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L’extrême-droite française n’a pas vraiment été vaincue aux élections

Il est déplacé de suggérer que l’incapacité du FN à gagner l’une des présidences de région était en quelque sorte l’indicateur d’une résistance nationale à la normalisation du FN

On a beaucoup parlé de « l’échec » du FN à gagner la moindre région lors des toutes dernières élections françaises, malgré la première place du parti au premier tour avec 30 % des voix et les 6,7 millions de suffrages récoltés – un record historique.

Ce soi-disant échec est seulement interprété comme tel parce que certains sondeurs trop zélés avaient prédit que le FN était susceptible de remporter quatre régions sur les treize que compte la France, une vision dystopique de l’avenir français s’il en est. Le parti aurait en effet pu remporter au moins une région si le Parti socialiste n’avait pas opté pour une stratégie de retrait dans les régions où le FN était face à un candidat de centre-droit, dans le cadre de son appel à un « front républicain » unifié contre l’extrême-droite.

Le FN a considéré à juste titre ses gains comme un progrès, papa Le Pen, en dépit de sa « marginalisation » du parti avant les élections de 2017, félicitant le parti qui a triplé son nombre d’élus aux conseils régionaux.

Au lendemain des élections, beaucoup de commentateurs étaient dans l’autosatisfaction, arguant que les résultats étaient révélateurs de l’incapacité du parti à parvenir à la normalisation qu’il recherche au sein de la sphère politique française. Marine Le Pen a travaillé dur pour normaliser le parti depuis qu’elle en a pris la direction en 2011, dans le cadre de sa stratégie de « dédiabolisation », cherchant à « dé-diaboliser » l’image d’un parti qui tire ses racines de la haine raciste et xénophobe.

Cette stratégie a été partiellement couronnée de succès, notamment grâce aux efforts de Florian Philippot, directeur stratégique de la campagne présidentielle du FN, qui a cherché à éloigner le parti de l’antisémitisme associé au patriarche Le Pen. Toutefois, il est déplacé de suggérer que l’incapacité du FN à gagner l’une des présidences de région était en quelque sorte l’indicateur d’une résistance nationale à la normalisation du FN.

Le parti a progressé constamment à tous les niveaux de la politique : local, régional et même national. Mme Le Pen a remporté près de 18 % des voix au premier tour des élections présidentielles il y a trois ans et elle devrait, selon les sondages, accéder au second tour des élections de 2017.

Aux dernières élections régionales, le FN est arrivé en tête à l’échelle du pays avec 28 %, en battant son record national de 25 % aux élections européennes de l’an dernier, et a plus que doublé ses résultats par rapport aux élections régionales de 2010. Le parti a terminé premier dans six régions françaises sur treize, dont certaines qui n’avaient pas une forte tradition de soutient au FN. À la fois dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, où Mme Le Pen s’est présentée, et en Provence-Alpes-Côte d’Azur, où sa nièce Marion Maréchal-Le Pen était candidate, le parti a remporté plus de 40 % des suffrages, augmentant sa part au second tour, bien qu’il perde finalement. Aujourd’hui, le FN compte onze maires en France, contrôlant des municipalités locales.

Mais plus que sa progression politique, ses idées se sont infiltrées sur la scène politique et dans les médias. Lors des dernières élections présidentielles, le président sortant Nicolas Sarkozy a utilisé une stratégie visant à éloigner les électeurs du FN pour les attirer vers son parti de centre-droit, laquelle consistait à toujours jouer sur un terrain du FN, en faisant de l’insécurité, de l’immigration et de l’identité nationale les piliers de sa campagne et en incorporant les « causes » du FN, telles que les horaires de piscines réservés aux femmes, à ses propres « préoccupations » sociales.

Même les socialistes français semblent de plus en plus interchangeables avec leurs homologues de centre-droit de l’UMP, le Premier ministre « de gauche » Manuel Valls admettant récemment que l’islam sera un « enjeu électoral » lors de la prochaine élection présidentielle.

Dans son nouveau livre, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, l’universitaire français Gilles Kepel fait valoir que l’essor du « djihadisme » français et la montée du Front national sont un « phénomène de congruence » et qu’au cœur de la montée du soutien aux deux se trouve un sentiment de déconnexion par rapport à la société et à ses valeurs, indiquant un sens de l’exclusion sociale également central pour le recrutement djihadiste. Kepel note qu’à partir de 2012, le Front national semble attirer un certain nombre de candidats musulmans qui partagent le sentiment d’exclusion de la société dont tire profit le parti de Le Pen. En ce sens, le groupe de citoyens français désenchantés a devant lui deux mouvements extrêmes, tirant profit d’un même sens d’éloignement et d’isolement de la société et de la politique.

Irritée par la comparaison, Marine Le Pen a tweeté des images d’actes de violence de Daech, apparemment dans un effort visant à mettre en évidence le fossé entre les deux groupes, mais récoltant involontairement des tweets ironiques suggérant que son fil d’actualité aurait peut-être été détourné par Dabiq, le magazine en ligne et en langue anglaise de Daech.

Cependant, au-delà de l’étrange dynamique entre les deux groupes, il existe une réalité bien plus sinistre. Dans la France d’aujourd’hui, il y a un nombre croissant de personnes qui se sentent manifestement marginalisées de la classe politique traditionnelle et coupées de leurs aspirations sociales et économiques. Alors que la Syrie et l’attrait de Daech constituent une menace claire et évidente vis-à-vis de la nation, comme en témoignent les récents attentats de Paris, l’ascension progressive mais régulière du Front national n’est pas moins inquiétant.

Aujourd’hui, le FN est le troisième plus grand parti politique en France et ses idées et les débats qu’il a réussi à instaurer ont fondamentalement changé la nature de la France. La laïcité sert désormais de couverture à la fois à l’UMP et au Parti socialiste pour justifier leur propre expansion sur les terres qui étaient autrefois celles du FN, des questions comme le foulard et maintenant la viande de porc dans les cantines scolaires sont aujourd’hui le nouveau champ de bataille du débat sur l’identité nationale.

Il existe une relation claire entre l’essor du parti et le fait qu’une icône nationale française comme Michel Houellebecq publie l’un des best-sellers en Europe aujourd’hui, Soumission, sur le sujet d’un parti politique islamique parvenant pacifiquement au pouvoir. Ou que des personnalités des médias traditionnels peuvent maintenant surpasser Mme Le Pen dans leur expression du racisme sous couvert d’idées provocatrices.

Tandis que Le Pen a peut-être été acquitté de l’accusation d’incitation à la haine raciale ce mois-ci, le chouchou des médias Éric Zemmour, actuellement employé par certains des plus grands médias français, dont Le Figaro et RTL France, a été reconnu coupable du même chef d’accusation le 17 décembre pour des propos qu’il a tenus en octobre 2014, où il déclarait que les musulmans ont « leur propre code civil, le Coran ». En outre, en réponse à une question posée par un journaliste – « qu’est-ce que vous suggérez, expulser les cinq millions de musulmans français ? » – il avait répondu : « Je sais, ça peut sembler irréaliste, mais l’Histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ? »

Alors que le FN a peut-être cherché à « désintoxiquer » son image, on peut se demander si dans le processus de « normalisation » de sa présence, le parti n’a pas en fait normalisé l’expression de certaines idées qui étaient auparavant reléguées aux marges de la société et ce faisant, modifié l’équilibre même de la société française.

Les gains très concrets du FN sont la preuve que lorsqu’on joue sur le terrain du FN, les principaux partis sont susceptibles de perdre à ce jeu dangereux. Peut-être « la normalisation » du FN devrait être réattribuée à des modifications cosmétiques apportées à un parti qui a entraîné avec succès une embardée générale à droite de la France.

Myriam François-Cerrah, journaliste franco-britannique, animatrice de radio et télévision, écrit des articles sur l’actualité, en France et au Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : la chef de file de l’extrême droite française Marine Le Pen prononce un discours à Hénin-Beaumont après l’annonce des résultats du deuxième tour des élections régionales, le 13 décembre 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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