L’Amérique n’a pas perdu la Syrie, elle ne s’y est jamais vraiment intéressée
Étant donné que plus de 500 000 personnes ont été tuées, que plus de la moitié de la population d’avant la guerre a été déplacée et que le pays est en ruines, il peut sembler insensible de parler de gagnants et de perdants géopolitiques dans la guerre civile syrienne.
Les États-Unis n'ont pas eu d'ambassadeur à Damas entre 2005 et 2011 et, selon des rapports, il semblerait qu’un seul responsable du Département d'État se soit concentré sur la Syrie avant le printemps arabe
Cependant, alors que les États-Unis se préparent pour une nouvelle administration, les commentateurs de Washington ont, inévitablement, commencé à le faire.
Le président russe Vladimir Poutine est de plus en plus dépeint comme le vainqueur après avoir audacieusement envoyé sa force aérienne pour soutenir Bachar al-Assad en septembre 2015, permettant la reprise brutale de l'est d'Alep aux rebelles le mois dernier.
Le président américain sortant, Barack Obama, a apparemment « perdu » après avoir fait trop peu pour aider les rebelles anti-Assad.
Un cessez-le-feu récent, ignorant la Maison Blanche, qui a été conclu par la Russie et la Turquie, ostensiblement un allié américain cependant de plus en plus de Moscou, a été interprété comme un signe de la marginalisation des États-Unis dans la région.
Exagérer la valeur de la Syrie
Cependant, l'ampleur de la victoire russe et de la défaite américaine dans ce récit est quelque peu exagérée.
Tout d'abord, la valeur stratégique de la Syrie pour Washington y est surestimée. Avant la rébellion de 2011, les États-Unis avaient peu d'intérêt à long terme à Damas.
En tant que membre auto-déclaré de l’« axe de la résistance », la Syrie fut un trouble-fêtes pour George W. Bush et ses plans de réorganisation du Moyen-Orient, facilitant l'entrée de militants dans l'Irak occupé par les États-Unis et parrainant le Hezbollah et le Hamas. Elle était alors plus irritante que réellement menaçante.
Les États-Unis n'ont pas eu d'ambassadeur à Damas entre 2005 et 2011 et, selon des rapports, il semblerait qu’un seul responsable du Département d'État se soit concentré sur la Syrie avant le printemps arabe.
Pendant la guerre froide, la Syrie était un client soviétique, pas américain, et c’est avec Moscou qu’elle avait des liens militaires, économiques et politiques de longue date, alors que Washington se concentrait sur ses principaux alliés dans la région, à savoir l'Égypte, Israël, l'Arabie saoudite et la Turquie.
La survie d'Assad représenterait donc une variation du statu quo d’avant 2011, avec une Syrie paria hostile allié à la Russie, et non une réorganisation régionale aux dépens de Washington.
Engagement peu enthousiaste pour évincer Assad
Deuxièmement, ce récit exagère l'engagement d'Obama en faveur du renversement d'Assad.
Si Obama avait été déterminé à renverser le dictateur syrien, autorisant des ressources militaires substantielles à son encontre, et qu’il n’avait toujours pas atteint son but, alors peut-être que le fait qu’Assad reste au pouvoir aurait représenté une défaite.
Mais cela n'a jamais été le cas. Si Obama a appelé à ce qu’Assad soit écarté du pouvoir en août 2011, c’était davantage parce qu’avec ses conseillers, ils pensaient que la chute du président syrien était inévitable et qu’ils voulaient apparaître comme étant du « bon côté de l'histoire », plutôt que la première étape d'une campagne concertée contre Assad.
Le soutien aux rebelles a été, au mieux, tiède. La Maison Blanche a écarté à plusieurs reprises des plans visant à armer les rebelles, peu convaincue qu'ils étaient suffisamment modérés, et a interdit à ses alliés régionaux de leur fournir des armes lourdes.
Finalement, les armes ont été envoyées par l'entremise des programmes de la CIA et du département de la Défense, mais elles ont toujours été limitées et nettement inférieures à celles fournies à Assad par ses principaux alliés, l’Iran et la Russie.
De même, Obama a hésité à déployer les forces américaines directement contre Assad, se mettant apparemment en quatre pour éviter d'imposer militairement sa ligne rouge sur les armes chimiques en 2013, accueillant à la place un accord négocié par la Russie visant à désarmer l'arsenal d'Assad.
En revanche, un an plus tard, Obama a lancé avec enthousiasme des frappes aériennes contre l'État islamique (EI) dans l'est de la Syrie, montrant jusqu’où il était prêt à aller quand il s’engageait véritablement.
Pas encore une victoire russe
Enfin, la « victoire » de la Russie est loin d'être assurée. La guerre est toujours en cours et, vue la fragilité du cessez-le-feu récemment déclaré, Poutine pourrait trouver qu’en pratique, conclure la guerre en sa faveur est difficile.
Le conflit a permis à la Russie d'étendre sa présence militaire en dehors de l'ex-URSS pour la première fois depuis la guerre froide, mais seulement chez un allié préexistant
Même si Assad trouvait un moyen, avec l'aide russe et iranienne, de reconquérir toute la Syrie, ce qui est peu probable, la position de Moscou pourrait ne pas être plus forte qu'elle ne l'était avant 2011.
Le conflit a permis à la Russie d'étendre sa présence militaire en dehors de l'ex-URSS pour la première fois depuis la guerre froide, mais seulement chez un allié préexistant.
Cet allié est désormais une ombre de son ancien soi, ravagée par la guerre, et pourrait s'avérer être un gouffre pour l'économie déjà faible de la Russie, exigeant des investissements militaires et financiers substantiels pendant des décennies.
La Russie est loin d'être un chef suprême en Syrie, ayant à composer non seulement avec le régime imprévisible et impétueux d’Assad, mais aussi avec l’Iran, qui a ses propres objectifs indépendants et pourrait contrarier les desseins de Moscou.
De plus, l'impact à long terme de la politique syrienne de Poutine pourrait s'avérer préjudiciable, augmentant par exemple la vulnérabilité de la Russie aux attaques des combattants – son ambassadeur en Turquie ayant justement été assassiné dans le cadre d’une telle vengeance « pour Alep » en décembre.
Tendances héritées
Ces dernières années, la situation régionale au Moyen-Orient s’est éloignée de la perception de la domination américaine des années 1990 et 2000, et le conflit syrien y a contribué. Cependant, beaucoup de ces tendances ont été héritées, et non pas causées par Barack Obama.
Même si en réalité la « perte » américaine en Syrie est surestimée et que le succès supposé de la Russie est moins impressionnant qu’on ne l’imagine, le préjudice causé à la perception de la puissance régionale américaine est très réel
L'invasion et l'occupation de l'Irak en 2003, par exemple, ont aidé à rendre le public américain hostile au déploiement de « bottes sur le terrain », limitant ainsi les possibilités d'intervention à long terme et à grande échelle des Américains.
De même, les conséquences de cette guerre ont accru l'activisme régional de l'Iran, de la Turquie, de l'Arabie saoudite et de la Russie. Beaucoup de ces forces ont joué dans le conflit en Syrie, renforçant le passage à un Moyen-Orient plus multipolaire.
La question de savoir s'il était possible d'inverser cette tendance en consacrant des ressources substantielles aux rebelles syriens fait toujours l’objet de débats intenses parmi les experts, mais il est clair qu'Obama n'était de toute façon pas disposé à le faire.
Alors qu’il vient de quitter la Maison Blanche, les États-Unis demeurent de loin le plus puissant acteur externe au Moyen-Orient, avec une présence au Koweït, à Bahreïn, en Irak, au Qatar, en Turquie, aux Émirats arabes unis, en Jordanie, en Arabie saoudite et en Égypte, comparé aux deux bases de la Russie en Syrie.
Cependant, on a de plus en plus l'impression que le pouvoir américain n'est plus incontesté et qu'il doit rivaliser avec d'autres acteurs régionaux et internationaux pour exercer une influence.
Même si en réalité la « perte » américaine en Syrie est surestimée et que le succès supposé de la Russie est moins impressionnant qu’on ne l’imagine, le préjudice causé à la perception de la puissance régionale américaine est très réel.
Comment Donald Trump, qui vient de composer son équipe de politique étrangère avec un curieux mélange d'isolationnistes et de néo-conservateurs, abordera la situation ? Cela reste un mystère, comme tant d’autres choses après son investiture le 20 janvier.
- Christopher Phillips est maître de conférences à Queen Mary, Université de Londres, et chercheur associé à Chatham House. Son dernier livre, The Battle for Syria: International Rivalry in the new Middle East, est actuellement en vente.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président américain Barack Obama marche avec le président russe Vladimir Poutine lors du sommet de coopération économique Asie-Pacifique, Beijing, le 11 novembre 2014 (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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