al-Baghdadi (et l’entrave faite aux nouveaux tribunaux de la charia du Front al-Nosra) n’est pas théologique, mais stratégique : « Le devoir le plus important est aujourd’hui de punir l’ennemi qui agresse de manière inique notre nation et notre peuple. Ce n’est pas le moment de mettre à exécution les projets de chaque groupe, s’ils existent [...] Il ne fait aucun doute que beaucoup de personnes dans ce pays veulent être gouvernées par les lois d’Allah et souhaitent le Coran comme constitution d’État, mais quelle nature, quelle forme et quel calendrier ? C’est ici que nous sommes en désaccord ou en accord avec bon nombre d’éléments. »

En outre, malgré les paroles enjôleuses au sujet des minorités, Aboud a précisé que la vision d’Ahrar al-Cham était fondamentalement sectaire. Évoquant une « faucille chiite » encerclant « notre Orient musulman », il a fustigé les desseins russes et iraniens et identifié la menace chiite, qu’il a décrite comme étant « une faucille plantée dans le flanc de cette Oumma, la faucille populiste des Perses safavides : son but est de faire obstacle à la progression et à la restauration de la gloire de la nation musulmane ».

Aboud a également mis en exergue les ambitions régionales et mondiales d’Ahrar al-Cham consistant à détruire les frontières nationales grâce à un nouveau super-État islamique : « Nous attendons avec impatience le jour où nous détruirons de nos mains les murs qui nous ont été imposés par Sykes-Picot [...] Nous sommes impatients de voir, et espérons voir, cette Oumma redevenir une seule et même entité. »

Ironiquement, l’escalade de l’engagement de la Russie et de l’Iran en Syrie attise cette vision apocalyptique. En intervenant directement dans le bourbier syrien, ils ne mettront pas fin au conflit, mais alimenteront le feu d’une guerre sectaire régionale pour la domination du Moyen-Orient.
 

- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : capture d’une vidéo de propagande du Front islamique datée du 9 septembre 2013, représentant le nouveau chef d’Ahrar al-Cham, Hachem al-Cheikh (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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