L’état d’urgence, ou la radicalisation de l’État français face au terrorisme
Appelons-le Malick. De tous les témoignages recueillis pour ce livre, 25 au total, c’est peut-être le plus poignant. Cet homme d’une trentaine d’années est encore meurtri, de façon évidente. Malick désire désormais se consacrer uniquement à ses enfants et oublier cette nuit où la porte de son appartement a été soufflée et où les coups se sont mis à pleuvoir.
« C’était dans la nuit du 15 ou 16 novembre 2015, entre le dimanche et le lundi qui ont suivi l’attentat du 13 novembre. Il était 1 h 30 du matin. C’était donc juste après la déclaration de l’état d’urgence. Alors que je dormais, j’ai entendu un bruit bizarre venant de la porte d’entrée. Je me suis dirigé vers elle, puis j’ai regardé par la loupe [le judas]. Je n’avais pas pris le temps de m’habiller. J’ai alors vu des hommes cagoulés derrière la porte. J’ai à peine eu le temps de reculer la tête que la porte a sauté, elle s’est arrachée littéralement. Pourtant, c’était une porte blindée. Puis ils sont entrés », raconte-t-il.
« Ils sont venus droit sur moi et m’ont roué de coups, sur la tête, le torse, le dos, partout. Ils se sont tous mis à hurler. Je ne comprenais rien de ce qu’ils disaient »
« Ils étaient 200, selon ce qu’ont raconté ensuite les médias présents. Des membres du Raid et du GIPN [Groupe d’intervention de la police nationale]. Ils se sont filmés en train d’intervenir. Également présents, la brigade des stups, les démineurs, tout... Ils n’ont même pas parlé. Ils sont venus droit sur moi et m’ont roué de coups, sur la tête, le torse, le dos, partout. Ils se sont tous mis à hurler. Je ne comprenais rien de ce qu’ils disaient. Pendant qu’ils me frappaient, ils m’ont mis sur le ventre et m’ont menotté. Je ne comprenais toujours rien, d’autant plus que j’étais à moitié endormi. Ils continuaient à me rouer de coups et tout ce que je comprenais, c’était : ‘’129, 129, 129’’ [le nombre de morts, recensés alors, des attentats du 13 novembre]. »
Malick détaillera, comme d’autres, l’humiliation, la terreur de ses enfants réveillés en pleine nuit, puis le « rien » de l’après : ni mise en examen, ni excuse… Un « rien » qui paralyse tous les témoins qui ont accepté de nous parler.
Une société sidérée
À quoi reconnaît-on une société sidérée ? La question est revenue, lancinante, au lendemain du 13 novembre 2015. Un pays tout entier vient d’entrer dans la peur et l’état d’urgence.
L’état d’urgence est un régime juridique spécifique qui, par définition, est un état d’exception. Il permet à l’État d’instaurer des mesures restrictives des libertés, « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».
Une large palette de pouvoirs extraordinaires s’offre alors aux autorités administratives, principalement le ministre de l’Intérieur et les préfets : interdiction de circuler, couvre-feu, fermeture de certains lieux, interdiction de manifester. Mais aussi assignations à résidence, perquisitions administratives de jour et de nuit.
Nous avons assisté au spectacle d’un État radicalisé dans le traitement de la question terroriste, saisi par la démesure de la seule et unique réponse sécuritaire, quitte à fragiliser la société et à miner l’État de droit
L’état d’urgence en France est né dans un contexte particulier, celui de la guerre d’Algérie. La loi du 3 avril 1955 créa ce régime d’exception, alors que l’insurrection algérienne avait commencé, lors de la « Toussaint rouge » du 1er novembre 1954. Par la suite, l’état d’urgence a été appliqué durant les années 1980 notamment, en Nouvelle-Calédonie, puis en novembre 2005, lors des révoltes populaires dans les banlieues françaises.
Ce régime juridique est donc marqué par un contexte colonial. Qu’il ait été appliqué principalement dans les quartiers populaires où vivent, très souvent, les musulmans parfois descendants de ces Algériens de 1955 évoque, pour le moins, un continuum colonial.
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L’état d’urgence a d’abord permis de procéder à de la simple politique normative. Multiplier les textes sécuritaires, feuilleter les lois antiterroristes, renforcer les possibilités de limiter les droits et libertés publiques des personnes visées par les mesures de l’état d’urgence.
Indice d’une perte de sang-droit politique au mieux, prise en main de la machine répressive par l’autorité administrative au détriment de l’autorité judiciaire au pire, l’état d’urgence n’est en rien anodin. Nous avons assisté au spectacle d’un État radicalisé dans le traitement de la question terroriste, saisi par la démesure de la seule et unique réponse sécuritaire, quitte à fragiliser la société et à miner l’État de droit.
Une absence de réponse aux questions posées par les attentats
L’état d’urgence a permis d’éviter de s’interroger, en stratégie d’évitement aveugle. Il a été le moyen de ne pas se pencher sur les questions sociales, sociétales, de politique intérieure et extérieure indirectement posées à la société française par les attentats.
Paradoxalement, l’état d’urgence a été une façon d’agir pour mieux éviter d’agir. Comme un simulacre d’action. Une réponse en force brute qui permettait d’éviter de répondre autrement, politiquement. Une réponse spectaculaire qui empêche de voir que la réponse n’a été finalement que spectacle et monstration. Un évitement. Une démission de l’État sur d’autres questions politiques pour n’investir que la seule dimension sécuritaire. Une explosion de puissance cachant mal l’impotence fondamentale de l’État sur ces questions pour lesquelles il n’avait pas de réponse.
L’état d’urgence a permis d’éviter de s’interroger, en stratégie d’évitement aveugle. Il a été le moyen de ne pas se pencher sur les questions sociales, sociétales, de politique intérieure et extérieure indirectement posées à la société française par les attentats
En somme, l’état d’urgence peut être envisagé comme le prolongement de l’absence de réponse politique par d’autres moyens.
Par ailleurs, l’état d’urgence, comme réponse uniquement sécuritaire, a totalement « islamisé » la question du terrorisme. Les groupes visés, essentiellement des musulmans, les débats parfois byzantins autour de la notion floue de « radicalisation », les questionnements ad nauseam autour de l’islam… Tout cela a indiqué combien la réflexion politique a vite tourné à vide autour de ce tropisme. Des mots sont vite apparus, martelés plutôt qu’expliqués : islamisme, djihadisme, radicalisation – mots stridents qui ont couvert toutes les voix interrogatives, mais également mots-écrans qui se sont interposés pour opacifier tout questionnement.
Comme le note avec justesse l’ancien diplomate Marc Cher-Leparrain, « contrer le phénomène de radicalisation de Français musulmans par le prisme de l’islam ne peut avoir qu’une portée très limitée, car cela ne s’attaque qu’à la dimension religieuse de cette radicalisation ».
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Bien sûr, les terroristes se réclamaient de l’islam politique. Mais on aura retenu le seul mot « islam », et bien vite évacué le mot « politique ». Si on soulève ainsi le voile religieux opaque, les revendications des auteurs, peu audibles dans la sidération, étaient politiques. Par leurs actes, ils n’ont pas uniquement posé des affirmations théologiques ou eschatologiques.
Le questionnement, explicite ou implicite, porté par les terroristes devrait être entendu. Non pour y prêter – et encore moins y donner – « foi », mais pour comprendre les ressorts qui les animaient. Pour mieux les contrer. Accepter aussi la part d’interrogation de soi-même que ces attentats posaient indirectement. Soutenir d’un regard clair le miroir tendu, failles sociales et sociétales comprises – miroir incommode brandi par ces terroristes en même temps que leurs imprécations. Résumées, leurs revendications étaient : « Vous faites la guerre en Syrie, en Irak, on vient la faire chez vous ».
Poser sur les attentats un regard politique aurait supposé, pour l’État français, d’accepter de se voir « interrogé » pour ses actes, de voir peser sa propre politique, étrangère notamment. Toute la question est de savoir si l’état d’urgence n’a pas servi justement à éviter ce questionnement, à l’évacuer dans un déploiement de forces assourdissant et spectaculaire, qui a visé des citoyens paisibles et innocents.
Le terrorisme et la réaction qui s’est ensuivie ont posé implicitement des questions auxquelles les réponses données sont apparues comme évidentes, alors qu’elles ne l’étaient pas. Car, si les attentats ont eu un effet de sidération, figeant la société, la réponse sécuritaire qui a suivi a été tout autant sidérante, en tout cas pour une partie de la population française.
À la peur et à la terreur nées des attentats ont répondu la peur et la terreur nées des moyens coercitifs, sécuritaires, mis en place contre une partie de la population française, innocente pourtant, musulmane essentiellement
L’état d’urgence a donc constitué un moyen spectaculaire, au sens littéral, d’évacuer ainsi toute interrogation. À la peur et à la terreur nées des attentats ont répondu la peur et la terreur nées des moyens coercitifs, sécuritaires, mis en place contre une partie de la population française, innocente pourtant, musulmane essentiellement – au risque de déchirer en lambeaux le pacte social déjà menacé par nombre d’insécurités, sociales et sociétales.
L’état d’urgence a révélé au passage les non-dits d’une société française qui a traité ainsi certains de ses citoyens en adversaire intérieur, considérés, en non-dit assourdissant, comme objectivement alliés à l’ennemi extérieur. Car, sous-jacent à l’état d’urgence, on note un brouillage de la notion d’ennemi et, par conséquent, de la notion de guerre.
Brouillage aussi quant à savoir qui exercera le « monopole de la violence légitime » à l’intérieur des frontières nationales : la police ou l’armée ? Cette dernière a ainsi été placée devant les écoles et les lieux de culte, bouleversant, là encore, une frontière pourtant nette posant que l’extérieur est la zone d’action de l’armée et l’intérieur celle de la police, distinction fondamentale d’un système démocratique et d’une unité du territoire.
Le tournant néo-conservateur français
Depuis le 11 septembre 2001, le concept flou de terrorisme est devenu le nouveau paradigme permettant d’analyser le monde, de le structurer de façon apparemment intelligible, d’analyser toutes les crises, même locales, d’agir aussi. Cette guerre contre le terrorisme, lancée il y a seize ans, se veut, par nature, une guerre mondiale, totale, « juste ». Un désastre absolu.
Cette guerre permet, dans le même mouvement opportun, de dépolitiser l’ennemi mais aussi d’objectiver ses intérêts et petits calculs de realpolitik, de présenter ses propres actes militaires comme une « réponse » à une attaque préexistante, se dédouanant ainsi de toute action initiale, originelle, belliqueuse. À travers ce prisme déformant, on sait tout du « comment » pour mieux ne jamais se pencher sur la question autrement plus épineuse du « pourquoi ».
Le terrorisme est l’ennemi parfait pour une guerre perpétuelle
L’ennemi étant insaisissable – puisque, par définition, le terrorisme est un concept et non une entité humaine –, on crée ainsi la possibilité d’une guerre mouvante, se déplaçant aux quatre points de la planète, selon le temps que prendra ce « terrorisme » à combattre. Le terrorisme est l’ennemi parfait pour une guerre perpétuelle. L’état d’urgence, tel qu’il a été instauré en France, porte l’empreinte de ce paradigme de la « guerre contre le terrorisme ».
De façon concrète, cet état d’urgence, son discours sous-jacent, a permis d’éviter de s’interroger sur le tournant néoconservateur qu’a pris la politique étrangère française depuis le mandat de Nicolas Sarkozy, et que celui de François Hollande a maintenu, voire accentué.
De la loi du 13 novembre 2014 « renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme » à la loi du 3 juin 2016 « renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement », les gouvernements successifs se sont retrouvés dans la même dérive de répression administrative préventive. Avec la loi du 30 octobre 2017, le mouvement est à son apogée, avec un domaine de l’exception poussé toujours plus loin et une logique préventive posée comme l’alpha et l’oméga de toute réponse politique au terrorisme.
Tout cela alors qu’un arsenal pénal antiterroriste, aux pouvoirs déjà largement dérogatoires, existait déjà. L’état d’urgence n’est pas qu’un régime juridique répondant à une situation de terrorisme. Sa durée exceptionnellement longue et sa pérennisation dans le droit commun depuis le 30 octobre 2017 induisent des évolutions préoccupantes.
D’abord dans le droit lui-même, avec la contestation de principes juridiques pourtant fondamentaux tels que la présomption d’innocence, la charge de la preuve, la matérialité des infractions ou encore l’intervention d’un juge au préalable pour toute mesure privative de liberté ; ensuite, dans la nature de l’État, qui glisse de façon subtile d’un État de droit vers un État sécuritaire, opérant une véritable « rupture anthropologique », selon la juriste émérite Mireille Delmas Marty.
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L’état d’urgence n’a pas été qu’une question de lois, de textes, d’arrêtés préfectoraux, il a également été l’indice d’un état d’esprit. Et c’est en cela qu’il est dangereux car, par capillarité souterraine, son esprit a « contaminé » (d’après de nombreux juristes interviewés) d’autres lois adoptées ultérieurement. Il est un esprit de l’état d’urgence comme il est un « esprit du terrorisme », selon le mot de Jean Baudrillard. Et cet esprit est tout autant hyper-réel, noyé dans la réponse d’immédiateté à l’événement traumatique, donc tout autant déréalisant.
Avec l’état d’urgence, l’État n’a pas été à la manœuvre, seulement dans la réaction. Par manque de sang-froid, qui a contrasté avec celui montré par la société civile. Cet esprit de l’état d’urgence n’a pas fini de hanter la France, puisque la loi du 30 octobre 2017 l’a pérennisé dans le droit commun.
Hassina Mechaï, Sihem Zine, L’état d’urgence (permanent), Éditions MeltingBook (10 avril 2018)
- Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne basée à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l’Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l’opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle est co-auteure, avec Sihem Zine, de L’État d'urgence (permanent), Éditions Meltingbook (sortie avril 2018).
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Photo : un soldat français monte la garde devant la Grande Mosquée de Strasbourg, dans l’est de la France, pendant la prière du vendredi, le 20 novembre 2015 (AFP).
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