Le mémo dissident sur la Syrie et le soutien de la bureaucratie américaine à la stratégie de Kerry
Mi-juin, le mémorandum rédigé par 51 fonctionnaires du département d’État appelant à une intervention militaire américaine en Syrie a été traité par les médias comme un cas de désaccord avec la politique sur la Syrie de la part de fonctionnaires impliqués dans la politique existante.
Cependant, ce mémo possède toutes les caractéristiques d’une initiative qui a reçu la bénédiction des plus hauts responsables du département – dont le secrétaire d’État John Kerry lui-même – plutôt que d’avoir été totalement élaboré par de quelconques fonctionnaires de leur propre chef. Et cela pourrait marquer le début d’un effort pour tirer parti de la candidature à la présidentielle de Hillary Clinton.
Le mémo appelle à un « rôle plus affirmé des États-Unis sur le plan militaire » dans le conflit syrien sous la forme d’une « utilisation judicieuse des armes à longue portée et aériennes, qui soutiendrait et impulserait un processus diplomatique plus ciblé et intraitable mené par les États-Unis ». Telle est précisément l’option politique que le secrétaire d’État John Kerry défendrait en privé depuis des années. Comme le fait remarquer l’article du New York Times, qui a publié le mémo supposé confidentiel, « de plus hauts responsables du Département d’État sont connus pour partager leurs préoccupations ».
La soumission de cette note par « le canal de la dissidence » du département d’État semble être un artifice pour le faire apparaître comme entièrement indépendant des hauts fonctionnaires du ministère. Selon le règlement du département d’État sur le « canal de la dissidence », celui-ci ne doit être utilisé que lorsque les opinions dissidentes « ne peuvent pas être communiquées entièrement et en temps opportun par les voies de fonctionnement ou les procédures normales » ou « d’une manière qui protège l’auteur de toute sanction, représailles ou récrimination. »
Toutefois, il n’y a aucune raison de croire que les fonctionnaires en question ont eu de quelconques difficultés à exprimer leurs opinions sur la politique d’Obama en Syrie au fil des ans. Les noms des signataires ne sont pas inclus dans le document publié par le New York Times, mais ces 51 fonctionnaires ont affirmé avoir été directement impliqués dans l’élaboration ou la mise en œuvre de la politique en Syrie, selon l’article. Cela engloberait certainement la grande majorité de ceux qui ont travaillé sur la Syrie au cours des cinq dernières années. Il est inconcevable que ces fonctionnaires n’aient pas participé à d’innombrables discussions politiques sur la Syrie où leurs opinions personnelles se sont librement exprimées.
La ligne de Kerry
Les supposés dissidents savaient très bien, d’ailleurs, que Kerry préconise pour l’essentiel la politique qu’ils expriment depuis des années. Kerry a commencé à militer pour l’envoi d’armes lourdes à grande échelle à des groupes d’opposition armés et des frappes de missiles de croisière contre l’aviation du régime Assad en 2013. Il a continué à plaider pour cette option militaire lors des réunions avec le président, avec pour seul résultat d’être rabroué, selon des propos de Jeffrey Goldberg publiés en avril dans The Atlantic. Les recommandations de Kerry concernant les frappes de missiles de croisière en Syrie ont tellement irrité Obama qu’il a décrété que seul le secrétaire de la Défense serait autorisé à recommander l’utilisation de la force.
Depuis mi-2013, Kerry est la figure de proue d’une coalition politico-bureaucratique en faveur d’une action militaire et secrète plus agressive en Syrie. La coalition comprend également le Service national clandestin de la CIA et les dirigeants civils du Pentagone qui répugnent à voir les États-Unis coopérer avec la Russie et compter sur sa puissance militaire en Syrie.
Les arguments présentés par les prétendus dissidents sont en accord avec quelques-uns des sujets de discussion publics de Kerry. Même s’il n’a pas appelé explicitement à des attaques américaines contre les forces d’Assad, Kerry a fortement laissé entendre qu’il y a peu voire pas d’espoir de progrès concernant les négociations politiques sur la Syrie sans une certaine influence américaine sur Assad. Le mémo lui fait écho : « Tant que le régime conserve l’avantage, affirment les auteurs, un [Assad] confiant s’opposera aux compromis recherchés par presque toutes les factions de l’opposition et les acteurs régionaux. »
Kerry répète souvent dans ses déclarations publiques que l’État islamique (EI) ne peut être vaincu aussi longtemps qu’Assad reste au pouvoir. Le mémo fait écho à son argument, affirmant : « Les perspectives de faire reculer l’emprise de Daech sur le territoire sont sombres sans les Arabes sunnites que le régime continue de bombarder et de faire mourir de faim. »
La question al-Nosra
Le mémo présente les frappes de missiles comme un moyen de répondre aux « violations flagrantes du cessez-le-feu » par Assad. L’idée selon laquelle Assad est responsable de la rupture de la trêve, laquelle ne tient pas compte du fait, bien documenté, que beaucoup de groupes qualifiés par Kerry « d’opposition légitime » ont ouvertement pris le parti du Front al-Nosra en rompant délibérément et massivement le cessez-le-feu, correspond en partie à la posture publique du département d’État de Kerry. Le mémo ne mentionne même jamais le problème posé par le Front al-Nosra et le risque que le recours à la force des États-Unis afin de modifier l’équilibre militaire entre l’opposition et le régime ne se solde par la victoire des djihadistes.
Un point du mémo ressemble beaucoup à un argument destiné à être divulgué aux médias pour dramatiser la nécessité d’une guerre contre le régime d’Assad. « Aucun de nous ne voit ni n’a vu le mérite d’une invasion à grande échelle de la Syrie par les États-Unis ou de l’effondrement soudain des institutions syriennes existantes », indique-t-il. Puisque personne dans l’administration ne préconise une « invasion américaine à grande échelle » ou un « effondrement soudain » de l’État syrien, cette phrase a été clairement calculée pour influencer l’opinion publique plutôt que pour convaincre quiconque au département d’État de la nécessité de l’usage de la force.
Kerry n’a fait aucun effort pour cacher sa satisfaction vis-à-vis du « mémo de la dissidence », confiant à un journaliste le 20 juin que cette note était « bien » et qu’il avait l’intention de rencontrer ses auteurs. Son porte-parole John Kirby a déclaré qu’il ne définirait pas les commentaires de Kerry comme « le signe d’un parfait soutien à son point de vue » dans le mémo – indice évident que celui-ci était conforme aux vues de Kerry.
Kirby a poursuivi en disant que le département d’État « discutait d’autres alternatives, d’autres options, conscient… que l’approche actuelle est, sans aucun doute, à la peine. » Après la rencontre de Kerry avec dix membres du groupe le 21 juin, Kirby a refusé de dire si Kerry était d’accord avec les signataires, citant la nécessité de « respecter la confidentialité » du processus « du canal de dissidence ».
Le groupe Clinton soutient le mémo
La divulgation de ce mémo a coïncidé avec le plaidoyer en faveur de la même option militaire par un think tank de Washington ayant des liens avec Hillary Clinton. Le 16 juin, le jour même où le New York Times publiait son article sur la divulgation du mémo de fonctionnaires du département d’État, le Center for New American Security (CNAS) a publié un rapport sur le moyen de vaincre l’État islamique appelant à une politique américaine qui « menacerait et exécuterait des frappes limitées contre le régime Assad », afin de signaler à Assad ainsi qu’à la Russie et l’Iran que les Américains sont « prêts à s’engager davantage ». Le même rapport demandait l’envoi de « plusieurs milliers » de soldats américains en Syrie.
Le groupe d’étude a été coprésidé par la cofondatrice du CNAS, Michèle Flournoy, ancienne fonctionnaire de troisième rang du département de la Défense, bien que le rapport ait été rédigé par des membres moins élevés du personnel du CNAS. Depuis qu’elle a quitté l’administration Obama en 2009, Flournoy a critiqué la politique de défense de ce dernier et est désormais considérée comme la plus probable secrétaire de la Défense dans une administration Hillary Clinton.
Hillary Clinton est clairement favorable à l’option militaire du mémo divulgué. Le moment de l’apparition des deux documents, juste après que Clinton a décroché l’investiture, suggère que les bureaucrates encourageant une nouvelle guerre en Syrie cherchent à tirer parti de la campagne présidentielle de Clinton pour renforcer le soutien du public à l’égard de cette option.
- Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur du livre Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire »).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le secrétaire d’État américain John Kerry assiste à une fête de l’iftar pour marquer la Journée mondiale des réfugiés à la All Dulles Area Muslim Society (ADAMS) à Washington, le 20 juin 2016 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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