Le BDS peut-il reproduire le succès du mouvement anti-apartheid ?
En 2015, nous avons publié les résultats d’une étude sur la résistance palestinienne non armée à l’occupation israélienne. Malheureusement, voici l’une de nos principales conclusions : toutes les protestations et démarches juridiques déployées par les militants non violents palestiniens n’ont exercé aucune influence notable sur les leaders d’opinion israéliens ou le grand public de ce pays.
Nous avons trouvé des raisons d’espérer lorsque nous sommes penchés sur la manière dont le conflit s’internationalisait, avec la multiplication de réseaux de solidarité dans le monde entier. La violence meurtrière infligée aux habitants de la bande de Gaza par Israël au cours d’une longue série de guerres s’avère l’un des principaux moteurs de cette croissance.
L’œuvre de plaidoyer de milliers de personnes et groupes très impliqués, qui ont passé du temps dans les territoires palestiniens occupés – témoins directs de la réalité de la violence quotidienne et de l’humiliation infligée aux Palestiniens par les soldats et les colons israéliens – a également joué un rôle important dans le développement des réseaux de solidarité transnationaux.
Le vol d’un boomerang
Nous avons comparé le processus d’internationalisation au vol d’un boomerang – d’abord lancé lorsque des résistants palestiniens non armés envoient des messages via leurs réseaux de solidarité dans l’espoir de générer suffisamment de pression pour avoir un impact réel sur le grand public et les décisionnaires politiques israéliens. Ces dernières années, les militants de ces réseaux de solidarité ont eu recours aux récits de témoins oculaires de violations des droits humains afin d’étayer leur interprétation de la question palestinienne : une violation flagrante des droits humains universels. Ils s’efforcent ainsi d’atteindre les décideurs au plus haut échelon de l’échelle hiérarchique du pouvoir dans leurs pays respectifs.
Le plus significatif lancer de boomerang entrepris par les Palestiniens ces dernières années remonte à juillet 2005 : suite à une réunion des organisations de la société civile palestinienne, un appel a été lancé contre Israël en faveur d’une campagne mondiale de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), dont voici les principales revendications : fin de l’occupation des terres arabes par Israël, reconnaissance des droits des citoyens palestiniens en Israël, et reconnaissance du droit au retour des Palestiniens.
L’absence d’une direction unifiée sur le terrain politique palestinien a contribué à la multiplication de points de vue divergents quant à l’issue souhaitable du combat en faveur de la libération de la Palestine
La campagne BDS a été inspirée par, et modélisée sur plusieurs dimensions du mouvement mondial anti-apartheid des années 1970 et 1980 et, de toute évidence, le succès de la lutte pour la liberté en Afrique du Sud a également nourri l’espoir des militants palestiniens et de leurs réseaux de solidarité internationale.
Nous sommes des universitaires activement engagés en faveur de la non-violence comme vecteur de changement. Nous avons donc jugé utile d’explorer les raisons d’espérer que le BDS parvienne un jour à reproduire le succès du mouvement mondial anti-apartheid (AAM).
Nous avons abordé cette question en identifiant, parmi les principales caractéristiques de l’AAM, celles qui lui ont permis d’exercer autant d’influence : cette organisation a en effet joué un rôle important dans le démantèlement du système d’apartheid en Afrique du Sud, au point de déboucher, en 1994, sur l’accession à la présidence de Nelson Mandela.
Voici les trois groupes de paramètres qui nous semblent notoirement déterminants : les facteurs internes, conceptuels et contextuels.
Facteurs internes
L’AAM s’est inspirée du Congrès national africain (ANC), reconnu comme l’incarnation d’un leadership unifié et légitime, réputé fer de lance de la lutte de libération en Afrique du Sud.
Dans le cas palestinien, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le Conseil national palestinien (CNP) ont exercé une fonction de leadership. Mais depuis les accords d’Oslo et la création de l’Autorité palestinienne (AP), aucun leadership efficace n’a émergé pour fournir direction et cohérence aux réseaux plus vastes de soutien et de solidarité.
Les dissensions actuelles entre Fatah et Hamas demeurent un handicap important, malgré plusieurs tentatives de « réconciliation » et les rounds de négociations qui ont visé ces dix dernières années à mettre en place un gouvernement d’union nationale. L’absence d’une direction unifiée a eu un effet incapacitant sur les réseaux de solidarité internationale.
De plus, l’existence d’une direction unifiée – l’ANC – témoignait de l’objectif raisonnablement clair et sans ambiguïté de l’AAM : la promesse d’un système politique démocratique libre qui aboutirait à mettre un terme à la domination de la minorité blanche en Afrique du Sud.
L’absence d’une direction unifiée sur le terrain politique palestinien a contribué à la multiplication de points de vue divergents quant à l’issue souhaitable du combat en faveur de la libération de la Palestine, ce qui a à son tour affecté la vitalité et la résilience des réseaux de solidarité palestiniens dans le monde entier.
Dans le contexte sud-africain, la vision dite « une personne, une voix » a rallié les militants dans le pays et au-delà. Ce principe incarnait l’objectif d’une société et d’un État futurs, fondés sur l’égalité de tous les citoyens en termes de droits civiques et politiques. Quant au BDS, il n’a malheureusement pas réussi à présenter une vision inclusive susceptible d’être partagée par les juifs israéliens.
Facteurs conceptuels
Pendant toute la période d’activité de l’AAM, les protagonistes des deux camps se sont livrés à ce qu’on peut qualifier de concours narratifs, chacun cherchant à présenter son adversaire sous un jour aussi odieux et préjudiciable que possible. L’AAM l’a emporté.
Le gouvernement sud-africain a tenté de salir l’ANC et ses partisans, comme membres d’une conspiration communiste internationale compromettant la stabilité de l’ensemble de la région-Sud du continent africain.
À LIRE ► Israël mérite plus que jamais un boycott culturel et universitaire
Pour sa part, l’AAM a réussi à présenter une fable morale limpide, présentant le régime sud-africain sous les traits d’une minorité blanche privilégiée s’obstinant à dominer et exploiter une majorité noire privée des droits de l’homme les plus élémentaires.
En revanche, le BDS cible visiblement une partie importante des juifs israéliens – seulement voilà : les Juifs ont historiquement fait figure de minorité vulnérable et persécutée, envers laquelle l’Europe éprouve une immense culpabilité historique. En conséquence, le mouvement transnational de solidarité palestinienne n’a pas encore écrit son propre conte moral, doté du même pouvoir narratif que celui présenté et reproduit par l’AAM.
Facteurs contextuels
Dans les années 1980, l’AAM s’était donné comme priorité d’obtenir le soutien du régime Reagan à Washington. Voici l’une des raisons principales pour lesquelles Washington finit par lâcher le régime d’apartheid : les États-Unis comprirent que l’Afrique du Sud avait perdu son rôle stratégique de rempart contre le communisme qui, dans les années 1980, avait déferlé sur tout le continent africain.
Autre raison : si l’Afrique du Sud s’est résolue à s’asseoir à la table des négociations, c’est surtout parce que sa minorité blanche avait besoin de la main-d’œuvre fournie par la majorité noire. En effet, les syndicats noirs, sous l’égide du Congrès des syndicats sud-Africains, devinrent un puissant instrument de résistance et un moyen de pression, qui participa à démanteler l’apartheid de l’intérieur.
Contrairement à l’Afrique du Sud des années 1980, Israël bénéficie aujourd’hui et depuis une dizaine d’années, d’une bonne santé économique et financière. De plus, tout porte à croire que son principal commanditaire international à Washington n’est pas prêt de revenir sur sa volonté de poursuivre le financement des gouvernements israéliens de droite – qui ne font pas mystère de leur désaffection envers ce que la majorité du monde considèrerait comme un authentique processus de paix.
- Marwan Darweish est maître de conférences au Centre for Trust, Peace and Social Relations de l'Université de Coventry. Ses recherches portent sur les processus de paix, la transformation des conflits et la non-violence. Il a une très bonne connaissance de la région, en particulier de la Palestine et d'Israël. C'est un Palestinien d’Umm al-Fahm, à l’intérieur des frontières de 1948.
- Andrew Rigby est professeur émérite d’études sur la paix à l’Université de Coventry.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le Cap, en 2015. Un musulman arbore une pancarte portant l’inscription : « Israël massacre les Palestiniens. Woolworths vend des produits israéliens » (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].