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Les Tunisiens ne doivent pas sacrifier les droits pour empêcher les attaques terroristes

La Tunisie doit s’élever contre les autorités qui érodent les libertés civiles, car le meilleur espoir du Printemps arabe est de garder sa lumière vivace

Personne ne devrait être surpris que le massacre sur la plage de Port El Kantaoui ait poussé Rached Ghannouchi, le chef du parti style Frères musulmans de Tunisie, Ennahda, à lancer un appel  pour assurer un « ferme soutien aux forces de sécurité et l'armée dans leur devoir sacré de lutter contre le terrorisme ».

Ce choc provoqué par le meurtre de plusieurs dizaines d'étrangers à la station balnéaire du nord de Sousse prendra plusieurs semaines à disparaître et la réaction de Rached Ghannouchi était prévisible. Depuis le renversement du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali en 2011 et la restauration de la légalité d’Ennahda, le parti a eu du mal à convaincre les Tunisiens qu'il est aussi ferme dans la lutte contre les djihadistes extrêmes que pourrait l’être un parti laïc. C’était particulièrement manifeste après la prise de certaines décisions très controversées.

En 2013, l’une d’elle a conduit le gouvernement après une victoire électorale historique dans une période dramatique, à proscrire  le groupe radical Ansar al Charia, déclarant qu'il était un mouvement terroriste. Environ 1 500 personnes ont été arrêtées sur des soupçons de liens avec Ansar al Charia et de participation à des activités terroristes en 2013.

Pourtant, le cycle de la violence djihadiste et de contre-terrorisme a continué à monter en flèche. En mars de cette année, la Tunisie a subi l'attaque dans le complexe à Tunis qui abrite les trésors de mosaïques du musée du Bardo, ainsi que le parlement. Toutes les vingt-trois victimes étaient des étrangers sauf une, tuées après que des tireurs soient entrés en courant dans le musée avant de commencer à tirer, le but de l'assaut reste encore obscur ; était-il de saper le tourisme et affaiblir ainsi l'un des piliers de l'économie du pays ? Ou était-ce une diversion de dernière minute d'un effort politique plus direct de tuer des membres du parlement qui étaient en session, débattant de nouvelles lois pour donner aux forces de sécurité plus de pouvoir ?

Quelle qu’en soit la raison, un nouveau resserrement des mesures de sécurité après l'atrocité du Bardo n’a pas été suffisant pour empêcher le massacre de la semaine dernière. Les touristes se trouvant sur les transats au bord de la mer sont la plus facile des cibles et il ne sera jamais possible de leur garantir une protection contre tous les attaquants prêts à sacrifier leur propre vie.

Même si poster des gardes armés dans des sites touristiques ou importants a un sens, il est essentiel de conserver quelques précautions. Contre-attaquer en encerclant les suspects avec peu ou pas de preuves contre eux et réprimer les organisations radicales est susceptible de créer encore plus de danger potentiel.

La Tunisie est déjà à elle seule un bassin géant de jeunes hommes aliénés, en colère et sans emploi, dont quelques-uns sont enclins à la violence. Faire arrêter de plus en plus de ces jeunes, sans motif suffisant et les brutaliser n’est pas la réponse. Les organisations des droits de l'homme rapportent que la torture est très répandue dans les postes de police tunisiennes et qu’un climat d'impunité de la police mène à l’augmentation de l’usage de la torture et des morts en détention.

Amna Guellali, chercheuse tunisienne pour Human Rights Watch, a cité le discours télévisé du ministre de l'Éducation Neji Jalloul après l’attaque du musée du Bardo : « Les terroristes ne respectent pas les droits de l’homme, de sorte que nous ne devons pas respecter les leurs ».

Elle continue en signalant qu'en Tunisie « les militants des droits de l'homme sont devenus la cible d'un courant de l'opinion publique qui les considère responsables de la négligence du gouvernement dans la lutte contre le terrorisme ».

Fabio Merone, professeur invité à l'université Laval de Québec qui a vécu pendant de nombreuses années en Tunisie pour étudier les mouvements islamistes, a fait valoir que si l'on veut comprendre les racines du terrorisme récent en Tunisie, il fallait faire une distinction importante entre le désormais interdit Ansar al charia et Okba Ibn Nafaa, une petite brigade d'al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui a revendiqué la responsabilité de l'attaque du Bardo. Le ministère de l'Intérieur ne fait pas cette distinction.

Les dirigeants d’Ansar, selon Fabio Merone, considèrent la Tunisie comme une terre de prédication (dawa) et non de qital (combat).

« Abou Ayadh, le leader charismatique du groupe, a expliqué dans plusieurs vidéos qu’entre Ansar al charia et le mouvement djihadiste international, il existe bien un lien idéologique, mais qu’il n’est ni politique, ni opérationnel », écrit-il.

Contrairement à al-Qaïda, Ansar al charia n'a pas de vision ou de stratégie apocalyptique. Au contraire, il cherche une alternative aux conditions sociales désastreuses de jeunes Tunisiens. Il gagne leur soutien en prétendant que l'accent croissant mis sur la sécurité par le gouvernement est un retour à la dictature évincée et dit qu'il est essentiel de construire un front islamique contre l’« Etat profond ».

La décision d'Ennahda d’interdire Ansar a renforcé ce dernier et a eu pour effet le départ de centaines de sympathisants salafistes d'Ansar vers la Libye et la Syrie où ils ont rejoint la guerre ouverte menée par l’Etat islamique dans ces pays.

D'autres, selon l’évaluation de Merone, ont rejoint Okba Ibn Nafaa, la filiale d'al-Qaïda.

Guerre à la guerre

Bien que certains se soient calmés pour éviter la répression, l'interdiction n'a pas asséché le bassin de recrues potentielles au militantisme djihadiste, car elle a apporté son soutien à l'idée que si l'Etat mène la guerre contre les vues salafistes, les salafistes doivent mener la guerre contre l'Etat.

Le message extrémiste que les prédicateurs salafistes relayent aux jeunes qui viennent à eux est ainsi validé. Cela contribue à expliquer pourquoi les Tunisiens ayant rejoint l’Etat islamique sont plus nombreux que les volontaires des autres pays.

A la suite du massacre de la semaine dernière, le gouvernement tunisien est en train de restreindre encore plus les libertés. Vendredi, il a annoncé la fermeture d'environ quatre-vingt mosquées non-officielles. Le gouvernement a longtemps exercé un contrôle sur toutes les mosquées dans le pays, nominant, payant et pillant leurs imams.

Fermer les quelques mosquées qui se sont développées de façon indépendante et sans licence est inutilement répressif ainsi que contre-productif. Au lieu de se rencontrer dans ces mosquées, les gens vont se réunir ailleurs tout en ressentant qu'ils ont encore une autre raison de mépriser et rejeter l'Etat.

Les autres projets, annoncés par le président Béji Caïd Essebsi, sont l'interdiction des partis qui brandissent le drapeau noir - un mouvement à peine voilée contre Hizb ut-Tahrir. S’ils sont appliqués, cela pourrait encore pousser les gens à se cacher. Dans ce nouveau climat de répression accrue Essebsi a même menacé de s’opposer à un mouvement de protestation civique récemment formé, appelé « Où est le pétrole ? »

Ce mouvement totalement pacifique, sans lien aucun avec des groupes ou partis religieux, appelle simplement à la transparence sur les contrats que la Tunisie a signé ou envisage de signer pour l'exploration pétrolière. De façon totalement absurde, Essebsi les a accusé de mener une campagne de dénigrement et de cibler l'Etat tunisien et sa sécurité nationale.

Retour à Ben Ali ?

Ces derniers jours, certains fonctionnaires de Nidaa Tounes, le parti principal au gouvernement, ont fait la suggestion scandaleuse que le parti au pouvoir devait former sa propre milice - un renouveau d'une pratique utilisée pour la dernière fois par Ben Ali.

Mohammed Ali, un membre de l'ancienne opposition de l’époque de Ben Ali en exil, qui a fondé et dirige maintenant la chaîne de télévision basée au Royaume-Uni, Islam Channel, voit l'utilisation croissante de ces mesures répressives du gouvernement tunisien comme désastreuse.

« Nous devons être stricte avec les individus qui commettent des crimes, mais nous ne devrions pas interdire qui que ce soit. Nous devrions avoir autant de liberté que possible. La plus grande menace pour al-Qaïda et les groupes de ce type reste la liberté et la démocratie. Ce genre d'idéologie ne peut vivre que dans une atmosphère de violations des droits humains. Bien sûr, vous avez besoin d'une force de sécurité, mais elle doit agir conformément à la loi », dit-il.

Quel parti ou groupement politique en Tunisie aura le courage de dénoncer ce qui équivaut à une contre-révolution rampante? Le pays n'a pas régressé autant qu’en Egypte qui connait une dictature et nous espérons que cela n’arrivera pas, de plus l'armée tunisienne n’est jamais intervenue dans la politique aussi souvent ou de façon aussi globale qu’en Egypte.

Pas plus que le pays ne possède les divisions sectaires de l'Irak ou de la Syrie que les politiciens sans scrupules peuvent exploiter. Mais la tendance en Tunisie est profondément préoccupante.

La colère du peuple grandit

Certains pourraient espérer qu’Ennahda porte la bannière de la liberté et de la protection des droits de l'homme, bien que les augures soient plutôt mauvaises. La colère du public après le massacre de Port El Kantaoui et du Bardo est bouillante et il faudrait un dirigeant audacieux quel que soit le parti pour mettre fin à la torture et proposer une réforme fondamentale de la police à ce stade.

Ennahda a perdu beaucoup du reste de sa crédibilité après avoir perdu les élections de l'année dernière et avoir décidé d'accepter l’offre de portefeuille ministériel dans la coalition du gouvernement de la Tunisie qui comprend plusieurs membres de l'élite de l'époque de Ben Ali.

Ennahda pourrait-il changer d’avis, rompre avec le gouvernement et prendre la défense des libertés civiles dans un parti d'opposition? Quelle influence pourrait-il avoir?

Si ce n’est pas Ennahda, il est essentiel que d'autres groupes politiques et les médias indépendants montent une campagne publique en faveur des quelques organisations non gouvernementales qui demandent la préservation des droits de l'homme en Tunisie.

Sinon, la dernière vacillante flamme de l'espoir du Printemps arabe est proche de l'extinction – l’objectif très précis que les hommes et les femmes engagés dans un djihad violent ont depuis longtemps en ligne de mire.

- Jonathan Steele est un correspondant à l’étranger et auteur d'études largement acclamées de relations internationales. Il était le chef du bureau du Guardian à Washington à la fin des années 1970, et chef de leur bureau à Moscou lors de l'effondrement du communisme. Il a fait ses études dans les universités de Cambridge et de Yale, et a écrit des livres sur l'Irak, l'Afghanistan, la Russie, l'Afrique du Sud et l'Allemagne, y compris Defeat: Why America and Britain Lost Iraq (Défaite: Pourquoi l'Amérique et la Grande-Bretagne ont perdu l’Irak) (IB Tauris 2008) et Ghosts of Afghanistan: The Haunted Battleground (Portobello Books 2011).

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le leader du Parti islamiste Ennahdha Rached Ghannouchi en Tunisie assiste à une cérémonie de transfert de pouvoir organisé par le gouvernement nouvellement élu du pays à Tunis le 6 Février, 2015 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Margaux Pastor.

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