Au Liban, une force d’opposition inédite défie l’establishment
BEYROUTH – Aux abords de la place Sassine, à Beyrouth, les tracts turquoise et blanc s’empilent sur les étagères du local de campagne de Koullouna Watani, une coalition de groupes issus de la société civile. À l’intérieur, trois bénévoles, des étudiants, s’activent depuis un mois pour convaincre les électeurs.
« On est là pour le changement. Les jeunes quittent le pays parce qu’ils en ont marre de ces politiciens qui ne changent pas. Je suis parti pour mes études mais je compte revenir parce que j’aime mon pays. Mais je veux rentrer pour un pays nouveau ! », lance Ghadi, 23 ans.
Cet étudiant en médecine à Toulouse est rentré spécialement pour soutenir les candidats de Koullouna Watani. « C’est pour ça que je motive les gens, je dis à mes parents, votez pour la société civile, si voulez qu’on rentre un jour, il faut que les choses changent, il faut que ça s’améliore », insiste-t-il.
« Les jeunes quittent le pays parce qu’ils en ont marre de ces politiciens qui ne changent pas. Je suis parti pour mes études mais je compte revenir parce que j’aime mon pays. Mais je veux rentrer pour un pays nouveau ! »
- Ghadi, bénévole pour la campagne de Koullouna Watani
Au total, 66 compétiteurs, répartis dans 9 listes sur les 15 que compte le pays, concourent au sein de cette alliance inédite composée d’une myriade de mouvements indépendants, nés pour la plupart dans le sillage de la crise des déchets, en 2015.
On retrouve notamment les collectifs « You Stink » (« Vous Puez »), « Nous réclamons des comptes » et « Citoyens et citoyennes dans un État », créés dans la foulée des manifestations déclenchées il y a trois ans au moment du scandale des ordures.
« Ce mouvement qui, à l’époque, a été réprimé de multiples façons, que ce soient par les tribunaux militaires ou les rumeurs dont il a fait l’objet, a fini par s’estomper. Il est très difficile d’organiser des manifestions quand vous n’avez pas de financements. Il est impossible de garder le momentum pendant trois ans », soutient Lucien Bou Rjeili, activiste au sein du collectif You Stink et candidat de Koullouna Watani dans la circonscription Beyrouth 1.
« On a initié cette coalition afin de pouvoir proposer une alternative. Quand on était dans la rue, les gens nous demandaient : quelle est l’alternative ? Maintenant qu’il y a une alternative, plus personne n’a d’excuse ».
L’alliance regroupe aussi des membres du parti Sabaa – une formation créée en 2016 avec l’ambition de transcender les clivages confessionnels et politiques dans le pays. Elle accueille également la plateforme Li Baladi, émanation de la campagne municipale Beirut Madinati lancée en 2016 dans la capitale.
Composée exclusivement de candidats issus de la société civile, cette liste avait alors remporté 36 % des voix face à un front constitué des partis traditionnels pourtant habituellement opposés.
Certains anciens de Beirut Madinati, à l’instar de l’ex-tête de liste Ibrahim Mneimneh, ont toutefois préféré faire cavalier seul.
« Koullana Watani voulait créer un parapluie national qui couvre tout le Liban. Nous ne croyons pas à cette méthodologie, nous avons une approche différente qui est celle d’un ancrage local. Nous avons concentré nos efforts sur une région spécifique où nous pensons que nous pouvons faire la différence », explique à MEE Ibrahim Mneimneh.
« Il y aussi certaines questions, comme celles des armes du Hezbollah ou des réfugiés syriens, sur lesquelles Koullouna Watani a préféré conserver une certaine neutralité pour permettre l’unification entre plusieurs groupes. Nous pensons au contraire qu’on ne peut éviter de prendre position sur des sujets aussi importants », poursuit Mneimneh, qui est à l’origine, avec d’autres candidats, de la liste Kelna Beirut dans la circonscription Beyrouth 2, laquelle englobe les régions ouest et sud de la capitale libanaise.
« Si les thèmes consensuels comme l’égalité des citoyens, la liberté d’expression et le droit des minorités sont sans doute les plus nombreux, nous pensons qu’on ne peut faire l’impasse sur des questions aussi cruciales que celles de la souveraineté de l’État ».
Risque d’éparpillement des voix
En dehors de Koullouna Watani, près de sept listes indépendantes, constituées dans l’ensemble du pays, entendent concurrencer les partis issus de l’establishment. Dans plusieurs districts, certaines se retrouvent en concurrence.
« […] grâce à sa capacité à récupérer, soudoyer et écarter le débat de fond, [le système politique] a montré une remarquable capacité de survie »
- Joseph Bahout, analyste politique
Dans la circonscription de Baabda, par exemple, une liste comprenant l’écologiste Paul Abi Rached, l’un des fers de lance de la lutte anti-déchets en 2015, est en compétition avec l’équipe de Koullouna Watani, comprenant notamment Ali Darwich, autre figure majeure de la défense de l’environnement.
Idem dans le district Chouf-Aley, où deux listes venant de la société civile se font concurrence, au risque d’un éparpillement des voix.
De fait, après l’élan suscité par les protestations contre le scandale des ordures en 2015, et le lancement de la campagne Beirut Madinati l’année suivante, le front formé par les groupes et personnalités dressés à l’unisson contre la classe politique traditionnelle semble avoir entretemps souffert de quelques fissures.
Les partisans d’une force d’opposition homogène face aux mastodontes politiques actuels ont encaissé les désillusions. Parmi elles, le ralliement pour ces élections du très populaire ancien ministre de l’Intérieur, Ziad Baroud, à la liste emmenée par le Courant patriotique libre, la formation de l’actuel président de la République Michel Aoun.
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« Après le rôle éminent joué par les groupes de la société civile dans la crise des déchets en 2015 et les élections municipales en 2016, l’optimisme semblait possible », écrit l’analyste politique Joseph Bahout dans un article publié sur le site du centre de recherche Carnegie.
« Tombant dans les pièges tendus par les politiciens libanais rompus à la manœuvre, les groupes de la société civile ont fini par perdre des figures fortes d’opposition aux forces politiques traditionnelles, et ont parfois même choisi de s’allier avec des membres de cette même classe politique qu’ils prétendaient contester », poursuit le chercheur, qui prévient :
« Pour la majorité silencieuse, cela laissera sans doute un goût amer. Cela risque également de renforcer l’apathie des électeurs et un sentiment d’indifférence vis-à-vis du système politique qui, grâce à sa capacité à récupérer, soudoyer et écarter le débat de fonds, a montré une remarquable capacité de survie ».
Verdict ce dimanche.
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