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Comment les manifestations « YouStink » de Beyrouth se sont transformées en mouvement politique

La puanteur des déchets putrides ne plane plus sur le Liban, mais les écologistes et les militants préviennent que la crise n’a pas véritablement disparu
Un ouvrier utilise une pelleteuse pour transporter des tas d’ordures de Jdeideh, une banlieue de Beyrouth, vers la décharge de Naamé (la plus grande du pays), au sud de la capitale libanaise, le 20 mars 2016 (AFP)

BEYROUTH – Cela fait maintenant un an que les images des routes, des rivières et de la côte méditerranéenne du Liban, où s’entassaient des montagnes d’ordures en décomposition, ont été diffusées dans le monde entier.

Des milliers de personnes sont descendues dans les rues manifestant ouvertement leur mécontentement, et bientôt les plus grandes manifestations de ces dix dernières années sont passées de la frustration face à la crise des ordures à un soulèvement populaire contre l’échec de l’establishment politique à fournir ne serait-ce que les services les plus élémentaires.

Le mouvement YouStink – une pique contre la corruption et l’incompétence des politiciens – était né.

Un an après, les choses sont apparemment revenues à la normale dans la capitale libanaise. Les ordures sont collectées et la puanteur des déchets putrides ne flotte plus dans l’air estival, mais les écologistes et les militants préviennent que la crise n’a pas véritablement disparu.

Et les objectifs plus larges du mouvement YouStink – éradiquer la corruption systémique, le sectarisme et la paralysie politique qui ont permis l’apparition de la crise des ordures – semblent plus éloignés que jamais.

Recyclage de vieilles erreurs

Du coin de son balcon au septième étage, Marie, qui n’a pas souhaité donner son nom de famille, peut voir les camions qui disposent les sacs plastique pleins de déchets dans un poussiéreux dépotoir en plein air.

Son appartement à l’est de Beyrouth surplombe la décharge de Bourj Hammoud, l’un des deux espaces provisoires établis par le gouvernement au printemps dernier pour accueillir les ordures de la capitale et de la province environnante dans l’attente d’une solution à plus long terme.

« Je déteste vivre si près de la décharge », a-t-elle déclaré à Middle East Eye. « Nous ne savons pas [quels matériaux] vont là-bas. Est-ce des déchets toxiques ? […] Je m’inquiète pour la pollution, l’odeur et la santé de mes enfants. »

Selon le spécialiste de l’environnement Christ Der Sarkissian, Marie a raison d’être inquiète.

« La crise est toujours là, elle est juste dissimulée. La seule différence est qu’aujourd’hui les poubelles ne sont plus dans les rues, mais aucune solution durable ou tangible n’a été trouvée », a-t-il indiqué à MEE de son bureau à l’ONG ArcEnCiel, où il coordonne le tri des déchets pour le compte des conseils municipaux de Beyrouth et facilite les initiatives de recyclage.

La stratégie actuelle du gouvernement libanais est de construire deux sites d’enfouissement permanents, l’un à côté de la décharge provisoire de Bourj Hammoud et l’autre à côté du seul aéroport du pays, dans la région de la Costa Brava, au sud de Beyrouth ; propositions qui ont rencontré l’hostilité farouche des habitants des lieux concernés comme Marie.

Christ Der Sarkissian est lui aussi sceptique concernant les projets du gouvernement. Il a décrit les décharges comme la pire option pour traiter les déchets d’un pays. Bien qu’il ait admis qu’il en fallait quelques-unes au Liban, ArcEnCiel estime que quelque 80 % des déchets pourraient être compostés ou recyclés.

À l’heure actuelle, ce chiffre est plus proche des 8 %. Le ministère de l’Environnement n’a pas répondu aux questions de MEE concernant d’éventuels projets en cours pour augmenter le recyclage.

Der Sarkissian a également prévenu que le gouvernement n’a pas « appris des erreurs » de la crise de l’été dernier.

Le système de gestion des déchets du pays s’est effondré en juillet 2015, lorsque la seule décharge pour la capitale a finalement fermé ses portes, douze ans après sa date de fermeture prévue.

Malgré les avertissements répétés indiquant que la décharge de Naamé était remplie bien au-delà des capacités, accueillant 13 millions de tonnes de déchets de plus que ce qu’elle avait été construite pour contenir, les politiciens n’avaient pas trouvé d’accord sur une solution de rechange. Sans autre décharge prête et en l’absence d’un système de recyclage approprié, les déchets avaient rapidement commencé à s’amonceler à travers la ville.

« Nous nous engageons à nouveau dans la même voie », a déclaré Der Sarkissian. « S’il n’y a pas bien plus de recyclage et de compostage dans les dix ou douze ans à venir, Bourj Hammoud et Costa Brava seront pleins, exactement comme Naamé. »

Échec politique

L’un des leaders du mouvement YouStink, qui a requis l’anonymat, a déclaré à MEE que cette nouvelle initiative était un « scandale » et affirmé que la colère à l’encontre de la classe politique n’avait pas disparu.

« Au Liban, nous vivons dans un régime sectaire qui a permis d’élire des chefs de guerre au parlement et au gouvernement ces vingt dernières années. Notre État ne fonctionne pas du tout », a-t-il déclaré.

« Nous avons des gens qui sont corrompus, qui volent notre argent. Tout le monde le savait, mais personne n’en parlait. »

À la fin des quinze années de guerre civile au Liban en 1990, une amnistie controversée a évité la prison à la plupart des chefs militaires du pays, dont bon nombre se sont depuis lancés dans la politique professionnelle.

Ces mêmes politiciens sont aujourd’hui accusés de corruption systématique, de népotisme et de paralysie ; cette dernière est si forte qu’ils ont été incapables de se mettre d’accord sur un président pendant deux ans, tandis que le parlement a renouvelé son mandat jusqu’en 2017, sans élections.

L’effondrement de la collecte des déchets de l’été dernier était le dernier d’une longue liste de services publics de base – y compris l’électricité et l’eau courante en continu – que la classe politique ne parvenait pas à fournir.

« Par notre action l’été dernier, nous avons montré aux gens au pouvoir que des milliers de personnes en avaient assez de leurs actions. En ce sens, je pense que nous avons créé un mouvement de rue qui a atteint son objectif », a déclaré l’activiste.

« La conscience générale éveillée depuis l’année dernière est énorme. »

Quels que soient les problèmes liés au nouveau projet, ce militant n’est pas le seul à voir des conséquences positives aux manifestations de 2015.

Lors des élections locales de mai 2016, une nouvelle coalition appelée Beirut Madinati (Beyrouth, ma ville) a présenté un programme non-sectaire, faisant campagne sur des questions pratiques comme les déchets et l’eau. Elle a remporté 40 % des suffrages, une victoire importante étant donné qu’elle s’opposait à une coalition de tous les principaux partis politiques du pays.

C’est un succès qui est, selon Carmen Geha, professeur d’administration publique à l’Université américaine de Beyrouth, le témoignage des « propos et de la connaissance » du mouvement YouStink et qui démontre de plus en plus la confiance des citoyens dans l’expression des sentiments anti-sectaires et anti-establishment.

Détourner le mouvement de protestation

Pourtant Geha a également fait valoir que l’un des plus grands défis pour YouStink et les mouvements ultérieurs consiste dans les tentatives de l’establishment politique visant à coopter leur cause, entraînant les propos et les questions pratiques du mouvement dans la politique traditionnelle.

« Les hommes politiques ont intérêt à maintenir la dépendance à l’égard d’un système qui les maintient au pouvoir… [de sorte qu’il est] inévitable que les mouvements de protestation soient menacés, puis cooptés », a-t-elle expliqué à Middle East Eye. Au plus fort des manifestations de l’été dernier, le ministre de l’Énergie s’était glissé dans le sillage des militants, faisant lui-même valoir que la situation du pays était intenable en matière d’électricité.

Cette préoccupation apparaît d’autant plus vraie aujourd’hui à la décharge de Bourj Hammoud, où le fer de lance de la lutte contre le projet du gouvernement n’est pas représenté par de simples militants mais par le Kataëb (les Phalanges libanaises), l’un des partis politiques chrétiens les plus puissants au Liban. Il y a deux semaines, les membres du parti ont lancé un sit-in à l’entrée de la décharge permanente, vitupérant contre les risques environnementaux de ce projet et empêchant le fonctionnement normal du site.

Les actions du Kataëb se sont attirées les éloges de certains écologistes, mais d’autres estiment que la décision de lancer un sit-in à Bourj Hammoud, et pas à la seconde décharge sur la Costa Brava – une zone majoritairement chiite –, témoigne d’un comportement très sectaire, celui-là même auquel le mouvement YouStink s’était opposé.

« Ils se moquent de la Costa Brava. Si leur approche relevait de la santé et de l’environnement, elle devrait être nationale, pas au niveau du district », a indiqué l’activiste de YouStink à propos de Kataëb.

Lors d’une visite de la décharge, Marwan Abdallah, coordinateur du bureau des relations étrangères pour le parti Kataëb, a fait peu de cas de ces allégations de sectarisme, affirmant aux journalistes sur place : « Ce n’est pas un problème chrétien ni un problème druze ou musulman. C’est un problème national. Notre discours politique n’est pas sectaire. »

Retour sur le balcon de Marie et sa vue imprenable sur la décharge de Bourj Hammoud. La jeune femme affirme qu’elle est tout simplement heureuse que quelqu’un se batte de son côté, que ce soit sectaire ou non.

« En ce moment, la chose la plus importante est de gérer les ordures… Le ‘’qui’’ n’est pas si important, du moment que quelqu’un s’en occupe. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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