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Les victimes des opprimés : les milices kurdes en Irak et en Syrie

Les Kurdes, les Arabes et les Turcs ont suffisamment souffert sous les coups des dictateurs, des milices et de Daech – il ne faut plus qu’ils s’oppriment les uns les autres

La semaine dernière, Amnesty international a publié un rapport acerbe au sujet du Parti kurde de l’union démocratique (PYD), qui aurait commis des crimes de guerre contre des Syriens non-kurdes dans les gouvernorats d’Hassaké et de Racca. Le PYD, que l’on perçoit souvent comme le rejeton de l’organisation terroriste turque PKK, a vu ses petites affaires exposées au grand jour après qu’Amnesty a rendu publique sa campagne de déplacement forcé, menée principalement contre des Arabes et des Turcs dans le but probable de permettre la création d’une région sous contrôle kurde présentant une certaine homogénéité ethnique dans les territoires du nord et du nord-est de la Syrie.

Ce récent rapport s’inscrit dans un corpus de plus en plus important de textes publiés par des organisations de défense des droits de l’homme, notamment Human Rights Watch, qui révèlent la manière dont des groupes nationalistes kurdes de tous bords et de toutes origines géographiques commettent des crimes sous l’influence d’idéologies nationalistes racistes. Le monde va-t-il agir comme il l’a fait avec les Yézidis ? C’est peu probable. Ce serait juste bien trop embarrassant.

Bien que le gouvernement américain ait déclaré se pencher sur les rapports dénonçant des crimes de guerre kurdes en Syrie, on a toutes les chances de le voir bientôt noyer le poisson. Après tout, les alliés kurdes des États-Unis en Irak ont commis des crimes répétés à l’encontre de leurs voisins arabes et turcs, et rien ne leur est jamais arrivé. L’hiver dernier, les combattants des Peshmerga et de l’Asayesh ont refusé d’autoriser les Arabes déplacés au cours des combats contre les forces de l’État islamique (Daech) à retourner chez eux, tout en permettant à des Kurdes de s’installer à leur place dans ces régions. On a fait état de ces pratiques dans plusieurs secteurs, et particulièrement à Makhmour, au nord de l’Irak.

En janvier, et sous les yeux des forces peshmergas, des milices du peuple yézidi, qui a lui-même été tout récemment victime des atrocités de Daech, ont procédé à des attaques contre des villages arabes en Irak, comme à Buhanaya, où des civils ont été tués, des maisons brûlées, et la population globalement terrorisée. D’autres rapports ont également prouvé que ces mêmes terroristes yézidis enlevaient des femmes arabes irakiennes pour les soumettre au même esclavage sexuel et aux mêmes maltraitances endurées par les femmes yézidies kidnappées par Daech.

Les Yézidis, qui sont une sous-catégorie du peuple kurde, sont en quelque sorte immunisés contre les critiques et l’indignation de l’Occident. Après tout, il est un peu gênant que ceux que les gouvernements occidentaux décrivent comme une espèce en voie de disparition opèrent un tel tournant et se mettent soudainement à perpétrer des atrocités et des crimes de guerre en imitant Daech. La seule différence entre ces deux groupes, c’est que les Yézidis sont une minorité qui se trouve être à la fois non-arabe et non musulmane, surpassant même les Kurdes – musulmans – sur ce terrain ; c’est par conséquent le genre de minorités que l’Occident est vraiment susceptible d’aider.

Le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), qui exerce son influence sur de larges portions du nord de l’Irak, a réfuté toute accusation de purification ethnique à Makhmour et dans d’autres régions. Mais, en mai dernier, lors du neuvième forum annuel d’Al Jazeera, j’ai personnellement confronté à ce sujet Hemin Hawrami, responsable des relations internationales auprès du Parti démocratique kurde (PDK) de Massoud Barzani, et il m’a répondu qu’il suffirait d’organiser une visite dans les régions concernées pour prouver que la version du PDK était vraie. Mes tentatives de faire organiser cette visite restent sans réponse depuis près de six mois, et même les agences de presse internationales ont fait état de la terrible situation des habitants arabes irakiens évacués par les milices kurdes.

Quelles sont donc les véritables motivations de ces campagnes kurdes de purification ethnique ? En résumant sommairement, il s’agit de racisme, et pas seulement de la notion de « conflit ethnique », qui est vide de sens. Même les Arabes qui ont eu la chance d’échapper aux bains de sang sectaires ayant lieu dans d’autres parties de l’Irak en se rendant dans des régions contrôlées par le KRG se plaignent d’un racisme pur et dur.

Muhammad (qui s’est exprimé sous un nom d’emprunt), un Arabe de Mossoul qui vit désormais à Erbil, m’a expliqué qu’il subissait souvent les persécutions des forces de sécurité kurdes, et en particulier des agents de l’Asayesh. « Ils menacent de m’arrêter et ils me traitent de pourriture arabe terroriste qui vient ravager ‘‘leur’’ Kurdistan », m’a-t-il relaté, avant d’ajouter : « Mais Erbil, ce n’est pas en Irak ? Ne suis-je pas irakien ? Plusieurs de mes oncles et tantes ont épousé des Kurdes, donc mes cousins sont kurdes… mais les politiciens voient en moi une menace démographique. »

Le sentiment de Muhammad vis-à-vis des politiciens kurdes qui verraient les Arabes comme une menace démographique semble tout à fait fondé, sinon il n’y aurait aucune raison à la purification ethnique de régions entières et de communautés arabes et turques en Syrie et en Irak. Naturellement, ces idées racistes sont propagées intentionnellement par la classe politique afin de détourner l’attention du peuple kurde des menaces qui pèsent sur sa propre liberté, comme le refus de Massoud Barzani de quitter ses fonctions de président du KRG. Des journalistes et des stations de télévision kurdes ont été réduits au silence par les forces du KRG fidèles à Massoud Barzani, qui ont également empêché des politiciens de l’opposition de se rendre à Erbil – pourtant, cela ne semble presque pas déranger la communauté internationale.

Pour les puissances occidentales, il est politiquement inopportun d’exercer une véritable pression sur leurs alliés kurdes afin que ces derniers diminuent leurs violences contre d’autres Kurdes, sans parler de celles contre des Arabes ou des Turcs, car ce genre de manœuvres va à l’encontre des discours occidentaux décrivant les Kurdes comme une malheureuse minorité sans défense opprimée par d’autres.

Aujourd’hui, les Kurdes sont un peu soulagés du poids de l’oppression étatique contre leur identité et leur langue en Syrie, en Irak et en Turquie – même si, une fois encore, le silence de la communauté internationale au sujet des droits des Kurdes en Iran est assourdissant et donc plutôt éloquent. Les Kurdes détiennent donc maintenant un certain pouvoir dans certaines régions, et sont désormais des acteurs avec lesquels il faut compter. Certaines factions politiques kurdes en Syrie, en Irak et même plus loin sentent maintenant que la situation s’est inversée, et concrétisent un désir de vengeance sanguinaire qu’elles ruminaient depuis dix ans.

Pour une raison inconnue, c’est à ceux qui ne leur ont rien fait qu’elles réclament un dédommagement, tout en laissant entendre qu’elles concluent des accords avec leurs assassins, comme par exemple le régime de Bachar al-Assad en Syrie. De plus, il convient de se poser la question de la véracité des affirmations selon lesquelles les gens comme Massoud Barzani sont les véritables dirigeants du peuple kurde. Après tout, il a combattu aux côtés de Saddam Hussein contre l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani, qui bénéficiait lui-même du soutien de l’Iran. Maintenant que Saddam est parti, ces deux factions kurdes irakiennes font grand bruit autour des atrocités qu’il a commises à l’encontre des Kurdes, et qu’ils intègrent dans un discours plus large contre les Arabes.

Si on cherche une preuve supplémentaire du danger du nationalisme et de la façon dont il sert à manipuler les masses afin de les pousser à soutenir le meurtre d’autres êtres humains, il suffit de regarder certains Kurdes se venger contre des non-Kurdes en faisant fi des despotes qui ont passé des décennies à massacrer ces deux catégories de population. Les Kurdes, les Arabes et les Turcs ont suffisamment souffert sous les coups des dictateurs, des chefs de milices et de Daech. Il est grand temps qu’ils arrêtent d’être de la chair à canon pour des guerres dont ils ne sont pas les initiateurs.

 - Tallha Abdulrazaq est chercheur à l’Institut de stratégie et de sécurité de l’université d’Exeter, et lauréat du Young Researcher Award, par lequel la chaîne Al Jazeera récompense de jeunes chercheurs. Il tient un blog sur le site thewarjournal.co.uk et s’exprime sur le compte Twitter @thewarjournal.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo: un combattant des Unités kurdes de protection du peuple (YPG) dans une tranchée près de la ville kurde de Derick le 19 octobre 2013 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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