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Comment le Liban a évité l’effondrement total 

Le pays est dans une période de « résilience négative » et de nombreux facteurs contribuent à entretenir un système de gouvernance toxique
À Beyrouth, des manifestants demandent qu’on leur rende leurs dépôts, bloqués dans les banques libanaises, le 5 octobre 2022 (AFP)
À Beyrouth, des manifestants demandent qu’on leur rende leurs dépôts, bloqués dans les banques libanaises, le 5 octobre 2022 (AFP)

Le Liban est une énigme intéressante en matière de crise économique et financière.

Bien que Michel Aoun, alors président, estimait en 2020 que le pays était sur le chemin « de l’enfer » et bien que la Banque mondiale ait étiqueté l’année suivante la crise comme l’une des pires au monde en plus d’un siècle et demi, le Liban ne pas semble toucher le fond de la façon dont on aurait pu l’imaginer. 

Encore plus déconcertant pour ceux qui suivent l’économie mondiale, la crise libanaise semble avancer au ralenti et s’éloigner de la norme en ce qui concerne les effondrements financiers. En effet, la spirale ne semble pas encore hors de contrôle.

Depuis les grandes manifestations d’octobre 2019, seuls trois grands événements ont eu lieu : l’explosion du port de Beyrouth, les élections législatives et l’accord frontalier avec Israël

La plupart des crises financières et économiques de ces dernières décennies ont emprunté un chemin similaire, pavé de mesures agressives et de politiques choc.

En Grèce, à partir de 2010-2011, le Parlement a adopté cinq plans d’austérité, suivis en 2013 d’une réforme pour faciliter les prêts de sauvetage. Qu’on soutienne ou non ces mesures, il est clair que le pays a adopté des mesures décisives.

Il en va de même en ce qui concerne la crise actuelle au Sri Lanka, pays qui ne peut pas s’attendre à un sauvetage européen, où le gouvernement a récemment prévenu que de strictes mesures d’austérité s’annonçaient.

La crise libanaise semble quant à elle avoir engendré des actions moins immédiates. Elle a été chaotique, mais sans événement majeur – marquée parce que les économistes pourraient appeler du « bruit », ou de la médiatisation. Depuis les grandes manifestations d’octobre 2019, seuls trois grands événements ont eu lieu : l’explosion du port de Beyrouth, les élections législatives et l’accord frontalier avec Israël. 

Retournement de scénario

Le premier de ces événements était d’une magnitude quasi surnaturelle : l’explosion du port de Beyrouth en août 2020 fut le résultat de négligence criminelle de la part des autorités libanaises, comme l’a établi en détail Human Rights Watch. Puis les élections législatives se sont déroulées contre toute attente en mai et enfin, l’accord frontalier maritime entre le Liban et Israël a été signé en octobre.

On peut aisément décorréler ces trois événements majeurs de la crise économique et financière que subit le pays, malgré les liens entre l’explosion du port et la chute du Liban vers le statut d’État en déliquescence.

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Hormis ces événements, il ne s’est rien passé de notable hormis l’accroissement des déséquilibres économiques et la détérioration des conditions socioéconomiques.

Dans un contexte similaire ailleurs, les mesures du Fonds monétaire international (FMI) feraient la une des journaux presque tous les jours.

Mais ce n’est pas le cas au Liban, où le FMI a fait la une pour la dernière fois en avril 2022 après avoir conclu un accord avec les autorités libanaises sur les réformes économiques.

En effet, la nonchalance de l’élite au pouvoir au Liban a poussé les institutions financières internationales à renverser le scénario traditionnel victime/méchant.

L’été dernier, la Banque mondiale a fait un rapport accusant les autorités libanaises de monter une « pyramide de Ponzi » en mettant délibérément en œuvre des politiques fiscales qui nuisent aux citoyens tout en visant à entretenir le système confessionnel de partage du pouvoir dans le pays.

Il citait « des pertes massives imposées aux déposants après l’effondrement ». Cela suscite un paradoxe supplémentaire car même les économistes les plus à gauche ne peuvent plus accuser le FMI ou la Banque mondiale de jouer le rôle du méchant dans la crise libanaise.

Alors que se passe-t-il ? Cette instantané semble indiquer que l’élite au pouvoir au Liban se permet de suivre sa routine habituelle – la même qui a normalisé les braquages de banque par les citoyens qui viennent réclamer leurs propres économies, ainsi que les files sans fin aux stations-service, les politiques de change chaotiques et le fait que le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, vienne en direct à la télévision bien qu’il soit accusé d’enrichissement illégal par contumace.

Le système confessionnel sectaire empêche tout potentiel essor d’un choix politique alternatif. La dépendance de l’économie aux envois de fonds, lesquels composent plus d’un tiers du PIB du pays (38 %), contribue à soutenir un marché dollarisé

Comment est-ce possible dans un pays qui traverse la pire crise économique de son histoire, une crise qui a fait plonger environ 80 % de sa population sous le seuil de pauvreté ? 

Selon l’ONU, le terme « résilience » désigne « la capacité d’un système, d’une communauté ou d’une société exposé à des dangers d’y résister et de les absorber, de s’adapter à leurs effets et de s’en relever rapidement et efficacement ».

Elle a utilisé ce concept en ce qui concerne les tactiques de survie utilisée par les Libanais lors des temps difficiles. Mais tout récemment, ce concept a été remis en question au sein de la communauté libanaise car les gens réalisent qu’en se montrant « résilients » face aux conditions qui sont clairement inacceptables, ils peuvent entretenir et stabiliser une gouvernance toxique. 

De nombreux facteurs contribuent à cette impasse qu’est la « résilience négative ». Le système confessionnel sectaire empêche tout potentiel essor d’un choix politique alternatif. La dépendance de l’économie aux envois de fonds, lesquels composent plus d’un tiers du PIB du pays (38 %), contribue à soutenir un marché dollarisé.

D’un point de vue géopolitique, les forces externes qui influencent le paysage libanais n’ont pas encore décidé d’amener le pays au point de rupture.

Au bout du compte, l’élite dirigeante continue de pratiquer la tactique des « tâtonnements » avec des décisions et des lois sur lesquelles on revient lorsque l’opinion publique gronde.

Au Liban aujourd’hui, l’élite dirigeante semble avoir maîtrisé l’art de gagner du temps, tout en faisant la sourde oreille au tic-tac de l’horloge. 

- Farah Choucair est une économiste indépendante spécialiste de l’économie politique du Moyen-Orient. Elle a supervisé la conception et la mise en œuvre de projets de recherche dans le big data en Tunisie, en Irak et dans le monde arabe. Farah Choucair a plus de 13 ans d’expérience dans la supervision de divers projets multidisciplinaires au sein du PNUD.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Farah Choucair is an independent economist specialized in the political economy of the Middle East. She has led the design and implementation of big data research initiatives in Tunisia, Iraq and the Arab region. Choucair has more than thirteen years of experience leading various multidisciplinary projects at UNDP.
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