Le retour de la politique impériale russe
Comme la plupart des régions de l’ancien monde, la région prémoderne du MENA (Middle East and North Africa, Moyen-Orient et Afrique du Nord) a eu son lot de violence, de destructions et de guerres. Elle pourrait même avoir eu plus que sa part. Son climat tempéré, la diversité de ses ressources et sa position centrale ont fait de la région une cible pour les empires et aventuriers ambitieux et pour ceux qui sont obsédés par des illusions de préférence divine et les migrations de nations et de peuples.
Cependant, depuis la cristallisation de l’ordre sociopolitique islamique, les conflits et luttes entre les classes dirigeantes ont été à l’origine d’une grande partie de cette violence. Contrairement au continent européen, par exemple, la région MENA n’a pas connu de violence civile à grande échelle ou sur une longue période, pas plus qu’elle n’a connu de génocide ou de déportation de masse semblables à ce qu’ont subi les musulmans et les juifs en Andalousie, à ce que les groupes protestants ou catholiques ont enduré pendant les guerres de religion, ou encore à ce que les juifs ont subi une nouvelle fois au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui a posé les fondations pour la paix sociale durant l’ère islamique a été le système baptisé système de millet par les Ottomans.
Les Ottomans n’ont pas été les inventeurs de ce système, qui garantissait une sorte d’autonomie aux communautés religieuses et ethniques dans la gestion de leurs propres affaires. Ces derniers ont simplement donné un nom au système et l’ont transformé en une institution officielle avec des normes établies. Le fait est que ce système consistant à octroyer à diverses communautés le pouvoir de gérer leurs propres affaires, en particulier les affaires religieuses, juridiques et éducatives, s’est développé au fil des siècles à la suite des premières conquêtes islamiques. La vision législative islamique de la sociologie politique peut être considérée comme la première pierre apportée à l’édifice de cet ordre.
Contrairement à la notion européenne moderne de la tolérance, qui est fondée sur la suprématie de la majorité et sa compassion envers les minorités, la législation islamique supposait dès le départ un droit fondamental d’exister pour les communautés non musulmanes au sein de la société islamique. Bien évidemment, ceci ne signifie pas que l’histoire de l’islam n’a pas connu de cas de persécutions et de discriminations à l’encontre de minorités non musulmanes. Cependant, il s’agissait de cas rares et sporadiques, comme la politique de discrimination adoptée par le fatimide al-Hakim bi-Amr Allah contre les chrétiens et les juifs. En réalité, al-Hakim bi-Amr Allah a poursuivi une politique arbitraire et répressive contre tous ses sujets, y compris les musulmans.
Le système de millet fait aujourd’hui l’objet de nombreux débats. Pourtant, ses détracteurs semblent ignorer le fait que ce système a été la principale raison du maintien de l’état de pluralisme religieux et sectaire dans lequel les habitants de la région du MENA ont vécu par la suite et continuent de vivre, et que c’est ce système qui, dans le long terme, a protégé ce pluralisme des tendances assimilatrices. L’idée de la citoyenneté, qui est devenue le modèle mondial de la sociologie politique, est une évolution relativement nouvelle dans l’histoire de l’humanité. Elle a pris racine dans la Révolution française de la fin du XVIIIe siècle. Il convient de noter que certaines des communautés religieuses de la région du MENA (comme c’est le cas par exemple de l’Église copte en Égypte, qui insiste généralement sur la valeur de la citoyenneté) adoptent en effet des pratiques enracinées dans le système de millet, notamment à travers les efforts passionnés de l’Église pour représenter la communauté copte et établir une institution d’enseignement parallèle pour ses propres enfants.
Le fait important est l’effondrement du système de millet, qui a commencé plus d’un siècle avant que le sultanat ottoman y renonce officiellement dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans un cadre d’éruption de la violence civile. Certains estiment que cette violence et cette perte de stabilité nous poursuivent toujours actuellement. Le démantèlement du système de millet a été associé à l’escalade d’un conflit mondial à travers la région du MENA et à la naissance de la politique des puissances européennes visant à protéger les minorités de la région telles que les orthodoxes, les catholiques, les maronites, les juifs et les druzes. La première puissance impérialiste européenne à s’être mêlée des communautés ottomanes a été la Russie tsariste. La raison sous-jacente à cela est liée aux origines de l’empire russe et à son emplacement géographique.
Le christianisme orthodoxe a commencé à se répandre dans l’espace connu aujourd’hui comme la Russie plusieurs siècles avant la conquête ottomane de Constantinople, au milieu du XIVe siècle. Les empereurs russes se considéraient comme les héritiers légitimes de Byzance et voyaient leur propre capitale comme l’héritière légitime de Constantinople et comme la nouvelle Jérusalem. Ils ont adopté le titre de tsar, qui était à l’origine le titre de l’empereur byzantin. Au cours des siècles suivants, et bien que les Ottomans aient continué à s’étendre en Europe centrale et orientale, les tsars russes se sont affairés à renforcer leurs capacités impériales. Sous le règne de l’impératrice Catherine, la seconde moitié du XVIIIe siècle a connu le début de la confrontation longue et acharnée entre Ottomans et Russes, qui a seulement pris fin après l’effondrement ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale.
En 1768, la flotte russe de la Baltique a traversé le détroit de Gibraltar pour la première fois et a mené une bataille navale majeure, infligeant de lourdes pertes à la flotte ottomane. Quatre ans plus tard, la flotte russe a bombardé les villes côtières syriennes et les Russes ont occupé Beyrouth pendant une brève période pour soutenir Ali Bey et Zahir al-Omar dans leur guerre contre les autorités ottomanes. Cette intervention a marqué le début des efforts des Russes pour établir une présence permanente dans les mers chaudes, cherchant sans relâche à prendre le contrôle d’Istanbul et des détroits ottomans. Comme la manœuvre russe a pris un caractère religieux dès le départ, les Russes ont eux-mêmes assumé le rôle de protecteurs des communautés orthodoxes ottomanes au Levant, en Anatolie et dans les Balkans. L’Église orthodoxe russe a apporté une couverture idéologique aux guerres tsaristes. Ce rôle a acquis une certaine légitimité à la fin de la guerre russo-ottomane en 1774, avec la signature du traité de Küçük Kaynarca qui a accordé aux Russes le contrôle de la péninsule de Crimée et en a fait pour la première fois des partenaires le long des côtes de la mer Noire, tout en leur octroyant un rôle à Jérusalem. Le fait est que l’élément déclencheur de la guerre de Crimée, qui a ensuite évolué en ce qui ressemble à un conflit international et a pris fin avec la défaite russe en 1856, a été le fruit d’un différend entre Russes et Français (entre orthodoxes et catholiques) portant sur l’Église du Saint-Sépulcre dans la cité de Jérusalem.
À ce moment-là, la politique occidentale de protection des minorités dans la région du MENA était devenue une institution établie : les Russes au nom des orthodoxes, les Français au nom des catholiques, y compris les maronites, et les Britanniques au nom des druzes puis des juifs. De cette façon, le pluralisme oriental historique a explosé et donné lieu à une série de conflits civils qui ont à leur tour compromis la paix sociale ottomane et affaibli le sultanat face aux puissances européennes.
Ce souvenir est aujourd’hui ravivé par la décision prise par Moscou d’intervenir militairement en Syrie et par le soutien que le président Poutine a reçu de l’Église russe. Alors que Moscou cherche à retrouver sa gloire passée, le tsar de la Russie fédérale a une nouvelle fois le sud et les mers chaudes en ligne de mire. L’Église russe n’a pas étendu ses bénédictions envers Poutine uniquement parce qu’elle considère son intervention en Syrie comme une « guerre sainte » : il s’agissait également d’affirmer que la guerre russe en Syrie n’est rien d’autre qu’une manifestation du « rôle particulier que notre pays a toujours joué au Moyen-Orient ».
Le problème de cette nouvelle fusion tsaro-ecclésiastique est que les relations entretenues par la majorité des chrétiens orthodoxes arabes avec leurs compatriotes musulmans ont été solides et cohérentes tout au long du siècle passé. Malgré le fait que la région du MENA connaisse une détérioration des relations entre les sectes et les ethnies, rien ne vient entacher les relations entre les chrétiens orthodoxes arabes et les sunnites arabes majoritaires. Cependant, la politique du président russe Vladimir Poutine dans la région du MENA, perçue par beaucoup comme une politique visant à soutenir une hégémonie sectaire (et les effets de ce qui est perçu sont souvent plus profonds que ceux du réel), et l’intervention de l’Église russe pour apporter une couverture religieuse et morale à cette politique, pourraient représenter une menace majeure pour les relations islamo-orthodoxes.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.
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Photo : un prêtre russe orthodoxe bénit un avion de chasse Su-27SM sur le terrain d’aviation de l’aéroport militaire de Belbek, à la périphérie de Sébastopol, le 26 novembre 2014 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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