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Les Saoudiens font monter les enchères : que va-t-il se passer pour le Qatar assiégé ?

La position du Qatar reste plus forte qu’il n’y paraît. Grâce à des capacités de financement suffisantes pour survivre au blocus et de nombreux amis d’Ankara à Téhéran, il pourrait bien déjouer ses ennemis au Conseil de coopération du Golfe

En publiant un ensemble d’« exigences » jeudi en fin de journée, l’Arabie saoudite et ses compagnons de lutte, dont les Émirats arabes unis (EAU), ont désormais significativement fait monter les enchères dans leur différend de longue date avec le Qatar.

Certaines de ces exigences sont clairement classées comme mesures anti-terroristes, du moins selon l’interprétation saoudienne du terrorisme, mais d’autres – dont la fermeture d’Al Jazeera, la principale chaîne d’information du Qatar, et l’affaiblissement des liens entre Doha et les Frères musulmans, l’Iran et la Turquie – démontrent que les Saoudiens et leurs alliés ont lancé une campagne de plus grande envergure afin d’éliminer, ou au moins fortement réduire, les capacités de l’émirat à faire cavalier seul en matière de politique étrangère.

Quand on sait combien l’Arabie saoudite a été contrariée de voir le Qatar utiliser Al Jazeera pour accroître son influence sur les gouvernements arabes – comme le révèlent en détail quelques câbles diplomatiques américains divulgués – et l’évidence de la puissante influence exercée par cette chaîne comme soutien aux soulèvements contre des gouvernements alliés aux Saoudiens en Tunisie et en Égypte, de telles exigences n’ont rien de surprenant.

De même, l’exigence que Doha cesse de fournir asile, soutien financier et tribune médiatique aux dirigeants des Frères musulmans était tout aussi prévisible. L’Arabie saoudite comme les EAU se sont grandement inquiétés de la capacité des Frères musulmans à remporter les élections après le « Printemps arabe », et ainsi à offrir au monde islamique un modèle alternatif de gouvernement par des religieux conservateurs – à l’opposé du modèle monarchique héréditaire du Golfe.

Effectivement, en 2014, Riyad est allé jusqu’à taxer les Frères musulmans d’organisation terroriste, alors même que ses propres princes ont, en d’autres temps, contribué à les financer et que ses propres universités ont longtemps fourni une tribune à leurs intellectuels.

Renversements d’alliances

Dans un tel contexte, il est logique, pour Riyad, de pousser le Qatar à se distancier de la Turquie, puisque Ankara a aussi apporté son soutien au Frères musulmans et, même publiquement, n’a guère caché son mépris pour le système monarchique saoudien.

De récents rapports indiquant que la Turquie pourrait accroître son modeste déploiement militaire au Qatar ont indubitablement accru les enjeux, car Riyad s’inquiète vraiment de voir émerger dans la région un nouvel axe Ankara-Doha, potentiellement capable de remettre en cause le leadership présumé de l’Arabie saoudite au sein du monde sunnite.

Quant aux relations de Doha avec l’Iran – simplement cordiales et limitées à une simple coopération autour des exploitations de gaz offshore qu’ils partagent – elles sont passées à de franches démonstrations publiques de solidarité, suite à l’annonce d’un « pont aérien alimentaire » iranien, destiné à contourner les sanctions imposées par les Saoudiens contre le Qatar. Ce qui a suscité la crainte de voir se former un autre bloc mené par Téhéran, qui défierait la position de Riyad et, au final, l’intégrité du Conseil de coopération du Golfe (CCG) – le club des monarchies arabes du Golfe, mené par les Saoudiens.

La sortie du Qatar et d’Oman signerait pratiquement la mort du CCG

Évidemment, le sultanat d’Oman a déjà donné des signes de cette dérive, car ses chefs ont reconnu l’importance du potentiel que présente une future coopération économique avec l’Iran. Donc, la sortie du Qatar et d’Oman signerait pratiquement la mort du CCG.

Hôpital, charité ?

Les raisons d’exiger que le Qatar cesse de financer et d’armer « des terroristes » sont un peu plus troubles et ont suscité, à l’encontre de l’Arabie saoudite, voire même des EAU, cette légitime accusation selon laquelle « l’hôpital qui se moque de la charité ».

Après tout, pas plus tard qu’en 2009, un câble confidentiel du Département d’État américain, rédigé par la secrétaire d’État elle-même, déplorait que « les donateurs saoudiens constituent la source la plus significative de financement des groupes terroristes sunnites dans le monde entier », et que le royaume demeurait « une base essentielle de soutien financier pour al-Qaïda ».

Plus récemment, évidemment, les procès autour du 11 septembre, faisant leur chemin dans le système judiciaire américain, ont vu certains avocats des familles de victimes prétendre disposer de « tonnes de preuves » quant à l’implication d’agents et institutions de l’État saoudien.

D’autre part, il ne fait guère de doute que quelques riches Qataris, dont certains fonctionnaires et peut-être aussi plusieurs associations caritatives publiques, ont ces dernières années joué aussi un rôle clé dans le financement et l’armement de groupes extrémistes sunnites dans la région.

Indubitablement, on peut avancer que le Qatar compte, proportionnellement à sa population, le plus grand nombre de ces donateurs. De toute évidence, des franchises d’  al-Qaïda en Syrie et en Lybie ont bénéficié d’un soutien considérable de la part du Qatar et – au moins indirectement – de l’État islamique lui-même également.

Après tout, dans le cadre de son soutien aux rebelles syriens, le vice-ministre qatari des Affaires étrangères a, lors d’une conférence de sécurité à Manama, expliqué ceci : « Je suis vigoureusement opposé à exclure quiconque à ce stade, ou à taxer quelqu’un d’appartenir à al-Qaïda ».

Plus inquiétant : dans une correspondance divulguée à l’été 2014, l’ancienne secrétaire d’État, Hillary Clinton, a expliqué sans aucune ambiguïté à l’un de ses conseillers clés : « Nos moyens diplomatiques et nos ressources en renseignement plus traditionnels doivent servir à faire pression sur les gouvernements quatari et saoudien, qui fournissent clandestinement soutien financier et logistique à Daech, ainsi qu’à d’autres groupes sunnites radicaux de cette région ».

À quoi s’attendre désormais ?

Finalement, toutes ces exigences – légitimes ou non – auront-elles des conséquences concrètes et à quoi s’attendre ensuite ? Après tout, des demandes semblables ont été formulées en 2014 par l’Arabie saoudite et les EAU, mais la série d’interminables négociations est tombée à l’eau.

Cette fois-ci, du point de vue de Riyad en tout cas, les exigences de l’Arabie saoudite semblent avoir de réelles chances d’être suivies d’effets, puisqu’elle est convaincue d’avoir réussi à séduire la nouvelle administration américaine en lui garantissant de nouvelles et considérables commandes d’armes américaines (ou, pour être exact, en promettant d’honorer des achats d’armement mis en veilleuse depuis quelques temps) tout en s’engageant à investir dans les infrastructures américaines.

Par-dessus le marché, Riyad a sans doute, de plus, promis aux États-Unis que leurs bases militaires au Qatar, dont le quartier général avancé du Centcom américain, seront protégées en cas d’instabilité à Doha ou de changement de régime sponsorisé par les Saoudiens si leurs exigences ne sont pas satisfaites.

Dans une récente série de tweets ciblant ostensiblement le Qatar, Donald Trump semble s’être rangé du côté de Riyad, même si le Département d’État américain a quant à lui tenté de jouer avec plus de finesse.

Néanmoins, peut-on raisonnablement s’attendre à un recul du Qatar ? Démanteler Al Jazeera, par exemple, serait aussi grave que voler les joyaux de la couronne de la famille royale Al Thani, car cette chaîne lui prodigue depuis des années d’innombrables gages de son soutien et demeure indubitablement le « soft power » le plus influent du Qatar. De même, attendre du Qatar qu’il tourne le dos aux Frères musulmans serait irréaliste, surtout après tant d’années d’étroites relations et d’objectifs mutuellement favorables.

Cadavres dans le placard

Comme, à Doha, la plupart des réseaux opèrent apparemment à un niveau infra-étatique, il semble également délicat, surtout à court ou moyen terme, de s’attaquer au financement du terrorisme, d’autant plus que plusieurs activités plus douteuses du Qatar dans l’ensemble de la région ont clairement reçu la bénédiction de facto des agences de renseignements occidentales – qui ont, au mieux, fermé les yeux.

Fin 2012 et début 2013, par exemple, pas moins de 85 vols au départ du Qatar et à destination de la Turquie et de la Jordanie transportaient armes et autres équipements similaires, destinés à plusieurs groupes rebelles syriens dont les noms n’ont pas été révélés. Des officiels américains ont confirmé que la CIA avait été impliquée, avec un « rôle consultatif », et un grand nombre de ces armes sont sans doute désormais aux mains de groupes djihadistes, dont l’État islamique : par conséquent, il ne fait aucun doute que Doha est au courant de plusieurs « cadavres dans le placard », dont certains de taille.

Reste que, évidemment, le Qatar pourrait n’avoir même pas besoin d’essayer de répondre aux exigences de l’Arabie saoudite. Après tout, il jouit visiblement des soutiens turc et iranien, probablement sous-estimés. Ses adversaires ne peuvent pas vraiment se permettre de lancer la moindre opération militaire (mais une révolution de palais n’est pas à exclure du tout).

Pendant ce temps, l’accès du Qatar à des fonds souverains encore substantiels signifie non seulement que Doha peut s’acheter de considérables marges de manœuvre – en stabilisant son économie, en maintenant ses banques à flot et en entretenant le flux de ses importations, même venues du bout du monde – mais cela signifie aussi qu’il peut continuer à rivaliser avec l’Arabie saoudite pour conquérir la bienveillance des États-Unis.

Ces derniers jours, par exemple, le Quatar a non seulement annoncé l’achat unilatéral d’armes américaines, mais a même indiqué son intention d’effectuer un investissement stratégique dans American Airlines (très mal en point) et, plus largement, dans l’industrie aéronautique américaine – secteur que Doha a eu raison d’identifier comme l’un de ceux auxquels tient le plus la présidence américaine actuelle.

- Christopher M Davidson enseigne à l’Université de Durham en Angleterre. Il est l’auteur d’un certain nombre de livres sur la région, notamment très récemment Shadow Wars : The Secret Struggle for the Middle East.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : En juin 2017 à Riyad, un homme déambule devant l’agence de Qatar Airways dans la capitale saoudienne (AFP).

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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