Législatives libanaises : la victoire des antagonismes
Les élections législatives libanaises auront démenti la plupart des pronostics qui prévoyaient un scrutin sans surprise aussi bien au niveau de son déroulement que des résultats. Avec l’introduction du mode de scrutin proportionnel, les experts s’attendaient à un engouement des électeurs, qui se traduirait par une affluence record. C’est tout le contraire qui s’est produit. Le taux de participation était inhabituellement bas, avec 49,2 % des électeurs qui ont exercé leur droit de vote, contre 54 % lors du précédent scrutin, en 2009.
Deux raisons sont avancées pour expliquer cette désaffection. La première est le tarissement de « l’argent électoral », venu notamment d’Arabie saoudite, qui coulait à flot pour l’achat de voix.
« Des blocs d’électeurs habitués à monnayer leurs votes ont attendu jusqu’à la dernière minute dans l’espoir qu’ils pourraient vendre leur voix, déclare à MEE Abdo Saad, directeur du Centre de recherche et d’information de Beyrouth. Mais comme l’argent n’est pas venu, ils sont restés à la maison. »
« La tentative des États-Unis et de l’Arabie saoudite d’isoler le Hezbollah dans le but d’affaiblir et de discréditer la Résistance anti-israélienne a échoué »
- Ghaleb Kandil, président du Centre de recherche de l’Orient nouveau
L’autre raison sont les alliances contre-nature entre les ennemis d’hier devenus alliés de circonstances, un phénomène jugé opportuniste par de nombreux électeurs qui se sont confiés à MEE. C’est ainsi, par exemple, que le Courant patriotique libre (CPL) a inclus dans ses listes des personnalités connues pour leur hostilité pour ce parti fondé par le président de la République Michel Aoun, parfois au détriment de militants de la première heure.
Au-delà de ces surprises de « forme », les résultats sortis des urnes étaient inattendus à plus d’un égard. La plupart des experts s’accordent à dire que le tandem chiite, composé du Hezbollah et du mouvement Amal, dirigé par le président du Parlement Nabih Berry, est le principal gagnant de cette consultation.
« La tentative des États-Unis et de l’Arabie saoudite d’isoler le Hezbollah dans le but d’affaiblir et de discréditer la Résistance anti-israélienne a échoué », souligne à MEE Ghaleb Kandil, président du Centre de recherche de l’Orient nouveau.
Plébiscite chiite pour le Hezbollah
Les chiffres confirment cette analyse. Le tandem chiite a raflé 26 des 27 sièges consacrés à cette communauté dans le Parlement de 128 membres, constitué à égalité entre musulmans et chrétiens. Une écrasante majorité des chiites, parfois au-delà de 90 % dans certaines circonscriptions, a donné ses voix au Hezbollah et à Amal.
Il s’agit donc plus d’un plébiscite que d’une élection, ce qui montre que malgré les pertes du Hezbollah en Syrie (près de 2 000 morts), la crise économique qui frappe les classes moyennes et les plus défavorisées de cette communauté, ainsi que la campagne de diabolisation dont est victime le parti pro-iranien sur un double plan régional et international, les chiites continuent de lui faire confiance. Le tandem chiite, qui a intégré sur ses listes des candidats sunnites, chrétiens et druzes, récolte 32 sièges.
L’introduction de la proportionnelle a par ailleurs permis l’élection de personnalités sunnites influentes, proches du Hezbollah mais qui étaient marginalisées par le mode de scrutin majoritaire plurinominal en vigueur jusque-là. « Le pluralisme politique a été consacré au sein de la communauté sunnite, dont la représentation était monopolisée par le Courant du futur (CDF) de la famille Hariri depuis plus de vingt ans », remarque Ghaleb Kandil.
Les rapports de force dans le prochain Parlement font donc du Hezbollah un partenaire à part entière et incontournable dans le processus de prise des grandes décisions d’ordre stratégique
Avec ses propres sièges, ses alliés d’autres partis et les personnalités sunnites indépendantes proches de lui, le tandem chiite atteint les 42 sièges, soit le tiers du Parlement. Cela lui permettra de provoquer des défauts de quorum lors de l’examen de questions jugées d’intérêt national, ou lors de l’élection présidentielle. Aucune grande décision susceptible de modifier les équilibres fondamentaux au Liban ne pourra être prise à son insu ou contre sa volonté.
Les rapports de force dans le prochain Parlement font donc du Hezbollah un partenaire à part entière et incontournable dans le processus de prise des grandes décisions d’ordre stratégique.
Samir Geagea obtient une légitimité populaire
Le deuxième grand gagnant de ces élections est le parti chrétien des Forces libanaises (FL), ancienne milice active lors de la guerre civile (1975-1990), qui a été interdit lorsque le Liban était sous contrôle de la Syrie jusqu’en 2005. Son chef, Samir Geagea, a été emprisonné de 1994 à 2005 pour crimes de guerre.
Proche des options régionales de l’Arabie saoudite et des États-Unis, le parti est le principal détracteur du Hezbollah, dont il critique le maintien de sa branche armée et sa participation à la guerre syrienne aux côtés du régime.
Avec 15 députés, il a presque doublé la taille de son bloc parlementaire. Samir Geagea obtient ainsi une légitimité populaire que ses adversaires et ses détracteurs ont toujours refusé de lui reconnaître.
Désormais, les FL peuvent se prévaloir d’être le deuxième parti chrétien, présent dans toutes les régions libanaises. Son bloc lui confère le rôle de balancier au sein de la prochaine Chambre, un rôle tenu pendant des années par le chef druze Walid Joumblatt.
Cette percée spectaculaire des Forces libanaises place ce parti au centre de l’échiquier politique national, au grand dam du Hezbollah.
Ghaleb Kandil fait assumer au chef du CPL, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, la responsabilité de l’émergence des FL en tant qu’acteur incontournable.
Cette percée spectaculaire des Forces libanaises place ce parti au centre de l’échiquier politique national, au grand dam du Hezbollah
« M. Bassil a géré ses alliances électorales avec machiavélisme, ce qui a permis au FL d’augmenter la taille de leur bloc parlementaire, accuse l’analyste politique. Il a privilégié les candidats hommes d’affaires dans ses listes aux dépens des militants de longue date. Il a refusé de s’allier, dans certaines circonscriptions, au Hezbollah, avec qui pourtant il est lié depuis douze ans par un document d’entente, qui a permis de faire élire Michel Aoun à la présidence de la République. Il a concentré ses attaques et ses critiques contre Nabih Berry, sous prétexte que ce dernier symbolise la corruption, alors qu’il coopère avec Saad Hariri, dont la gestion des affaires de l’État n’est pas un exemple de probité ».
« Les Forces libanaises ont récolté les fruits de ce comportement », a ajouté M. Kandil.
Hariri, le grand perdant
Abdo Saad pense que Saad Hariri est le grand perdant de ces élections. Certes, le Premier ministre sortant possède dans la nouvelle assemblée le plus important bloc sunnite, mais il a perdu à Beyrouth la moitié des 11 sièges en jeu, devant une liste menée par le Hezbollah.
Il n’a pas, non plus, réussi à éliminer l’ancien chef du gouvernement et principal rival, Najib Mikati, qui obtient 4 sièges à Tripoli, la deuxième ville du pays. L’élection de plusieurs candidats sunnites proches du Hezbollah, comme Abdel Rahim Mrad (Bekaa-Ouest), Oussama Saad (Saïda), Adnane Traboulsi (Beyrouth), Fayçal Karamé (Tripoli) et Jihad el-Samad (Liban-Nord), n’arrange pas les choses pour lui.
« Le pluralisme politique a été consacré au sein de la communauté sunnite, dont la représentation était monopolisée par le Courant du futur de la famille Hariri depuis plus de vingt ans »
- Ghaleb Kandil, président du Centre de recherche de l’Orient nouveau
« Près du tiers des députés sunnites sont hostiles à Saad Hariri, il ne peut plus prétendre à la représentation unique de la communauté », précise M. Saad.
Le Premier ministre sortant reste favori pour se succéder à lui-même. Mais il devra négocier avec les forces politiques à partir d’une position de loin moins confortable que lorsqu’il dirigeait un bloc de 34 députés, alors qu’aujourd’hui il en dispose de 22.
Il sera aussi contraint de présenter de sérieuses concessions lors de la formation de son cabinet s’il est désigné Premier ministre par le président Aoun à l’issue des consultations parlementaires contraignantes qui devraient avoir lieu la semaine prochaine.
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Affaibli au gouvernement, M. Hariri aura des difficultés à faire accepter son ambitieux mais controversé plan de réformes économiques, qu’il s’est engagé à mettre en œuvre devant les bailleurs de fonds internationaux, réunis à Paris le 6 avril dans le cadre de la conférence Cedre, qui a promis au Liban 11,5 milliards de dollars d’aides.
Sans modifier drastiquement les rapports de force politiques dans le pays, ces élections auront quand même un impact sur la vie politique. À court terme, cela se fera sentir dans le choix du Premier ministre et la formation du gouvernement. À plus long terme, les observateurs auront tout le temps d’analyser les conséquences du fait que ce scrutin a imposé le pluralisme chez les chrétiens et les sunnites, et consacré l’influence sans partage du tandem Hezbollah-Amal sur la communauté chiite.
- Paul Khalifeh est un journaliste libanais, correspondant de la presse étrangère et enseignant dans les universités de Beyrouth.
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Photo : partisans du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, lors de la journée électorale de ce dimanche 6 mai 2018 à Bint Jbeil, dans le sud du Liban (Reuters).
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