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Les promesses creuses du gouvernement irakien alimentent la colère dans les rues

L’administration d’Abdel-Mahdi, en place depuis un an, n’a pas tenu compte de l’opinion publique et du désir de changement
Face-à-face entre les forces de sécurité irakiennes et les manifestants qui protestent contre la corruption, le manque d’emplois et la médiocrité des services, à Bagdad, le 25 octobre (Reuters)

Les manifestations populaires qui se déroulent actuellement en Irak ont révélé que la seule institution qui garde le gouvernement actuel intact est son Parlement.

Les acteurs politiques influents qui contrôlent la structure de pouvoir à plusieurs têtes sont engagés dans une lutte violente, chacun se disputant une représentation plus large au Conseil des représentants. Le système de quotas ethno-confessionnels, introduit dans la politique irakienne en 2003, reste un facteur primordial.

Pourtant, le véritable pouvoir du système politique irakien repose sur les divers groupes armés qui le soutiennent et braquent violemment leurs armes contre ceux qui protestent contre lui.

Manifestants irakiens devant les forces de sécurité à Bassorah, le 2 octobre (AFP)

En raison de la sainte trinité qui représente les divisions confessionnelles et ethniques en Irak – sunnites, chiites et Kurdes –, la démocratie dans le pays semble fragile et faible et ne représente pas l’opinion publique avec exactitude. Elle représente plutôt la force des factions en conflit et leur soutien régional et international.

Née d’un consensus entre des forces locales soutenues par des acteurs régionaux tels que l’Iran et les États-Unis, l’administration actuelle dirigée par le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi est l’une des pires versions de l’instance dirigeante depuis 2003.

Il s’agit là d’un facteur clé qui explique l’échec retentissant du gouvernement un an après sa formation et le déclenchement de protestations houleuses, qu’il a étouffées avec une force excessive, faisant des dizaines de morts et des milliers de blessés.

Née d’un consensus entre des forces locales soutenues par des acteurs régionaux tels que l’Iran et les États-Unis, l’administration actuelle dirigée par le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi est l’une des pires versions de l’instance dirigeante depuis 2003

Des suffrages de citoyens ont effectivement été perdus, ce qui a créé un sentiment de désespoir 

L’ancien Premier ministre Haider al-Abadi a vu ses ambitions pour un second mandat étouffées par les protestations enragées, sanglantes et violentes qui se sont déroulées à Bassorah en 2018. 

Le gouvernement était confronté à un dilemme terrifiant, car c’était la première fois que les manifestants exprimaient leur opposition en incendiant les sièges des partis soutenus par l’Iran et le consulat, considérés comme des symboles de l’intervention étrangère et de la corruption. 

Lorsqu’Abdel-Mahdi est entré en fonction, les forces au sein du gouvernement avaient déjà commencé à se confronter en raison de rivalités et du rejet des résultats des élections de mai 2018. Des actes délibérés de sabotage ont visé les urnes et des attaques armées contre des instituts de partis ont exprimé la profonde hostilité entre les forces au pouvoir en Irak.

Une confiance détruite

Lors de la formation de son gouvernement en octobre 2018, avec un cabinet encore incomplet, Abdel-Mahdi n’a pas tenu compte de l’opinion publique ni du désir de changement du pays. Par conséquent, des suffrages de citoyens ont effectivement été perdus, ce qui a créé un sentiment de désespoir et entraîné une rupture de confiance.

Alors, comment un pouvoir qui ne croit pas au changement peut-il répondre de manière transparente aux revendications de groupes de jeunes en colère ?

Lors des élections législatives de 2018, les jeunes ont dirigé un mouvement de boycott des élections, ce qui reflétait un malaise général et un sentiment de désillusion vis-à-vis des dirigeants politiques actuels.

Le régime n’a pas réussi à protéger sa légitimité par le biais d’une participation démocratique et l’a désormais complètement perdue en recourant à une force meurtrière pour tenter de réprimer les voix d’opposition, le tout dans un contexte d’embargo médiatique, de coupure du réseau Internet et de mise en place de couvre-feux.

Le Premier ministre irakien Adel Abdel-Mahdi le 20 janvier à Bassorah (AFP)

Les manifestations sont la seule représentation réelle de la « démocratie » en Irak et sont brutalement réprimées.

Après quatre expériences électorales infructueuses en 2005, 2010, 2014 et 2018, les Irakiens ne croient plus que les urnes garantiront leurs droits, mettront fin à la corruption ou régleront les problèmes qui touchent le gouvernement. 

Au cours des seize années écoulées depuis que les Irakiens se sont débarrassés du régime répressif de Saddam Hussein, ils ont été confrontés à un système encore plus répressif et corrompu. L’appareil de sécurité considère tout appel à des manifestations comme une « conspiration » contre laquelle il faut agir en tuant les manifestants.  

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Le gouvernement semble avoir été surpris par le grand nombre de jeunes en colère qui se rassemblent dans les rues et sur les places du pays pour réclamer sa chute. Le courage de la jeunesse irakienne a fait tomber la barrière de la peur, mais la pluie de balles récoltée en terrible conséquence a amené certains à se demander pourquoi les jeunes n’avaient pas simplement pris leurs jambes à leur cou.

La réponse ? Un désespoir profondément enraciné. La seule option de ces jeunes est de se suicider en signe de protestation individuelle ou de manifester sous forme de suicide collectif, en affrontant un pouvoir répressif et la brutalité de l’État afin de rejeter publiquement la poursuite du régime.

L’Irak est un pays jeune et sa composition démocratique n’est pas figée. Les jeunes Irakiens révolutionnaires souffrent du chômage, de privation et de désespoir, ce qui a entraîné une augmentation rapide du nombre de suicides au cours des trois dernières années. Selon la commission des droits de l’homme du gouvernement, près de 200 personnes se sont donné la mort en Irak au cours des quatre premiers mois de 2019.

Cela fait suite à une augmentation du nombre de suicides enregistrée par la commission des droits de l’homme du Parlement, ce chiffre étant passé de 383 en 2016 à 519 l’an dernier.

Le taux de chômage a grimpé à 16 % et le taux de pauvreté est élevé : 23 % à l’échelle nationale, soit près du double des chiffres enregistrés dans les villes touchées par l’EI.

Cette crise politique s’est intensifiée à mesure que la menace sécuritaire immédiate représentée par al-Qaïda, le groupe État islamique et les autres groupes armés s’est atténuée.

Aujourd’hui, les Irakiens sont confrontés à un effondrement des services publics, une diminution des ressources énergétiques, une inflation, une baisse des revenus et une corruption croissante. Le taux de chômage a grimpé à 16 % et le taux de pauvreté est élevé : 23 % à l’échelle nationale, soit près du double des chiffres enregistrés dans les villes touchées par l’EI. 

Un pays vulnérable à de futurs chocs

La situation économique complexe en Irak rend le pays vulnérable à de futurs chocs, alors que les revendications pour des services gouvernementaux renforcés s’intensifient. La pénurie de ressources s’est accompagnée d’une corruption généralisée au sein des institutions gouvernementales, parallèlement à l’économie de corruption légalisée entre les mains de factions armées. Selon les estimations, des centaines de milliards de dollars d’argent public ont été dilapidés à travers la corruption depuis 2003.

Fin 2018, la dette de l’Irak devait atteindre 132 milliards de dollars et empêcher ainsi le pays de poursuivre des projets de développement ou de moderniser ses infrastructures, le tout dans un contexte de baisse des ventes de pétrole.

Cette crise politique s’est intensifiée à mesure que la menace sécuritaire immédiate représentée par al-Qaïda, le groupe État islamique et les autres groupes armés s’est atténuée (AFP)

Plus tôt ce mois-ci, alors que son pays se noyait dans une rivière de sang, Abdel-Mahdi a présenté un ensemble de promesses dans le but d’apaiser la situation. Au lieu de cela, il a attisé la colère dans les rues en décrivant des objectifs irréalisables, en proposant par exemple de distribuer des pensions aux familles sans revenu, des parcelles résidentielles aux pauvres et des prêts aux jeunes.

Le problème réside dans la mentalité d’un régime qui tente d’obtenir le calme en soudoyant les plus démunis avec des promesses creuses. Les populations défavorisées savent que le gouvernement est incapable de tenir de telles promesses, compte tenu de l’épuisement continu de ses richesses et de la corruption profondément enracinée.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

- Safaa Khalaf est un journaliste et chercheur irakien en sociologie et en politique. Il a récemment publié un livre intitulé Iraq after ISIS: Crises of Over-Optimism.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Safaa Khalaf is an Iraqi journalist and researcher in sociology and politics. He recently published a book titled "Iraq after ISIS: Crises of Over-Optimism".
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