Aller au contenu principal

L’attaque de Trump contre la livre turque a-t-elle débloqué un accord concernant la Syrie ?

En jetant la Turquie dans les bras de Moscou, cette initiative américaine pourrait ouvrir la voie aux dernières étapes d’un accord sur la Syrie sous la tutelle russe

« Il fait les choses comme il faut », a dit le président américain Donald Trump à propos du président turc Recep Tayyip Erdoğan le mois dernier.

Cela n’aurait pas dû être une surprise ; les deux hommes ont beaucoup en commun : autocrates nationalistes, qui méprisent les limites constitutionnelles à la puissance présidentielle, qui voient peu de problèmes qui ne peuvent être résolus par la bonne combinaison de volonté et de puissance de feu.

Le commentaire de Trump faisait spécifiquement référence à la capacité d’Erdoğan à ignorer son propre Parlement, et a été suivi par un fist bump d’encensement mutuel. Cette bromance naissante a toutefois été de courte durée. Quelques jours plus tard, Trump a tenu sa désormais célèbre réunion privée de deux heures avec le président russe Vladimir Poutine à Helsinki. Mais de quoi ont-ils discuté ?

Champ de bataille par procuration

Selon leurs propres déclarations, l’un des principaux points à l’ordre du jour était la Syrie, qui est depuis sept ans le théâtre d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, entre autres. Dans cette guerre, la Turquie et les États-Unis étaient censés être du même côté, mais Trump, sur la Syrie comme sur tant de questions, s’est montré ambivalent quant aux objectifs américains dans ce conflit.

L’objectif initial, bien sûr, était de transformer la Syrie – une puissance régionale indépendante alliée à l’Iran et au Hezbollah – en un État déliquescent sur le modèle Irak/Libye/Afghanistan. Pourtant, l’État syrien, qui bénéficie d’un niveau de soutien populaire surprenant pour les observateurs occidentaux réceptifs à leur propre propagande, refuse obstinément d’être détruit.

L’intervention russe a contribué à inverser la tendance à partir de septembre 2015 et depuis lors, une victoire après l’autre […] a clairement montré que non seulement le gouvernement syrien survivrait, mais qu’il rétablirait très probablement son autorité à l’échelle nationale

L’intervention russe a contribué à inverser la tendance à partir de septembre 2015 et depuis lors, une victoire après l’autre – et tout spécialement à Alep – a clairement montré que non seulement le gouvernement syrien survivrait, mais qu’il rétablirait très probablement son autorité à l’échelle nationale.

La plupart des villes contrôlées par les rebelles ont été reprises par l’armée syrienne, tandis que les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, qui ont toujours craint, à raison, l’insurrection sectaire soutenue par les États-Unis bien plus que le président syrien Bachar al-Assad, ont entamé des négociations avec Damas, menant à un rôle croissant de l’armée syrienne dans les zones tenues par les YPG.

Idleb, qui abrite près de trois millions de personnes, est le seul grand centre de population encore totalement hors du contrôle du gouvernement. Il est en grande partie contrôlé par Hayat Tahrir al-Sham (HTS), la plus récente désignation de la franchise syrienne d’al-Qaïda.

Offensive imminente

Tous les signes suggèrent qu’une offensive du gouvernement sur cette dernière place forte rebelle est imminente, les forces gouvernementales s’amassant à l’extrémité ouest de la province près de Jisr al-Choghour. Un obstacle majeur demeure cependant : la Turquie.

Les troupes turques sont désormais présentes sur le terrain à Idleb, dans une douzaine de « postes d’observation » créés dans le cadre des zones de désescalade convenues par l’Iran, la Turquie et la Russie lors de la conférence d’Astana, rendant difficile toute offensive directe sur le gouvernorat sans risquer une escalade majeure avec la Turquie qui reste, malgré tout, membre de l’OTAN.

En outre, la Turquie exerce une influence considérable sur de nombreux groupes rebelles présents à Idleb. En mai dernier, la Turquie y a formé une coalition d’une douzaine de milices anti-gouvernementales sous la bannière du Front national de libération (FNL). Au début du mois, les Turcs ont persuadé deux factions dissidentes de HTS – Nour al-Din al-Zenki, le groupe financé par les États-Unis et le Royaume-Uni, tristement célèbre pour avoir décapité un jeune de 11 ans en direct, et Ahrar al-Sham, un autre al-Qaïda si ce n’est son nom et son attitude envers l’Occident – d’y adhérer.

Des combattants de Hayat Tahrir al-Sham assistent à une simulation de bataille en prévision d’une attaque du gouvernement sur la province d’Idleb, le 14 août 2018 (AFP)

Grâce à cette force, la Turquie prétend désormais contrôler jusqu’à 100 000 combattants à Idleb, en plus de ses propres troupes sur le terrain. En d’autres termes, la Turquie s’est positionnée pour agir comme un obstacle majeur à toute nouvelle opération à Idleb.

La Russie cherche donc à faire pression sur la Turquie pour qu’elle accepte, sinon la capitulation de la province, au moins le retrait de ses troupes, et un accord négocié avec ses mandataires du FNL – peut-être même une opération conjointe de l’armée syrienne, du FNL et de la Russie contre HTS.

Un accord sur Idleb

Cela pourrait être acceptable pour la Turquie, avec une garantie d’influence sur la suite, et pour la Russie, mais cela serait très difficile à avaler pour le gouvernement syrien, qui ne souhaite pas partager le pouvoir avec une version light d’al-Qaïda. Pour superviser un accord concernant Idleb selon ses propres termes, la Russie a donc besoin d’un certain effet de levier à la fois sur la Turquie et sur la Syrie, afin de pouvoir faire accepter ses propres propositions sur la question d’Idleb.

C’est là que Trump intervient. Son attaque contre la devise turque – déjà sous la pression de la hausse du dollar en raison de l’énorme dette du pays – a précipité une baisse sans précédent de sa valeur, seulement jugulé par un prêt de 15 milliards de dollars du Qatar. Cependant, cela ne sera probablement qu’une solution temporaire. Coupé des marchés américains et face à de nouvelles sanctions sur les achats turcs de pétrole iranien, Erdoğan a besoin d’un nouvel allié, plus fiable que son ami instable de la Maison-Blanche.

À LIRE ► Va-t-on assister à un Suez syrien ?

C’est là qu’intervient Poutine. Le 10 août, après le tweet de Trump qui a déclenché la chute de la livre, Erdoğan a immédiatement parlé à Poutine pour évoquer leur « coopération commerciale et économique ». Quelques jours plus tard, Erdoğan a expliqué qu’il avait « progressé dans nos relations avec la Russie conformément à nos avantages et intérêts ». 

Une visite à Ankara du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est ensuivie et, la semaine dernière, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a été reçu à Moscou par Poutine en personne.

La Russie avait déjà réaffirmé son engagement à livrer son très redouté système de missiles S-400 au début de l’année prochaine et a fait de vagues promesses concernant l’utilisation de la livre dans ses transactions avec la Turquie à un moment indéterminé de l’avenir. Mais rien de neuf, rien de concret.

La Russie signalait ainsi qu’elle était prête à venir en aide à la Turquie, mais à un certain prix. Ce prix pourrait bien être le soutien turc aux propositions russes pour Idleb, que Poutine espère finaliser lors du prochain sommet sur la Syrie entre la Turquie, la Russie et l’Iran vendredi.

Revendiquer la victoire

Déjà, les déclarations en provenance de Turquie après ces différentes réunions ont révélé un changement dans la position turque, Çavuşoğlu admettant la présence de « groupes terroristes » à Idleb devant être « neutralisés » afin « d’atténuer les préoccupations de nos homologues russes ».

Voilà la véritable collusion entre Trump et la Russie : pas lors de réunions de campagne en coulisses, mais au vu et au su de tous

Dans le même temps, Poutine peut utiliser la perspective du consentement turc à une opération à Idleb pour inciter le gouvernement syrien à accepter ses deux propositions de reconnaissance de l’autonomie kurde et des exigences israéliennes visant à réduire la présence iranienne en Syrie.

Un tel résultat permettrait au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et à Trump de revendiquer une victoire si nécessaire dans leur campagne pour « faire reculer » l’Iran, tout en augmentant la dépendance iranienne et syrienne à l’égard de la Russie.

En d’autres termes, l’attaque de Trump contre la livre, en jetant la Turquie dans les bras de Moscou, pourrait avoir été la clé pour franchir les dernières étapes d’un accord en Syrie sous la tutelle russe. Voilà la véritable collusion entre Trump et la Russie : pas lors de réunions de campagne en coulisses, mais au vu et au su de tous.

- Dan Glazebrook est rédacteur politique et éditeur de stopstarvingyemen.org. Il est l’auteur de Divide and Ruin: The West’s Imperial Strategy in an Age of Crisis (Diviser pour détruire et régner : la stratégie de l’impérialisme occidental en temps de crise) et tient un blog : danglazebrook.com.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des combattants rebelles prennent position le 17 août 2018 dans la campagne du nord d’Idleb (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

This article is available in French on Middle East Eye French edition.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].