Menaces sur les avancées démocratiques de la Tunisie
La Tunisie vient de passer une semaine très dangereuse pour sa fragile démocratie. Deux projets de loi rétrogrades ont, semble-t-il, des chances d’être votés par le parlement, probablement dans quelques jours. Le premier accorderait une amnistie de fait aux fonctionnaires d’État qui ont commis des crimes au temps de la Tunisie prérévolutionnaire. Le deuxième confèrerait aux forces de sécurité corrompues une plus large marge de manœuvre pour violer les droits de l’homme.
Ces deux projets sapent la quête de dignité et de justice qu’incarnait la révolution tunisienne en 2010-11
Ces deux projets sapent la quête de dignité et de justice qu’incarnait la révolution tunisienne en 2010-11. À moins que la société civile tunisienne et certains acteurs internationaux – pour les plus importants la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) – ne réussissent à persuader le gouvernement de faire machine arrière, ces projets auront de fortes chances de devenir des lois dans les semaines, voire les jours qui viennent.
Le débat autour de ces deux textes législatifs dure depuis 2015. Ce printemps, le président nouvellement élu, Béji Caïd Essebsi, qui tient à ce que la Tunisie se concentre sur son développement futur plutôt que sur les abus passés, a proposé le premier projet de loi. Appelé « loi de réconciliation », il a initialement offert l’amnistie à deux groupes de personnes : des hommes d’affaires et des fonctionnaires d’État corrompus.
Les défenseurs de la loi ont mis en avant ses avantages économiques présumés. Lever la menace de poursuites judiciaires, prétendent-ils, encouragerait la venue d’investisseurs dans l’économie tunisienne à court d’argent. Ils ont aussi soutenu que la loi n’accordait pas d’amnistie aux corrompus, depuis qu’elle prévoit que les parties coupables seraient tenues de rembourser leurs gains mal acquis.
La loi de réconciliation s’est immédiatement heurtée à l’opposition de la société civile et des experts juridiques internationaux, qui ont soutenu que cette loi était dépourvue de mécanismes d’application indépendants, et qu’elle saperait le travail l’Instance Vérité et Dignité (IVD) – entité constitutionnellement légitime qui poursuit ses efforts de justice transitionnelle contre les abus étatiques, dont la criminalité financière.
Le ministère de l’Intérieur tunisien a présenté la deuxième loi en avril 2015, moins d’un mois après le massacre de 23 personnes, perpétré par des terroristes au musée du Bardo à Tunis. Appelée « loi de protection des forces de sécurité », elle offrirait une plus grande marge de manœuvre aux forces de sécurité pour recourir à la force mortelle. Ce texte contient aussi une vague disposition criminalisant « le dénigrement » des forces de sécurité.
Société civile et groupes de défense des droits internationaux se sont aussi opposés à cette loi. Ils soutiennent qu’elle fournit un filet juridique tellement étendu qu’il risque de prendre au piège des manifestants pacifistes, des journalistes ainsi que d’autres innocents jugés problématiques par les forces de sécurité tunisienne – en grande partie non réformées. Les syndicats des forces de sécurité proches de Nidaa Tounes, le parti politique fondé par Essebsi, ont persisté à soutenir la loi, même après la dissipation de l’atmosphère draconienne prédominant après l’attaque terroriste du Bardo ainsi qu’une autre attaque, en juin de 2015, au cours de laquelle 38 personnes ont été tuées dans un hôtel de Sousse.
Projets de loi zombies
Depuis 2015, on a régulièrement l’impression que ces deux dangereux projets de loi pourraient être enterrés. Par trois fois, les tentatives de faire passer celle sur la réconciliation ont échoué. Les organisations tunisiennes de la société civile ont récemment publié une autre déclaration dénonçant le projet de loi sur les forces de sécurité.
En dépit des critiques provenant de la société civile, une opposition politique organisée contre ces projets brille par son absence
Mais voilà que ces projets, comme des zombies, viennent de refaire leur apparition, menaçant les efforts de la Tunisie pour imposer responsabilité, justice et réforme démocratique. Ces deux projets ont été débattus au parlement cette semaine et cette assemblée les votera très probablement dès cette semaine – sauf si les pressions internationales et la déjà puissante mobilisation populaire augmentent.
En dépit des critiques de la société civile, une opposition politique organisée contre ces projets brille par son absence. En fait, les trois organisations politiques les plus importantes du pays – Nidaa Tounes (au pouvoir), Ennahda (son partenaire de coalition) et le puissant syndicat UGTT, lauréat du prix Nobel – soutiennent ces projets, mais pour des raisons très différentes.
La vigoureuse détermination du président Essebsi et de Nidaa Tounes de faire voter la loi de réconciliation fait partie d’une tentative de renvoyer l’ascenseur à leurs soutiens, en remerciement de leur soutien lors d’élections passées et futures. Parmi ces partisans : des hommes d’affaires réputés corrompus, qui ont financé la victoire de Nidaa aux élections de 2014 et des administrateurs étatiques de haut niveau et de niveau intermédiaire, dont une grande partie de la base du parti.
L’obsession singulière d’Essebsi de faire voter la loi de réconciliation a marginalisé des questions politiques et législatives beaucoup plus urgentes : la nécessité de voter une loi sur les autorités locales, d’attirer les investissements, de s’attaquer sérieusement à la corruption et de créer des corps de surveillance indépendants, constitutionnellement autorisés, dont une Cour suprême.
Essebsi, déterminé à faire passer cette loi sur la réconciliation, à ce jour la seule loi proposée pendant son mandat, a négligé de freiner les ardeurs de son fils, Hafedh, dont les efforts pour se faire couronner chef héréditaire de Nidaa Tounes, a entraîné une scission du parti et empêché ses dirigeants de promouvoir une vision ouverte vers l’avenir.
Faible opposition
De son côté, l’UGTT pourrait facilement enterrer la loi de réconciliation avec une menace de grève générale, tactique employée en 2013 avec succès contre le gouvernement précédent. Lors de ses négociations avec les gouvernements à majorité Nidaa successifs, cependant, l’UGTT n’a pas entamé son capital politique pour s’opposer aux réductions de salaires, de subventions et du nombre d’employés du secteur public. Il ne s’est guère exprimé sur la loi de réconciliation, se contentant de jeter un coup d’œil au-dessus du parapet pour exprimer son approbation sous conditions.
Ennahda, pendant ce temps, a donné priorité à son alliance avec Nidaa dans le gouvernement – alliance dont l’avenir, aux yeux de certains chefs d’Ennahda, dépend du soutien de leur parti en faveur de la loi de réconciliation – au mépris de sa base, dont une grande partie s’oppose résolument à cette loi.
Le 30 avril, le Conseil de la choura d’Ennahda – qui détermine la direction stratégique du parti – a voté contre le soutien à la loi tant qu’elle ne serait pas amendée de façon significative. Cette décision a été perçue comme une réprimande contre le leadership exécutif d’Ennahda et une réaction à l’opposition grandissante à cette loi dans l’opinion publique, menée par le mouvement Manich Msamah (Je ne pardonne pas), dont certains participants sont d’anciens partisans d’Ennahda déçus par sa complaisance envers la traditionnelle impunité du régime.
Le lobbying mené en coulisses par Ennahda auprès des députés de Nidaa, combiné aux fortes pressions exercées par Manich Msamah, au soutien populaire croissant en faveur des arrestations anti-corruption récentes à l’initiative du Premier ministre Youssef Chahed et au renforcement de la pression internationale contre la corruption en Tunisie – a permis une série d’amendements au projet de loi sur la réconciliation.
La version actuelle de la loi omet de faire référence aux hommes d’affaires réputés corrompus et offre l’amnistie aux seuls fonctionnaires publics ayant servi sous l’ancien régime.
Ces mutations de la loi de réconciliation ont affaibli les arguments de ses défenseurs. Nidaa prétend qu’elle profitera à environ 1 500 fonctionnaires publics – moins de 1 % de l’ensemble d’entre eux en Tunisie – qui risquent de se retrouver, injustement, dans le collimateur de l’actuel processus tunisien de justice transitionnelle, pour avoir été simplement « obligés d’obtempérer à des ordres ». Aucun document officiel ne soutient ces allégations.
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Certains de ces administrateurs, prétend Nidaa, ont tellement peur de poursuites judiciaires qu’ils ne font pas leur travail comme ils devraient le faire. Un représentant de Nidaa m’a confié que des fonctionnaires d’État sont « tellement terrorisés par l’éventualité de poursuites judiciaires qu’ils refusent de signer des documents importants, indispensables au lancement de projets de développement et d’investissement ».
Les adversaires de la loi de réconciliation rejettent de tels arguments. Au lieu de dorloter des fonctionnaires corrompus ou inefficaces, prétendent-ils, l’État devrait congédier ceux qui refusent de s’acquitter de leurs tâches. L’État devrait aussi poursuivre en justice les pires d’entre eux, par des moyens judiciaires renforcés, plutôt que se prêter à cette « commission de réconciliation », conçue pour que ces fonctionnaires s’en tirent à bon compte.
Mauvaises tendances encouragées à s’enhardir
Experts et chefs de la société civile continuent eux aussi de s’alarmer contre le vote de la loi pour la protection des forces de sécurité. La protection de la nouvelle Constitution démocratique tunisienne et l’amélioration de l’efficacité des forces de sécurité tunisiennes dans leur lutte contre le terrorisme, affirment-ils, exigent du secteur de la sécurité de faire preuve plus de responsabilité, pas moins. C’est surtout vrai parce que le recrutement des terroristes en Tunisie est en partie motivé par le dégoût suscité dans la société par la corruption actuelle des pratiques publiques.
« Le message essentiel envoyé par la loi de réconciliation, c’est que la révolution n’a pas eu lieu, et qu’il n’y a pas eu de victimes »
- Oumayma Mehdi, assistant de projet à Al Bawsala
Les leaders de la société civile soulignent encore que cette loi enhardirait les pires tendances des forces de sécurité tunisiennes, qui ont formé la pierre angulaire de l’État policier prérévolutionnaire. Ces forces ont une longue histoire d’oppression violente de la liberté d’expression et ont régulièrement fait avorter les tentatives de réformer le secteur de la sécurité.
Pendant des décennies avant la révolution, le ministère de l’Intérieur, qui supervise les forces de sécurité, s’est aussi mué en salle de torture. Les prisonniers politiques islamistes et de gauche y ont subi des abus grotesques, alors même que les locaux du ministère se dressent au cœur du centre-ville de Tunis. Après la révolution, il a brièvement entrebâillé ses portes aux groupes de la société civile, mais les leur a vite claquées au nez après la victoire de Nidaa en 2014 – victoire électorale qui a enhardi les syndicats des forces de sécurité, hostiles à la justice transitionnelle et à un contrôle accru par la société civile.
Ennahda a hésité à critiquer le projet de loi sur la sécurité. Ayant perdu les élections les plus récentes en faveur de Nidaa (en partie à cause d’une perception de laxisme et d’incompétence en matière de sécurité), il cherche désormais à se montrer plus inflexible contre la criminalité. L’UGTT, pendant ce temps, n’a pas pris clairement position par rapport à ce projet de loi.
De nombreux leaders de la société civile tunisienne, et particulièrement les jeunes activistes en faveur de l’organisation anticorruption I Watch (je veille) et le mouvement Manich Msamah, craignent, cependant, que le vote de ces deux lois puisse neutraliser, voire inverser même, les progrès réalisés contre la corruption par le Premier ministre Chahed au début de l’été.
Certains prétendent que, plutôt que de se contenter d’applaudir le Premier ministre, les acteurs internationaux, particulièrement le FMI et la Banque mondiale, capables d’infléchir considérablement la politique tunisienne, devraient en faire plus pour garantir que ses arrestations anticorruption comptent au nombre des moyens cohérents et institutionnalisés alloués à la guerre contre la corruption. Le vote de l’une de ces lois, ou des deux, saperait ces efforts.
Les jeunes activistes de la société civile tunisienne estiment que ces lois sont non seulement inutiles mais qu’elles trahissent de façon flagrante le soutien de l’État à la corruption et à l’impunité.
« Le message essentiel envoyé par la loi de réconciliation, c’est que la révolution n’a pas eu lieu et qu’il n’y a pas eu de victimes », affirme Oumayma Mehdi, assistant de projet à Al Bawsala, ONG célèbre qui suit l’activité parlementaire.
« C’est très dangereux. Ne pas encourager les gens à lutter contre revient à abandonner tous les principes qui se trouvent aux fondements de la révolution ».
- Monica Marks est chercheuse associée au programme WAFAW du Conseil européen pour la recherche, titulaire d’une bourse Rhodes. Entre 2012 et 2016, elle était basée en Tunisie, où elle a conduit plus de 1 200 entretiens dans le cadre de ses recherches.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le 26 mai 2017, devant les bureaux du Premier ministre : des Tunisiens brandissent des drapeaux lors d’une manifestation de solidarité avec Youssef Chahed, dans sa lutte contre la corruption (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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