Le droit à l’éducation des Palestiniens à nouveau sacrifié
La rentrée scolaire 2015 s’annonce difficile pour les réfugiés palestiniens scolarisés dans les établissements d’enseignement de l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée depuis 1949 des réfugiés de Palestine au Moyen-Orient. En effet, le 5 août dernier, cette dernière a annoncé qu’en raison d’un manque de fonds de plus de 100 millions de dollars, elle risquait de devoir différer la rentrée scolaire, initialement prévue pour le 16 août, dans les 700 écoles qu’elle gère en Jordanie, en Syrie, au Liban, en Cisjordanie et à Gaza – privant ainsi un demi-million d’enfants palestiniens de leur droit à l’éducation.
Pour les bailleurs de fonds internationaux, ce manque de financement s’explique par la multiplication des crises dans la région et par l’augmentation de la population de réfugiés palestiniens – deux facteurs qui grèvent, selon eux, le budget de l’UNRWA. Mais pour certains réfugiés palestiniens, qui ont organisé des manifestations pour protester contre cette annonce faite pratiquement au dernier moment, notamment dans la capitale jordanienne Amman, à Gaza ou à travers la Cisjordanie, il y là un manque de volonté politique évident, voire, selon certains, un dessein « sioniste » sous-jacent de nuire au développement du peuple palestinien.
Les « sans-écoles » palestiniens
Il faut dire que ces accusations sont en quelque sorte justifiées par les conditions dans lesquelles les écoliers et étudiants palestiniens sont contraints de vivre et d’étudier dans les territoires occupés par Israël, en particulier à Jérusalem Est. Là, le « point d’ébullition » a été atteint, selon le dernier rapport (censé être confidentiel) des chefs de missions diplomatiques de l’Union européenne postés dans la ville. Comme les années précédentes, le bilan pour 2014 fait état des défis grandissants auxquels doivent faire face les jeunes palestiniens en âge d’être scolarisés, à commencer par un manque chronique d’infrastructures.
Bien qu’en février 2011, suite à une plainte déposée par l’association pour les droits civils en Israël (ACRI), la Cour suprême israélienne ait prononcé un jugement stipulant que l’État d’Israël avait violé le droit à l’éducation publique gratuite des Palestiniens de Jérusalem Est, et ordonné au conseil municipal de la ville de résoudre le problème de la pénurie de salles de classe dans un délai de cinq ans, quatre ans plus tard, ACRI constate que « l’écart demeure vaste et a même augmenté en raison de la croissance naturelle du nombre d’étudiants au cours des années », concluant qu’« à l’heure actuelle, il apparaît clairement qu’en février 2016 – à la fin du délai imparti par la cour – la question urgente du manque de ressources dans le secteur éducatif à Jérusalem Est n’aura pas été solutionnée de façon adéquate ». Selon les estimations, environ 2 200 salles de classe supplémentaires sont nécessaires pour satisfaire les besoins de la population scolarisée à Jérusalem Est, qui croît à un taux de 3-4 %.
Cette crise est aggravée par les restrictions de permis de construire accordées aux Palestiniens, qui réduisent à néant toute tentative de pallier au manque d’infrastructures, ainsi que par les menaces de destruction visant des établissements existants. Résultat : le manque d’écoles publiques à Jérusalem Est a contraint quelque 40 000 jeunes Palestiniens ayant droit à une éducation gratuite à s’inscrire dans le privé, où les frais de scolarité s’élèvent à plusieurs milliers de dollars par enfant et par an. D’autres n’ont même pas cette chance : pas moins de 5 000 enfants âgés de 5 ans et 12 000 âgés de 3-4 ans ne sont tout simplement pas scolarisés, toujours selon l’ACRI.
À cela s’ajoutent le manque d’enseignants qualifiés, en particulier dans les matières scientifiques, et les interdictions d’accès et restrictions aux déplacements que subissent d’ordinaire les Palestiniens, qu’ils soient étudiants ou enseignants. Selon le rapport des diplomates européens, plus de 2 000 étudiants et plus de 250 enseignants palestiniens doivent, pour se rendre dans leur établissement scolaire, subir au quotidien les passages aux check-points, avec leurs lots de souffrance et d’humiliations.
Le taux d’échec scolaire et d’abandon prématuré des études est par conséquent particulièrement élevé chez les Palestiniens de Jérusalem Est, en particulier chez les garçons du deuxième cycle (niveau lycée). Selon des estimations récentes citées dans le rapport de l’UE, 36 % des élèves palestiniens de la ville ne complètent pas leur cycle d’études.
« Occupation de l’esprit »
Outre ces restrictions matérielles, les associations de défense des droits de l’homme dénoncent les efforts déployés par les autorités israéliennes en vue de modifier le programme éducatif palestinien et d’imposer le point de vue israélien dans les manuels scolaires. Depuis la signature des accords d’Oslo en 1993-95 et l’établissement de l’Autorité palestinienne (AP), le programme scolaire préparé par cette dernière a substitué le programme jordanien, qui était en vigueur depuis 1967 dans les écoles de Jérusalem Est.
Or, en mars 2011, la municipalité de Jérusalem a envoyé une lettre aux chefs d’établissements privés de Jérusalem Est, qui reçoivent des financements des autorités israéliennes, les informant qu’à partir de l’année scolaire 2011/12, ils auraient l’obligation d’acquérir et d’utiliser uniquement des manuels préparés par l’Administration de l’éducation de Jérusalem (JEA), un organe commun à la municipalité et au ministère de l’Éducation israéliens. Malgré les protestations organisées par des comités de parents d’élèves, des enseignants et des militants de Jérusalem Est, certaines écoles ont accepté par peur de perdre leurs financements.
Pour PASSIA (Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs), un think tank palestinien basé à Jérusalem Est, l’initiative était une tentative visant à imposer une identité juive-israélienne aux Palestiniens de Jérusalem Est. Et de fait, sachant que les manuels scolaires israéliens ont apparemment vocation à renforcer l’idéal sioniste et conforter l’identité juive au détriment de l’identité palestinienne, souvent dépeinte dans les termes les plus péjoratifs ou tout simplement effacée – comme l’explique la spécialiste israélienne des sciences de l’éducation Nurit Peled-Elhanan dans son ouvrage Palestine in Israeli School Books: Ideology and Propaganda in Education – on ne pouvait que s’inquiéter d’une telle décision.
D’autres mesures de ce type ont suivi depuis, recensées par PASSIA dans sa revue annuelle de la situation, notamment l’ordre donné également aux écoles publiques de s’approvisionner en manuels scolaires uniquement auprès de la municipalité ; le retrait du logo du ministère de l’Éducation de l’AP des livres scolaires ; les restrictions au transfert depuis Ramallah, où ils sont produits, des manuels de l’AP dont le contenu n’avait pas été retouché par les autorités israéliennes ; mais aussi la censure de contenus faisant référence à l’identité, à la culture et au patrimoine palestiniens, ainsi que la suppression de la version palestinienne de l’Histoire.
Une autre manière d’imposer une identité israélienne à la population palestinienne de Jérusalem par le biais de l’éducation a consisté dans le refus de reconnaître les diplômes délivrés par l’université palestinienne de la ville, al-Quds, empêchant de fait à ses diplômés de trouver un emploi sur le marché du travail israélien. Selon le rapport des consuls et chefs de missions européens, les diplômés des facultés de médecine et de sciences de l’éducation sont les principales victimes de cette situation, aggravant la pénurie de personnels de santé et d’enseignants dans la ville. Dès lors, comme le constate Nir Hasson dans un article pour Haaretz, de plus en plus d’élèves palestiniens décident de passer le baccalauréat israélien plutôt que son équivalent palestinien, le « tawjihi », afin d’avoir une chance d’accéder aux universités israéliennes – contribuant ainsi, malgré eux, à l’« israélisation » de la ville et à la « normalisation » de son annexion par Israël, selon le journaliste.
Colons, armée, guerres, siège… et intolérance occidentale
La situation dans le reste de la Palestine occupée n’est pas plus enviable. En Cisjordanie, un récent rapport de la Plateforme européenne pour le boycott académique et culturel d’Israël (EPACBI) dénonce « une politique cohérente et multiforme d’ingérence israélienne dans le fonctionnement normal de la vie académique », qui prend notamment la forme d’obstacles à la libre circulation des personnels et étudiants, de restrictions aux collaborations et partages des ressources intellectuelles entre universités palestiniennes, d’obstructions aux visites et à l’embauche d’universitaires étrangers, et d’interruptions de la fourniture en équipements et livres.
EPACBI, tout comme les diplomates européens à Jérusalem, dénonce aussi les humiliations et abus répétés auxquels sont soumis les étudiants palestiniens, les arrestations arbitraires d’universitaires palestiniens – tel Imad al-Barghouti, professeur d’astrophysique de l’université al-Quds placé en détention administrative sans accusation ni procès pendant près de deux mois – et les raids des forces armées israéliennes, en constante augmentation selon le rapport de l’UE.
Ces violences touchent également les plus jeunes, comme l’indique une étude de l’Office pour la coordination de l’aide humanitaire (OCHA) datant de mars 2012, qui révèle que les attaques de colons constituent l’un des principaux obstacles à l’accès à l’éducation dans 27 % des communautés faisant l’objet de l’enquête. Sans parler du manque d’infrastructures et de services de base, tout particulièrement en zone C, ces 60 % de terres cisjordaniennes sur lesquels Israël a pratiquement un contrôle exclusif. Là, les jeunes filles répugnent souvent à aller à l’école tout simplement parce qu’elles n’y trouvent pas de toilettes décentes…
La liste des dénis du droit à l’éducation des Palestiniens est quasiment sans fin. Nous n’avons pas mentionné la bande de Gaza, où le blocus imposé par Israël et l’Égypte empêche aux étudiants gazaouis d’étudier dans les institutions de leur choix, que ce soit en Cisjordanie ou à l’étranger, et où la dernière offensive israélienne, l’été dernier, a détruit partiellement ou totalement 5 universités, 182 écoles publiques, 5 écoles de l’ONU et 10 écoles privées. Et causé la mort de plus de 500 enfants.
Nous n’avons pas mentionné non plus les milliers de réfugiés palestiniens en Syrie, dont la préoccupation principale est tout simplement de survivre. Ou ceux qui risquent leur vie pour atteindre les rives de l’Europe et y trouver un meilleur avenir, peut-être même étudier à l’université, pour au final se faire entendre dire, à l’exemple de la jeune Reem lors d’une rencontre télévisée avec la chancelière Angela Merkel, que l’Allemagne ne peut accueillir tous les réfugiés de la planète. Ou encore ceux qui, en Turquie, à Gaza et ailleurs, se retrouvent contraints de travailler à un très jeune âge pour subvenir aux besoins de leur famille.
Plus qu’un « passeport pour la dignité »
L’éducation a toujours été d’une importance primordiale pour les Palestiniens, qui déteignent l’un des taux d’alphabétisation les plus hauts de la région (92,4 % selon les données du PNUD en 2011). Après la Nakba en 1948, l’éducation est devenue un « passeport pour la dignité », selon l’expression de Chris Gunness, porte-parole de l’UNRWA. Une question de dignité, en effet, pour des milliers de réfugiés ayant tout perdu, hormis l’espoir dans un avenir meilleur et dans la préservation de leur culture, de leur héritage et de leur identité par le biais de la transmission du savoir aux nouvelles générations.
Aujourd’hui plus que jamais, pour les Palestiniens, l’« éducation est [une] arme pour résister à l’occupation », comme l’a déclaré Sundos Hammas, organisatrice de la campagne pour le Droit à l’Éducation à l’université cisjordanienne de Birzeït, autre victime des fréquents raids et fermetures forcées de l’armée israélienne. Le mouvement du Droit à l’Éducation, né durant la deuxième Intifada, durant laquelle avaient augmenté les restrictions à l’accès à l’éducation imposées par Israël, vise désormais à « briser l’occupation de l’esprit ». Il se fonde sur une riche tradition palestinienne de résistance « éducative » à l’occupation, qui comprend la création des premières universités privées (1972–78) en réponse à la censure et aux tentatives de contrôle du système éducatif palestinien par l’occupant israélien au lendemain de la défaite de 1967, ou les « écoles populaires » tenues à domicile pour pallier aux interdictions et fermetures des établissements scolaires pendant la première Intifada.
Mais l’éducation n’est pas seulement un moyen de résister à l’oppression et de conserver sa dignité. Alors que l’extrémisme augmente dangereusement dans la région, se nourrissant de la marginalisation socio-économique, de l’ignorance, de l’absence de raisonnement critique et du manque de repères identitaires, ne pas satisfaire le droit à l’éducation des Palestiniens – et de tous les autres enfants de la région – est une bombe à retardement dont les dirigeants occidentaux pourraient bientôt avoir à se mordre les doigts.
- Elodie Farge est responsable de l’édition française de Middle East Eye depuis sa création en janvier 2015. Elle vit depuis plusieurs années au Moyen-Orient, où elle a travaillé pour des ONG locales de défense des droits de l'homme et comme chercheuse pour PASSIA (Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs). Elle est l'auteure, notamment, de France & Jerusalem. “Holy” Conquests, Colonial Encounters & Contemporary Diplomacy (PASSIA, 2015).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un homme porte un enfant palestinien blessé lors du bombardement par l’armée israélienne d’une école de l’UNRWA servant de refuge aux populations lors du dernier conflit à Gaza durant l’été 2014 (AA).
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