L’épidémie de rougeole en Algérie : le symptôme de trop d’une politique sanitaire en faillite
Selon les chiffres officiels, on dénombre déjà six décès, dont un nourrisson, parmi les 4 000 cas de rougeole à travers les 21 wilayas du pays, notamment dans les régions du sud. Depuis janvier 2018, cette maladie infectieuse dont les Algériens n’entendaient plus parler depuis des années a frappé durement les localités les plus démunies. Deux villes du sud, El Oued et Ouargla, totalisent à elles seules cinq décès et plus de 2 000 personnes touchées.
Chaque matin, les médias nous font écouter un responsable du secteur qui vient mettre à jour le décompte macabre
Devant l’ampleur du phénomène et la colère montante des populations, le ministère algérien de la Santé commence à peine à communiquer sur la question, deux mois après le début de l’épidémie. Mais loin d’annoncer un plan d’urgence à même d’endiguer la catastrophe et de prendre décemment en charge les personnes malades, l’État met en cause l’échec des deux campagnes de vaccination en milieu scolaire organisées l’an dernier. Celles-ci avaient suscité une large polémique et provoqué une certaine méfiance suite aux demandes faites aux parents de signer une décharge autorisant la vaccination de leurs enfants.
Chaque matin, les médias nous font écouter un responsable du secteur qui vient mettre à jour le décompte macabre et répéter inlassablement que seule la réticence des parents à vacciner leurs enfants est à l’origine de l’épidémie. L’affaire est délicate pour les pouvoirs centraux car il s’agit d’une crise sanitaire touchant principalement la région qui manque le plus de structures hospitalières et de capacités d’accueil et de prise en charge.
Traduction : « De Biskra nous annonçons une alerte dans les régions Est et Sud, la rougeole est en train de tuer les enfants de l'Algérie »
Elle vient par ailleurs s’ajouter à la situation de blocage qui envenime le secteur de la santé depuis quatre mois en raison de la grève des médecins résidents. Ces derniers revendiquent l’amélioration de leurs conditions de travail mais surtout l’abrogation du caractère obligatoire du service civil, une mesure palliative imposée à ces jeunes praticiens contraints de s’installer durant une ou deux années, voire plus, dans ces mêmes localités du sud, où ils travailleront sans moyens et sans aucune prise en charge de la part des autorités.
Une politique sanitaire en carton-pâte
Ainsi, se pose aujourd’hui une double problématique pour l’État qui, à travers sa communication offensive, cherche justement à désamorcer le lien que l’on pourrait faire entre la remise en cause du système sanitaire algérien par le Mouvement des médecins résidents et les récents événements, qui apportent à ce dernier un certain crédit.
En effet, les grévistes ont toujours dénoncé leurs conditions de travail difficiles et l’urgence d’une réforme fondamentale de la politique sanitaire. Désarmés et livrés à eux-mêmes dans les grandes villes dont les hôpitaux vacillent entre vétusté, matériel défectueux, manque de place et incompétence des gestionnaires, leur situation va du pire au cauchemardesque lorsqu’ils découvrent une espèce de moyen-âge médical dans les villes reculées où ils sont envoyés dans le cadre du fameux « service civil ».
La prise de conscience est alors totale et limpide quant à un système de santé reposant davantage sur la propagande éculée d’une gratuité des soins brandie comme une fierté nationale que sur une réelle volonté de fournir un service si ce n’est performant, du moins décent, aux malades. Or, ce sont ces mêmes localités qui sont touchées aujourd’hui par l’épidémie de rougeole.
La thèse officielle, selon laquelle la responsabilité incombe aux habitants, envahit la place publique et est en passe de devenir une vérité indiscutable dédouanant totalement les autorités qui, en revanche, deviennent en quelque sorte la victime de l’ignorance des citoyens !
Seulement, les statistique officielles démentent elles-mêmes cette assertion et classent les villes du sud parmi les « bon élèves » des dernières campagnes de vaccination.
Un éminent professeur en épidémiologie met également en doute la version étatique, estimant que le refus de se faire vacciner ne fait nullement partie de la culture de ces populations et que les dysfonctionnements se situeraient plutôt au niveau de la couverture vaccinale, qui ne les aurait pas atteintes.
Le Sahara, simple gisement de pétrole dépeuplé
Les six décès des suites des complications de la rougeole nous émeuvent certes, mais ils ne relèvent en aucun cas de l’accident de parcours ou, pis encore, du cas isolé. Dans un pays où quasiment tous les hauts responsables se font soigner en France ou ailleurs, le citoyen affronte chaque jour la faillite du système de santé et beaucoup meurent en attendant trop longtemps des rendez-vous médicaux et des soins qu’ils n’avaient pas les moyens de s’offrir chez le privé ou à l’étranger.
Comme dans tous les systèmes jacobins, l’habitant de Tamanrasset, de Ouargla ou de In Salah est livré à lui-même
L’Algérien du Sud, utilisé régulièrement comme un personnage de carte postale et dédaigné dans ses droits les plus fondamentaux jusqu’à devenir un citoyen de seconde zone, est pour ainsi dire rayé des maigres préoccupations de l’État central, pour qui le Sahara se résume à un simple gisement de pétrole dépeuplé, déshumanisé.
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Nomades ou sédentaires, ces populations souffrent doublement d’une politique sanitaire en carton-pâte, érigée sur des slogans éculés et s’effondrant au contact de la réalité. Comme dans tous les systèmes jacobins, l’habitant de Tamanrasset, de Ouargla ou de In Salah est livré à lui-même au milieu de l’immensité désertique qui l’entoure ; il ne peut ni garder son mode de vie ancestral qui ne reconnait ni frontières ni pouvoir central, ni compter sur ce dernier pour accéder à ses droits de citoyen de l’État-nation. Il devient ainsi une quantité négligeable, un artefact archéologique !
Mourir de la rougeole, cela arrive encore partout dans le monde, comme s’acharnent à le répéter de nombreux responsables toujours soucieux de se disculper en se comparant à l’Autre, mais mourir avec la ferme conviction que cela aurait pu être évité si on avait véritablement eu accès à ce fameux droit constitutionnel qu’est la santé pour tous constitue un énième démenti cinglant au discours pompeux et suranné des autorités.
À l’heure qu’il est, des images insoutenables nous parviennent des régions les plus touchées, où l’on voit des enfants malades, allongés à même le sable, accompagnés seulement d’un parent. Pendant ce temps, à 2 000 kilomètres de là, les voix officielles envahissent les médias et, dans un autisme à toute épreuve, recourent au seul langage qu’elles maîtrisent encore : la langue de bois.
- Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Sit-in des médecins résidents dans le centre-ville d'Alger, le 12 février 2018 (AFP).
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