Les « valeurs britanniques » favorisent-elles un retour colonial aux dépens du multiculturalisme ?
La semaine dernière, Harvard a annoncé l’inauguration d’une plaque dédiée à la mémoire de quatre esclaves qui ont vécu et travaillé chez l’un des anciens présidents de l’université. L’actuel président de Harvard, Drew Faust, a déclaré que l’institution était « directement complice du système américain d’esclavage racial » et que, malgré certains efforts, l’histoire de l’esclavage à Harvard « a rarement été reconnue ou invoquée ».
Cette décision survient au cœur d’un mouvement de plus en plus important lancé à travers les campus du monde entier qui demande réparation pour le passé colonial, allant de la reconnaissance des injustices historiques au démantèlement d’artéfacts culturels, en passant par la révision des programmes éducatifs eurocentriques.
Ici, au Royaume-Uni, le mouvement Rhodes Must Fall à Oxford s’est retrouvé au centre de l’attention après avoir contraint l’Oxford Union à reconnaître sa nature institutionnellement raciste suite à un cocktail organisé autour du thème du « retour colonial ». Le mouvement a ensuite exhorté l’université à lutter contre l’iconographie coloniale, représentée en particulier par une statue de Cecil Rhodes, un colonialiste britannique du XIXe siècle décrit par son biographe Anthony Thomas comme un « architecte de l’apartheid ».
En Australie, l’université de Nouvelle-Galles du Sud a fixé récemment de nouvelles orientations indiquant que l’histoire de l’Australie devait être décrite comme une histoire « d’invasion et d’occupation » plutôt que de « colonisation », un terme à consonance plus douce ; ce mouvement a été tourné en dérision par l’historien Kyle Sandilands, qui a répondu : « Tournez la page, cela date de 200 ans ».
La réponse de Sandilands, tout comme celle de l’Oriel College, à Oxford, qui a « massivement » décidé de conserver la statue de Rhodes, octroie au colonialisme le statut de relique depuis longtemps enterrée, au mieux sans rapport avec les expériences contemporaines, et au pire de contribution positive à l’évolution du monde. En effet, un sondage effectué en 2014 a révélé que près de 60 % des Britanniques pensent que l’Empire britannique doit être source de fierté plutôt que de honte, et près de la moitié pensent que ses colonies en sont ressorties plus riches. Ces résultats sont particulièrement choquants pour ceux qui travaillent sur l’impact durable du colonialisme : du racisme à la pauvreté en passant par l’impérialisme, le sentier ne s’est guère arrêté.
La continuité coloniale
À un moment où les discussions sur les réparations sont tout sauf au point mort, un récent projet de l’University College de Londres a mis en évidence les 20 millions de livres d’indemnisations versés par les contribuables britanniques aux anciens propriétaires d’esclaves après l’abolition de l’esclavage, soit le plus grand plan de sauvetage de l’histoire britannique avant le plan de sauvetage des banques de 2009. Les esclaves n’ont rien reçu. L’étude a révélé qu’un cinquième des riches Britanniques de l’époque victorienne tiraient leur fortune de la traite des esclaves. Et avec l’arrivée des Panama Papers, le lien entre les formes historiques d’exploitation et les personnalités influentes actuelles est susceptible de devenir encore plus évident. L’empire relève bien moins de l’histoire que de la continuité.
Mais pourtant, alors que les anciennes colonies continuent de vivre une profonde remise en question sur leur identité et l’impact durable de la colonisation, très peu de réflexions ont été entamées sur cette même question dans le fief de l’empire. À la place, c’est comme si l’« indépendance » des anciennes colonies avait marqué la fin de l’appareil colonial mais qu’aucune réévaluation des valeurs, des idéaux et des idéologies qui ont justifié l’invasion des territoires d’autres peuples et leur asservissement, des valeurs au cœur de la culture impériale britannique, ne devait être soulevée.
Et c’est là que réside la vraie valeur de ces campagnes visant à décoloniser les campus britanniques pour la société au sens large. Non seulement les colonies doivent chercher à se redéfinir après la colonisation de manière à ne pas placer une culture étrangère au centre de la compréhension de l’identité nationale, mais il appartient également aux anciens colonisateurs de repenser les idées et les symboles qui ont servi à forger leur vision hiérarchique du monde.
Pour reprendre les termes de l’écrivain kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o, « la zone de domination la plus importante [du colonialisme] était l’univers mental du colonisé, le contrôle par la culture de la façon dont les gens se percevaient et percevaient leur relation avec le monde ». « Contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler ses outils d’autodéfinition en relation avec les autres », a-t-il écrit.
Aujourd’hui, sur l’emblématique place Trafalgar de Londres, se dresse la statue du major-général Sir Henry Havelock, un vétéran de la première « mutinerie » indienne, ou comme vous pourriez vouloir le reformuler, un homme qui a réussi à étouffer la lutte des Indiens pour l’indépendance. Il était évident que les efforts qu’il a déployés pour maîtriser l’appel des indigènes à l’autonomie allaient être récompensés et commémorés par ses pairs. Toutefois, en tant qu’État postcolonial et ancien cœur de l’empire, devrions-nous continuer d’exhiber ces personnalités comme étant des pierres angulaires de la culture britannique, tout en affirmant dans le même temps reconnaître les torts historiques qui ont été commis ? Il s’agit certainement d’une question légitime.
Un retour aux valeurs « britanniques »
La concession la plus proche d’une critique de la pensée impérialiste a été un engagement envers le multiculturalisme dans l’ère post-guerre, c’est-à-dire le sentiment que les nouveaux arrivants sur les côtes britanniques doivent bénéficier de droits égaux à ceux des autres citoyens et que leur culture doit être respectée. Cependant, tout comme les idéologies unificatrices qui portaient les graines de l’indépendance dans les sociétés colonisées ont souvent fait l’objet de critiques suite à l’indépendance, le multiculturalisme a également été remis en question et a été de plus en plus blâmé pour son laissez-faire et sa prétendue incapacité à forger une culture nationale unificatrice.
À la place, a émergé un mouvement vers une réimagination de la gloire des « valeurs britanniques », dont la grandeur doit aujourd’hui être enseignée dans les écoles aux côtés d’un programme de portée plus nationale qui bannit les auteurs « étrangers » au profit des auteurs anglais. De même, alors que l’on s’éloigne des idéaux du multiculturalisme, une certaine nostalgie de la grandeur de l’empire refait surface, accompagnée d’une volonté de blanchir le passé colonial de la Grande-Bretagne.
En 2005, Gordon Brown, alors Chancelier de l'Échiquier, a amorcé le processus : « Je pense que les jours où la Grande-Bretagne doit s’excuser pour son histoire sont révolus. Je pense que nous devons aller de l’avant. Je pense que nous devons célébrer une grande partie de notre passé plutôt que présenter des excuses à ce sujet et que nous devons parler à juste titre de valeurs britanniques. »
Depuis lors, une nouvelle politique de « promotion des valeurs britanniques » a vu le jour à la fois dans le Commonwealth (tout en limitant simultanément l’échange de populations) et dans les parties les moins dociles de la Grande-Bretagne, où les descendants des colonisés doivent se voir inculquer (littéralement) les valeurs de leur propre nation. Le scandale dit du « cheval de Troie » en était un bon exemple : le centre colonial dictant à sa périphérie littérale et métaphorique sa conception des valeurs britanniques, dépourvue de toute reconnaissance de l’exploitation et de la misère qui ont contribué à rendre la Grande-Bretagne « grande », ni même de la faillite morale que représente l’enseignement d’une telle vision à ceux dont les ancêtres en ont payé le prix de leur sang et de leurs larmes.
Ainsi, en faisant du colonialisme une relique du passé plutôt qu’un ensemble durable de relations de pouvoir, nous ne parvenons pas à reconnaître les continuités et nous déchargeons le présent d’une réflexion critique si nécessaire. Et c’est en cela que ces mouvements en faveur du décolonialisme sont si importants. Ils sont en fait les hérauts d’un changement qui doit venir.
Rhodes Must Fall et les mouvements similaires font partie d’une vague croissante d’initiatives, de Londres à Leeds, née en Afrique du Sud, où des étudiants socialement responsables cherchent à contester la perpétuation des symboles et idées racistes tirés de l’empire britannique sans faire l’objet de critiques.
« Le colonialisme n’est pas seulement un phénomène économique et matériel, il est également épistémologique », souligne un membre de la Decolonising Our Minds Society de l’École d’études orientales et africaines (SOAS), à Londres. Zain Dada, un autre membre, décrit l’émergence du groupe à partir d’une frustration palpable « parmi la diaspora de première génération qui est toujours confrontée à un racisme visible et qui est également engagée dans l’analyse du racisme invisible et structurel par le biais des théories du décolonialisme ».
Ces expériences, combinées avec l’inspiration tirée des luttes mondiales contre l’Empire, y compris dans de nombreux cas celles de parents ou de proches, nourrissent une nouvelle génération. Et c’est leur réévaluation critique de l’héritage impérial dans la culture britannique qui ouvre finalement la voie à une société plus juste et plus équitable.
La lutte décolonialiste
Et pourtant, ces campagnes ont suscité une large consternation. Malgré tous les discours sur la valeur positive de la diversité au sein de notre société, ces campagnes demeurent une lutte marginale, qui n’est pas entièrement rejetée mais qui nécessite une cooptation silencieuse à travers des concessions partielles visant à réprimer les soulèvements perturbateurs de ceux qui sont désormais trop proches du pouvoir pour être métaphoriquement endormis.
Effectivement, un aveu de racisme suite à une décision d’utiliser une image de mains noires enchaînées pour une affiche de boissons est sûrement une maigre victoire pour un mouvement d’une telle ambition. De même, bien qu’une campagne similaire à Cambridge ait permis de contraindre le Jesus College de retirer et d’envisager le rapatriement d’un coq en bronze pillé au XIXe siècle, ces exigences si essentielles doivent encore être entendues par un public plus large.
Il ne suffit pas de finir par reconnaître la validité des appels à la liberté parmi les peuples opprimés lorsque les outils qui ont servi à maintenir cette domination continuent d’imprégner la culture populaire et de justifier dans de nombreux cas de nouvelles variantes d’exploitation impériale. Dans le cas de Rhodes, conserver en tant qu’élément central de notre vocabulaire social un homme qui se présente comme l’équivalent culturel du « N word » revient à ne pas reconnaître que tout comme la langue évolue pour refléter l’évolution des normes sociales, nos édifices en dur doivent également évoluer.
Les détracteurs du mouvement décolonialiste ont comparé l’appel au retrait de Rhodes à une forme de censure culturelle : « Où le mouvement s’arrêterait-il exactement ? », demandent ceux qui, ce faisant, concèdent involontairement l’omniprésence des idéaux impériaux au sein de notre culture contemporaine.
S’il est possible de qualifier la suprématie blanche de culture qui justifie l’empiétement des puissances européennes sur d’autres continents et d’autres terres sous prétexte d’apporter la civilisation à des peuples supposés être en retard sur l’échelle du développement, alors les édifices de cette suprématie doivent être démontés.
À leur place, la société doit ouvrir la voie à une construction culturelle consensuelle, dans laquelle toutes les voix ne sont pas une simple addition à un noyau pourri légèrement réformé (le terme de « peuple » a été élargi pour inclure les femmes et les minorités ethniques ainsi que des quotas pour garantir une visibilité symbolique de l’« autre »), mais servent plutôt à forger un nouveau projet culturel éloigné de l’appui racialement biaisé de la culture de l’empire. Dans ce contexte, le mouvement décolonialiste se situe à l’avant-garde de notre génération.
- Myriam François, journaliste franco-britannique, animatrice de radio et télévision, écrit des articles sur l’actualité, la France et le Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MyriamFrancoisC
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des étudiants et des membres du personnel de l’université du Cap (UCT) marchent sur le campus au cours d’une manifestation contre la statue du colonisateur britannique Cecil John Rhodes, le 20 mars 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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