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L’état de décomposition du Liban : quand la métaphore devient réalité

L’actuel déluge d’immondices symbolise l’essence d’un pays bâti sur de grandes inégalités : le Liban est désormais à la fois littéralement et métaphoriquement en pleine déliquescence

« Soit les contrats sont prolongés, soit vous vous noierez dans les ordures. »

D’après le quotidien libanais Al Akhbar, voici les mots prononcés par l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri en octobre 2010, lorsqu’il a mis en garde le gouvernement contre les répercussions d’un éventuel non-renouvellement du contrat de la société privée de gestion des déchets Sukleen, dirigée par des amis de la famille Hariri.

Depuis les années 1990, Sukleen était responsable de l’élimination des déchets à Beyrouth et dans le gouvernorat du Mont-Liban.

Aujourd’hui, moins de cinq ans après la prophétie d’Hariri, la noyade est proche : au cours de la dernière semaine, les rues de la capitale libanaise ont été inondées par des monceaux de déchets putrides.

Cependant, ce chaos est loin de se résumer à une histoire de prorogation de contrat.

Le 17 juillet, la dernière prorogation du contrat de Sukleen a expiré, coïncidant avec la fermeture de la décharge de Naameh au sud de Beyrouth, laquelle a absorbé une grande partie des déchets du Liban depuis 1997.

Conçue pour fonctionner pendant seulement six ans, cette décharge était également parvenue au terme de ses possibilités d’expansion, fonctionnant à 500 % de sa capacité.

Afin d’atténuer leur propre engloutissement sous les ordures, les habitants de la région ont bloqué les routes pour s’assurer qu’il n’y aurait pas d’autres livraisons de Sukleen à Naameh. Ce qui nous amène à la question : pourquoi, si la fermeture imminente de la décharge était prévue de longue date, le gouvernement n’est-il pas parvenu à trouver un autre arrangement ?

Certes, ces derniers temps, les dirigeants libanais ont été débordés, occupés comme ils l’étaient à ne pas élire un président, à ne pas remédier à la désastreuse situation de l’approvisionnement électrique et à ne pas subvenir aux besoins de la majorité des habitants d’un pays où le taux de pauvreté dépasse 60 % dans certaines régions.

En effet, de nombreux médias ont attribué le problème de gestion des ordures au dysfonctionnement institutionnalisé qui fait office d’État au Liban. Reuters, par exemple, observait récemment : « La puanteur des ordures non collectées dans les rues de Beyrouth est un rappel brutal de la crise gouvernementale qui touche le Liban, où les hommes politiques divisés par des conflits locaux et régionaux sont incapables de se mettre d’accord sur l’endroit où déverser les ordures de la capitale. »

Bien que les querelles politiques et sectaires expliquent sans doute en grande partie l’inertie dans l’accomplissement des tâches quotidiennes comme l’élimination des déchets, il ne faut pas négliger l’angle socio-économique, qui y est lié. Comme le faisait remarquer un billet de blog publié l’année dernière par Ecocentra, un cabinet conseil en environnement basé à Beyrouth, « les grandes difficultés [que rencontre le gouvernement pour] trouver un autre site » afin d’accueillir les déchets découlent en partie du fait que les régions les plus pauvres s’opposent, à juste titre, à servir de poubelles pour la capitale.

Selon le site web libanais Naharnet, les responsables de la région du Akkar, région négligée et sous-développée du nord du Liban, ont récemment rejeté une proposition qui aurait fait du Akkar une nouvelle Naameh.

Pendant ce temps, le journaliste libanais Habib Battah note que certaines zones bénéficiant d’appuis politiques, comme Zaitunay Bay à Beyrouth, ont « été préservées des amas de déchets qui s’entassent dans d’autres parties de la ville ».

Bien que le New York Times ait décrit la promenade du bord de mer comme « un nouveau terrain de jeu de luxe » du Liban en 2012, l’article s’opposait néanmoins à l’idée que Zaitunay Bay n’était « qu’une autre attraction flamboyante inaccessible au Libanais moyen ». Après tout, « un marché de Noël en plein air, avec un olivier éclairé, y avait été organisé ».

Peu importe que le Libanais moyen ne soit pas chrétien, ou – plus important encore – qu’il ne possède pas les moyens financiers permettant de faire l’acquisition de petits cadeaux sur les marchés de Noël hauts de gamme.

Soit dit en passant, Zaitunay Bay est elle-même construite sur une décharge stabilisée. Cependant, au lieu de dissimuler les fondations putrides du Liban contemporain, le faste aseptisé les incarne plutôt bien.

Évidemment, l’actuel déluge d’immondices symbolise encore plus judicieusement l’essence d’un pays bâti sur de grandes inégalités – un véritable indicateur de la crasse systémique. Juste en dehors du cadre de l’image cosmopolite tant vantée du Liban, et plus particulièrement de Beyrouth, se cache un décor fétide dans lequel une élite sectaire mise sur l’oppression politico-financière du reste de la population afin de conserver sa mainmise lucrative sur le pouvoir.

Compte tenu de la non-existence effective de l’État et de l’impossibilité d’une identité laïque (tous les Libanais sont officiellement classés selon leur religion, qu’ils le veuillent ou non), il existe peu de recours pour les personnes qui se noient dans ladite oppression, si ce n’est sauter dans le canot de sauvetage illusoire de l’affiliation sectaire.

De toute évidence, le Liban est loin d’être le seul endroit de la planète où la valeur de l’existence d’un être humain jouit d’une relation directe et évidente avec la taille de son compte bancaire. Toutefois, la hiérarchie humaine est particulièrement claire dans cette minuscule nation et un afflux important de réfugiés palestiniens et syriens ainsi que de travailleurs étrangers ont augmenté de façon exponentielle les possibilités de discrimination.

Parmi les contingents de travailleurs étrangers dénigrés figurent les employés de Sukleen venant du Bangladesh et d’ailleurs, dont les efforts pour garder Beyrouth propre font généralement l’objet de coups de klaxon et d’invectives de la part des automobilistes apparemment contrariés que le processus d’élimination des déchets ne puisse se faire instantanément et de manière invisible.

Ça rappelle peut-être l’analyse de l’historien Mike Davis dans Le pire des mondes possibles : « Cette intimité constatée avec les déchets des autres constitue en outre une des fractures sociales les plus profondes qui puissent exister. À l'instar de la présence universelle de parasites dans le corps des pauvres, le fait de vivre dans la merde […] sépare authentiquement deux humanités existentielles ».

Quant à l’intimité actuelle avec les déchets qui menace la fracture sociale à Beyrouth et ses environs, jusqu’ici la réponse du gouvernement libanais a été d’appliquer une poudre blanche aux tas d’ordures pour lutter contre la vermine et la puanteur. Le 26 juillet, l’AFP a rapporté que, grâce à un accord temporaire, des déchets étaient désormais acheminés vers « des lieux tenus secrets ».

Cela va sans dire, il faudra un remède moins superficiel à cet État désormais à la fois littéralement et métaphoriquement en pleine déliquescence.

Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des montagnes d’ordures visibles dans les rues de la capitale Beyrouth, le 21 juillet 2015 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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