Les défis croissants du mouvement de protestation libanais
Après l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafiq Hariri en 2005, les politiciens et les militants se sont demandés comment inciter le mouvement d'opposition à exiger le retrait immédiat du régime syrien, accusé d'avoir tué Rafiq Hariri, du Liban. À l'époque, de nombreuses personnes voulaient qualifier tout ceci de révolution, une occasion que saisirent les médias occidentaux, qui donnèrent à ces actions le nom de « Révolution du Cèdre ».
Cependant, l’éminent éditorialiste et intellectuel Samir Kassir, qui devait être assassiné plus tard, avait averti qu'il était peut-être plus approprié de parler de soulèvement que de révolution. Le raisonnement de Samir Kassir était clair et simple : les Libanais n’avaient ni l'endurance ni la vision nécessaires pour mener une révolution. Il fallait un mouvement de protestation politique rapide avec des objectifs limités, capable d'obtenir des résultats à court terme.
Un mois après le début de la crise des ordures et l'échec continu du gouvernement à relever ce défi, le mouvement de protestation (à travers ses différentes groupes et factions) a révélé que les craintes de Samir Kassir étaient fondées.
Le mouvement #YouStink, principal collectif de protestation, a pris de l'ampleur lorsque les citoyens mécontents sont descendus dans la rue pour exiger une solution immédiate à l'accumulation des ordures. Son succès immédiat s’est révélé lorsque le gouvernement a été contraint de rejeter les nouveaux appels d'offres pour la gestion des déchets en raison de leurs coûts exorbitants.
Après cette victoire, les manifestants ont appelé la nation entière à protester le 29 août dans le centre de Beyrouth afin de donner suite à leur liste de réclamations toujours croissante. Ce samedi, la place des Martyrs, l’emplacement des manifestations de la révolution du Cèdre en 2005, a accueilli une foule assez impressionnante de personnes sans appartenance réelle à une confession ou à un parti.
À la fin de cette manifestation, les manifestants ont donné au gouvernement un ultimatum de 72 heures pour satisfaire les demandes suivantes : une solution au problème des ordures, l'élection d'un nouveau Parlement, l’élection d'un président, la démission du ministre de l'Environnement et la reconnaissance de la responsabilité du ministre de l'Intérieur dans l'utilisation excessive de la force contre les manifestants de la part des forces de sécurité . Cependant, la demande principale des manifestants était généralement la démission du gouvernement et, enfin, la chute de ce qu'ils considèrent être un régime incorrigible.
Naturellement, après trois jours d'ultimatum, les manifestants ont intensifié leur action en prenant d'assaut le ministère de l'Environnement, mettant dans l'embarras le ministre, détenu dans son bureau tout le temps de la confrontation. Cet épisode a duré des heures, jusqu’à ce que les forces de police évacuent par la force tous les occupants, qui ont annoncé que cette forme de résistance pacifique était l'une des nombreuses mesures qu’ils emploieraient.
Si les manifestants semblaient vraiment réunis sous la bannière de la lutte contre la corruption et la demande de réforme, la réalité est quelque peu différente. Le mouvement de protestation, comme la plupart des mouvements sociaux, a lentement mais sûrement assisté à la montée de nouveaux groupes et factions affichant des idéologies diverses ainsi que différentes visions des manières d’atteindre leur objectif.
D’un autre côté, la majorité des élites dirigeantes se sont abstenues de répondre aux attaques des dissidents et ont adopté une approche plus modérée en reconnaissant la légitimité des demandes, allant même jusqu’à auto-accuser la classe dirigeante à laquelle ils appartiennent.
Cependant, la véritable contre-attaque des autorités a eu lieu le lendemain du rassemblement du 29 août par l'intermédiaire du président de la Chambre des députés, Nabih Berri. Nabih Berri, qui est également le chef du mouvement Amal, a saisi l'occasion de la commémoration annuelle de la disparition du fondateur de son mouvement, Moussa Sader, pour apaiser la colère de la rue. S'adressant à une foule estimée à 70 000 partisans, Nabih Berri a fait clairement comprendre que les manifestations politiques dans la rue et la mobilisation de masse ont été et resteront toujours entendues par la classe dirigeante.
Nabih Berri a eu tout simplement recours à la plus vieille manœuvre stratégique de la politique libanaise, l'appel au dialogue. Cependant, la proposition visant à reprendre le dialogue avec les participants à l’ancienne table ronde – qui s’était réunie mi-mai 2014, peu de temps avant que la présidence ne devienne vacante – devait traiter exclusivement de sept questions essentielles, à savoir, selon Nabih Berri et par ordre d’importance : l'élection d'un nouveau président, les travaux du Parlement et du Conseil des ministres, une nouvelle loi électorale, la décentralisation administrative, la restitution de la nationalité libanaise aux membres de la diaspora ainsi que l'équipement et le soutien de l'armée.
Dans la pratique, ce qui était attendu des différents chefs de blocs parlementaires et des dirigeants confessionnels était de se réunir et de se mettre d’accord sur les questions à propos desquelles ils se sont chamaillés au cours des dix dernières années. Ceci était au mieux un vœu pieux de la part de Nabih Berri. Cette initiative de la part de Nabih Berri, cependant, est une indication claire du fait que, même si les manifestants imaginent que leur révolution peut lutter contre la corruption, la réalité est toute autre.
La junte au pouvoir, telle qu’elle se positionne, mise sur un certain nombre de facteurs, essentiellement que la révolution s'auto-détruise et surtout que les rebelles continuent à demander l'impossible et perdent ainsi leur contact avec le peuple.
Les protestataires ont répondu à l'appel au dialogue de Nabih Berri en le déclarant inconstitutionnel et en le qualifiant de simple stratagème pour unifier la classe dirigeante corrompue contre les exigences légitimes des manifestants. Ils ont ensuite appelé à une manifestation le 9 septembre devant le Parlement libanais, le jour même où devait se réunir la table ronde, afin de marquer leur opposition à ces manigances illégitimes.
Paradoxalement toutefois, #YouStink et ses adeptes ont approuvé une option du gouvernement pour résoudre le problème des ordures, confiant la gestion des déchets aux municipalités et transférant des milliards de livres libanaises sur les comptes municipaux.
Si confier ces responsabilités aux municipalités est théoriquement un pas dans la bonne direction, cette initiative ne fera que donner le pouvoir à des groupes provinciaux peu compétents qui dépendent essentiellement de l'élite dirigeante.
En outre, le vrai problème avec la société qui a géré la précédente gestion des déchets ne réside pas dans son efficacité en matière de collecte des ordures, mais plutôt dans le manque de discernement du gouvernement, qui a préféré regrouper les déchets dans une décharge plutôt qu’opter pour un traitement plus écologique des ordures.
Bien qu'il s'agisse d'une initiative tactique qui peut être débattue et arrangée, stratégiquement les protestataires devront admettre de manière réaliste les limites du jeu auquel ils jouent. Au lieu de bombarder leurs partisans de demandes légitimes, ils devraient canaliser le soutien de la majorité silencieuse pour forcer l'élection d'un président. Exiger que les élections législatives précèdent la présidence tient de la farce comique et ne doit être soutenu ni par les manifestants ni par certains groupes politiques.
Le Parlement libanais de 1972, dont les membres restants devaient élire le président de l'après Taëf, ressemble assez au Parlement actuel, dont la principale responsabilité consiste à élire un président. Si les protestataires veulent vraiment que le Premier ministre Tammam Salam démissionne, ils devraient canaliser leurs efforts et le soutien populaire qu’ils prétendent avoir en vue d'exiger la fin du vide présidentiel, et abandonner toutes les autres exigences pour l'instant.
Ce vide présidentiel a prouvé qu’il était une source de chaos supplémentaire pour le système politique libanais déjà en mauvais état. Et si le mouvement de protestation et ses exigences sont tous apparemment légitimes, avoir raison ne signifie pas toujours remporter la victoire. L’une des difficultés auxquelles est confronté tout mouvement de réforme consiste à savoir quand abandonner et quand continuer, c’est là que se trouve le véritable défi.
Makram Rabah est doctorant au département d'histoire de l'université de Georgetown. Il est l'auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975 et éditorialiste régulier pour Now Lebanon.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un manifestant libanais fait le signe de la victoire lors d’une manifestation contre la crise des ordures et la corruption présumée des pouvoirs publics, devant le bâtiment du gouvernement sur la place Riad el-Solh le 29 août 2015 à Beyrouth, au Liban (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Green Translations.
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