L’heure du choix pour le mouvement kurde
L’histoire du mouvement kurde est jonchée de plusieurs événements marquants.
Premièrement, il y a eu la décision prise dans les années 1990 de rechercher une solution en Turquie au lieu de viser à établir un Kurdistan indépendant à cheval sur la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, les quatre parties d’un grand Kurdistan.
Deuxièmement, il a été décidé vers 2009 de rechercher une solution à la question kurde via un engagement avec le gouvernement civil plutôt qu’avec le régime tutélaire et non démocratique dirigé par les militaires de la Turquie – ce fut aussi la date à laquelle il est devenu évident que l’équilibre du pouvoir en Turquie se tournait résolument en faveur d’un gouvernement civil plutôt que vers l’ordre établi militaro-bureaucratique échappant à tout contrôle.
Troisièmement, il y a eu la décision de poursuivre l’avancement des droits des Kurdes par des moyens politiques plutôt que par la lutte armée, qui a trouvé son expression la plus évidente dans la lettre d’Abdullah Öcalan, chef de file du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lors des célébrations du Norouz le 21 mars 2013.
Quatrièmement, l’objectif de la création d’un mouvement politique susceptible de tendre la main à d’autres que les Kurdes et de créer un terrain d’entente avec le segment non-kurde de la société issu de la gauche libérale, est un autre de ces tournants positifs à citer.
Toutes les décisions précitées étaient en accord avec l’esprit du temps et le cours de l’histoire ; par conséquent, elles n’ont fait que renforcer le mouvement kurde. Grâce à ces décisions, le mouvement a atteint de nouveaux publics, amélioré ses relations avec l’Occident et commencé à être traité davantage comme une force légitime et responsable. Dans un sens, plus le mouvement kurde a agi de façon responsable, amélioré ses relations avec la Turquie et recherché une voie pacifique vers la résolution de la question kurde, plus il a réussi à se faire accepter au sein de la Turquie et à acquérir une légitimité internationale, et plus, en fin de compte, il est devenu une force avec laquelle il fallait compter.
Retour à la guerre
Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là. Il existe un autre récit et une autre histoire politique du mouvement kurde. En 2004, à une époque où la Turquie et l’UE étaient engagées dans des négociations sérieuses et alors qu’une série de réformes faisait son chemin au Parlement, le PKK a mis fin au cessez-le feu, conclu lorsque Abdullah Öcalan avait été capturé en 1999, et repris sa lutte contre la Turquie.
Cette initiative n’a bénéficié qu’à ce qui restait du régime kémaliste avec ses composantes militaires et civiles. La guerre latente, telle que décrite par le discours officiel, entre le PKK et la Turquie a fourni une bouée de sauvetage et un terreau permettant à ces éléments échappant à tout contrôle de survivre et d’espérer revenir au premier plan.
En 2007, alors que le mandat du président sortant Ahmet Necdet Sezer touchait à son terme, un bras de fer a éclaté entre le gouvernement de l’AKP et l’armée concernant le choix du prochain président turc, l’armée voulant écarter Abdullah Gül – utilisant le foulard de sa femme pour légitimer son objection – et conduisant ainsi l’AKP à appeler à des élections anticipées pour régler le différend.
Le parti a remporté une victoire écrasante sur ces forces régressives qui, entre autres choses, préféraient la poursuite de l’ancienne politique d’assimilation et l’adoption d’une approche musclée à l’égard des Kurdes. Néanmoins, le PKK a eu recours à la violence et l’a intensifiée après l’élection.
En 2009, la Turquie et le PKK se sont engagés dans des négociations secrètes pour régler la question. Les négociations ont eu lieu dans la capitale norvégienne Oslo, d’où le nom de « processus d’Oslo ». C’était la première fois que l’État et le PKK s’engageaient dans des pourparlers directs pour trouver une solution. Malheureusement, l’attentat de Silvan perpétré par le PKK le 14 juillet 2011, causant la mort de 13 soldats, a fait capoter le processus.
Une fois de plus, la violence s’est banalisée. En fait, 2012 a été l’année la plus sanglante de la lutte entre le PKK et la Turquie depuis la capture d’Abdullah Öcalan en 1999. Encouragé par les révolutions dans le monde arabe, le PKK a cru qu’il pourrait créer une dynamique similaire et a appelé les gens à lancer une « guerre révolutionnaire populaire », en vain. Le processus de paix actuel, qui a connu de sérieux revers, a été construit sur ces précédents échecs et a acquis une nouvelle structure.
De l’insurrection à la force politique
Pendant les périodes de conflits et au moment de prendre la décision de relancer la guerre, le PKK ou le mouvement kurde en général n’a trouvé rien d’autre que des alliés suspects. Sa perspective d’expansion politique était alors extrêmement limitée et il était traité davantage comme un problème de sécurité que comme une force politique progressiste sur laquelle compter. En revanche, durant le(s) processus de paix, le mouvement a puisé dans de nouvelles circonscriptions, a noué des relations avec l’Occident, et en est venu à être considéré comme une puissance politique majeure destinée à remanier l’avenir de la Turquie.
Ce que ces deux images montrent, c’est que la bonne fortune politique du mouvement kurde en Turquie est fortement subordonnée à sa capacité à passer d’une insurrection armée à une force civile et politique et à adapter ses exigences à l’air du temps.
Le mouvement kurde s’attache à se présenter comme un front uni, en dépit de ses diverses composantes. En ce qui concerne son positionnement face à l’État turc, cela a longtemps été le cas. Le mouvement s’est révélé très habile dans l’adoption d’une stratégie intégrée.
Néanmoins, quand on se demande qui a le plus profité de la position adoptée, le tableau commence alors à changer. En particulier quand on se demande qui a pris la décision de relancer le conflit.
Chaque conflit redéfinit la hiérarchie interne entre les différentes composantes de chaque mouvement ; particulièrement entre la branche armée et la branche politique. Alors que ces conflits bénéficient à la branche armée, ils coûtent cher à l’aile politique. Et le mouvement kurde ne fait pas exception.
Le mouvement a commencé comme une insurrection armée, donc typiquement, celui qui pouvait appuyer sur la gâchette avait la primauté sur celui qui était censé faire le travail politique, plus tranquille. Le déclin relatif du conflit armé ces dix dernières années a préparé le terrain pour que l’aile civile et politique s’affirme plus vigoureusement.
Lorsqu’il a été décidé que le mouvement kurde devait s’efforcer de toucher un électorat plus large que les Kurdes et se constituer en parti de gauche à l’échelle de la Turquie, l’aile politique du mouvement a été dynamisée. Ce projet a bénéficié d’un important soutien interne et international.
Le PKK à contre-courant
La récente flambée de violences a troublé cette situation, limitant la portée de la politique kurde et ternissant son image internationale. Plus le PKK recourt à la violence, plus il devient un problème à résoudre plutôt qu’une cause à défendre pour les acteurs qui sont prêts à s’engager avec lui. En d’autres termes, plus le PKK ira à contre-courant des aspirations de l’époque, plus il sera isolé en Turquie et dans la sphère internationale.
Dans les années 1990, c’était l’État qui allait à contre-courant. Tandis que les vagues de la démocratie et de la démocratisation atteignaient différentes parties du monde, la Turquie faisait une toute autre expérience. L’État turc, opaque et échappant à tout contrôle, était devenu impitoyable dans sa répression des exigences démocratiques de ses citoyens. L’État avait fini par incarner tout ce que l’air du temps rejetait. Une telle discorde entre l’État, la société et l’époque a largement fait perdre à l’État sa légitimité aux yeux des citoyens.
À l’époque, le mouvement kurde avait essentiellement deux objectifs : d’une part, la réalisation de ses exigences politiques, qui allaient des aspirations sécessionnistes à davantage de démocratie ; d’autre part, sa reconnaissance en tant que principal acteur avec lequel l’État devait s’engager à négocier. L’idée selon laquelle l’État n’était pas prêt à permettre la réalisation de ces objectifs a été la justification du recours à la violence comme moyen de les atteindre.
Transformation démocratique
Les temps et les circonstances ont considérablement changé depuis lors. Tout d’abord, il n’existe aucun élément de la question kurde qui ne puisse pas être négocié politiquement, y compris la question de la dévolution du pouvoir. Ensuite, du processus d’Oslo au récent processus de paix, le gouvernement a montré qu’il était prêt à reconnaître l’institution politique et le statut du PKK en tant qu’acteur politique redoutable. Ainsi, deux de ses revendications ont été accessibles sans avoir recours aux armes, lequel est devenu dès lors caduc. L’insistance du PKK à recourir aux armes comme moyen d’arriver à ses fins ne fera que semer les graines d’une crise interne à venir.
Par ailleurs, une transformation et une différenciation sociologiques se sont faites en ce qui concerne la base sociale de l’HDP pro-kurde et celle du PKK. Auparavant, la base sociale des partis politiques pro-kurdes et celle du PKK étaient plus ou moins la même.
Pour être plus clair, ce n’était pas ces partis mais le PKK qui a politisé la base sociale qui soutient les partis politiques pro-kurdes. Cela a avantagé le PKK dans ses relations avec l’aile politique. Toutefois, la situation a partiellement, sinon considérablement, changé lors de la dernière élection générale qui a eu lieu le 7 juin 2015. Au lieu de tourner autour des 6 à 6,5 % des voix dont bénéficiaient traditionnellement les partis pro-kurdes, le HDP a réuni plus de 13 % des suffrages.
Bien que les aspirations et griefs relatifs à la question kurde aient joué un rôle important dans cette progression, une partie importante de ces nouveaux électeurs n’a cependant pas été politisée par le PKK. La politique civile kurde a ainsi prouvé qu’elle pouvait briller dans une atmosphère non-violente.
Cette évolution devrait montrer la voie à suivre au mouvement kurde en Turquie. C’est par la politique civile plutôt que par la lutte armée qu’il pourra jouer un rôle politique significatif et poursuivre une politique expansionniste au niveau électoral. Dans le cas contraire, le recours à la violence du PKK mettra en péril les récents acquis des Kurdes à la fois dans les urnes en Turquie et sur le champ de bataille en Syrie.
Le choix à faire pour le mouvement kurde est donc clair : sera-t-il en adéquation avec l’air du temps et les forces qui construisent l’avenir de la Turquie, ou entend-il s’associer aux forces rétrogrades qui cherchent à faire revivre le passé ?
- Galip Dalay travaille comme directeur de recherche à Al Sharq Forum et est chargé de recherche sur la Turquie et les affaires kurdes au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un garçon tient une pancarte sur laquelle on peut lire en turc « Le palais veut la guerre, les gens veulent la paix » lors d’un rassemblement pour la paix à Istanbul le 9 août 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].