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Le marteau du terrorisme et l’enclume de l’extrême droite

Le terrorisme dispose de ses marchands qui capitalisent sur les horreurs, le chaos, le climat de peur et les tensions qu’il sème pour raviver des notions racistes et arrogantes

Nous sommes pris au piège. Une fois de plus, nous nous retrouvons coincés entre le marteau du terrorisme et l’enclume de l’extrême droite européenne et des républicains néoconservateurs de l’autre côté de l’Atlantique. Chaque guerre a ses marchands qui tirent profit de ses peines, de ses décombres et du sang versé. C’est également le cas du terrorisme. En plus de ses victimes et de ses responsables, le terrorisme dispose de ses marchands qui capitalisent sur les horreurs, le chaos, le climat de peur et les tensions qu’il sème.

Pour ces derniers, tout attentat terroriste ou toute fusillade est une occasion en or de raviver des notions racistes et arrogantes dans un nouveau format islamophobe, ce qui leur permet ainsi de pénétrer davantage dans le courant majoritaire et de gagner de nouveaux territoires et de nouvelles voix. Les cibles ne sont plus les « Africains », les « Asiatiques », les « noirs » ou les « basanés », mais les « musulmans », les « Arabes », les « Moyen-Orientaux » ou les « Syriens ». Contre eux, toutes les limites peuvent être dépassées, l’indicible devient dicible et l’inacceptable devient acceptable.

Avant que l’agitation ne retombe à Paris, la vieille symphonie de l’opposition entre « nous » et « eux » résonnait une nouvelle fois. « Nos » valeurs éclairées, nous a-t-on encore dit, ont été piégées dans une lutte existentielle contre « leur » religion barbare et « leur » culture sauvage. Ici, « eux » ne renvoie bien évidemment pas à des groupes fanatiques violents et extrémistes affiliés à al-Qaïda ou à l’État islamique, mais à des centaines de millions de musulmans à travers le monde. Ainsi, les hommes et les femmes ordinaires qui vaquent à leurs occupations quotidiennes en Indonésie ou en Malaisie, au Bangladesh ou au Sénégal, se retrouvent tout à coup catalogués comme l’ennemi qui rivalise pour détruire « notre » civilisation occidentale, « nos » sublimes idéaux et « notre » magnifique mode de vie.

Ce qui est inquiétant, c’est que cette rhétorique, qui est plutôt une caractéristique propre à l’extrême droite en Europe, est de plus en plus approuvée par les Républicains traditionnels aux États-Unis. Il est ironique de constater qu’alors que François Hollande avait déclaré lors de son discours devant le Sénat et l’Assemblée nationale, après les attentats de Paris, que « nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation parce que ces assassins n’en représentent aucune », à plusieurs milliers de kilomètres de là, de l’autre côté du globe, les Républicains américains se sont acharnés à affirmer le contraire.

Le thème du choc des civilisations entre l’Occident et l’islam a été l’une des rengaines préférées dans les débats républicains. Marco Rubio, sénateur cubano-américain et candidat à l’investiture républicaine aux élections présidentielles, est allé jusqu’à établir des analogies entre l’islam et le nazisme lorsqu’il a réagi vivement aux propos d’Hillary Clinton qui a déclaré ne pas croire que les États-Unis étaient en guerre contre l’islam. « C’est comme si nous avions dit que nous n’étions pas en guerre contre les nazis de peur d’offenser certains Allemands qui auraient pu être membres du parti nazi sans toutefois être eux-mêmes violents, a-t-il suggéré. C’est un choc des civilisations. En effet, ils ne nous haïssent pas à cause de nos capacités militaires au Moyen-Orient. Ils nous haïssent à cause de nos valeurs. »

Et tout comme l’extrême-droite en Europe, les Républicains se sont empressés de soulever la question de l’installation des réfugiés syriens en la mettant en relation avec les attentats de Paris. Tandis que Marine Le Pen, leader xénophobe du Front national, a exigé l’« arrêt immédiat » de l’admission de réfugiés syriens en France, les Républicains se sont alignés et ont réclamé l’interdiction de l’entrée aux États-Unis de migrants « moyen-orientaux ». Une série de gouverneurs, pour la plupart républicains, ont annoncé qu’ils n’autoriseraient aucun placement dans leur État de candidats syriens à l’immigration, et ont ainsi promis de s’opposer aux projets du gouvernement visant à réinstaller aux États-Unis à peine 10 000 de ces personnes qui fuient la guerre en Syrie.

Jeb Bush a franchi un palier supplémentaire en exigeant que les États-Unis acceptent uniquement les candidats dont l’appartenance à la religion chrétienne est avérée à la suite d’un examen approfondi et de contrôles visant à garantir qu’ils sont effectivement chrétiens. « En ce qui concerne les réfugiés, nous devons concentrer nos efforts sur les chrétiens qui sont massacrés », a-t-il déclaré.

Bush n’est pas le seul à appeler à une approche discriminatoire sur la question des réfugiés syriens. Cette position a été adoptée par un certain nombre de Républicains haut placés tels que Ted Cruz. « Si des musulmans syriens sont réellement persécutés », ces derniers doivent être envoyés dans des « pays à majorité musulmane », a-t-il soutenu. « En revanche, les chrétiens qui sont visés par un génocide et la persécution [...], nous devons leur offrir un refuge. »

Il est scandaleux qu’un langage aussi sectaire et excluant puisse être utilisé par des figures politiques traditionnelles au XXIe siècle. Ceux qui fuient la brutalité, la mort et la destruction ne doivent donc plus être considérés comme des victimes humaines qui méritent d’être à l’abri et en sécurité, mais comme des chrétiens et des musulmans, des bonnes victimes et des mauvaises victimes. Comme s’il n’était pas suffisant que ces Syriens aient tout perdu – que ce soient leurs biens, leur foyer ou leurs proches –, ce discours toxique s’emploierait également à les dépouiller de leur statut de victime.

En écoutant les Républicains vilipender Obama et son administration pour leur stratégie au Moyen-Orient, on a l’impression d’être encore dans les années 90, au lendemain de la guerre froide. C’est comme si les États-Unis n’avaient jamais envahi l’Irak, comme s’ils n’y avaient jamais été vaincus puis forcés de se retirer à la hâte, épuisés et humiliés.

Ils ne semblent pas conscients du chaos et de la destruction que leurs guerres absurdes ont déchaînés sur l’ensemble de la région, ni de l’ampleur des dégâts qu’ils ont causés aux États-Unis mêmes. Une des plus grandes ironies de l’histoire moderne est que personne n’a fait davantage pour dissiper le rêve néoconservateur de suprématie américaine dans le monde et pour enterrer le Project for the New American Century que l’ancienne administration néoconservatrice républicaine elle-même.

Le caractère dangereux du discours des Républicains sur l’islam et le monde musulman réside dans le fait que celui-ci est diffusé à travers un réseau large et puissant de médias et de think tanks de droite, puis consommé par un public qui n’a aucun contact direct avec le monde musulman, ni la moindre connaissance personnelle de celui-ci.

Aux États-Unis, l’éloignement géographique vis-à-vis de l’hémisphère musulman, le manque de familiarité avec l’islam et la tradition américaine de l’idéalisme basé sur la religion donnent à ce qui est généralement relégué aux confins ombragés de l’extrême droite européenne le potentiel pour dominer l’opinion publique majoritaire concernant l’islam et les musulmans.

La vérité est qu’il n’y a pas de choc des cultures, des civilisations ou des modes de vie. C’est un choc d’êtres humains, avec leurs intérêts, leurs ambitions, leurs illusions et leurs fantasmes. Plutôt que la logique binaire tordue de l’opposition entre « nous » et « eux », le terrorisme devrait renforcer notre prise de conscience de l’interconnexion de notre monde, de notre existence commune et des dangers qui nous menacent tous.

Les terroristes ne demandent pas à leurs victimes leur carte d’identité avant de les mutiler à Paris, à Beyrouth ou à Tunis. La solution au chaos insensé dans lequel nous avons été traînés depuis le 11 septembre 2001 commence par un rejet actif des dualismes répugnants entre « nous » et « eux », entre croyants et infidèles et entre les Occidentaux/Européens et l’« autre » musulman.

- Soumaya Ghannouchi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @SMGhannoushi

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le sénateur Marco Rubio, candidat à l’investiture républicaine aux élections présidentielles, s’exprime lors d’un rassemblement communautaire à Miami Beach (Floride), le 15 novembre 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation

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