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Muslim Pro, un exemple de données transformées en profit par le capitalisme high-tech

Assimiler les pratiques religieuses normales à une propension à la violence encourage la suspicion à l’égard des musulmans, à la fois aux États-Unis et à l’étranger
Muslim Pro se vante d’être l’application la plus populaire du monde musulman (capture d’écran)
Muslim Pro se vante d’être l’application la plus populaire du monde musulman (capture d’écran)

En novembre, un article de Vice Motherboard a révélé que l’armée américaine recueillait des données de déplacement de personnes du monde entier en les achetant par le biais d’applications tierces.

Parmi celles-ci figure Muslim Pro, une application qui repose sur la localisation géographique de ses utilisateurs pour les informer des heures de prière et leur indiquer la direction de La Mecque. Elle a été téléchargée plus de 98 millions de fois. 

Si ces révélations en ont choqué plus d’un, ce n’était pas pour autant une surprise. Ces révélations s’inscrivent dans les vieux schémas de surveillance et de ciblage des communautés non blanches aux États-Unis et ailleurs. 

Mais cette histoire a mis en relief la nouvelle dimension de l’appareil de surveillance étatique, qui est habituellement au cœur du complexe militaro-industriel, de l’accumulation néolibérale du capital et de la « guerre contre le terrorisme », à savoir la technologie intelligente.

L’accès aux données de prière d’environ 100 millions de musulmans du monde entier par l’armée américaine devrait être source d’inquiétude

Ces révélations adviennent alors que les États-Unis s’apprêtent à passer à la présidence de Joe Biden, dont le rôle de vice-président dans l’administration Obama a vu l’expansion de la surveillance intérieure et de la guerre mondiale par drones, visant largement les musulmans.

Le pur mépris pour le coût civil de la guerre par drones se fait particulièrement sentir dans les mémoires d’Obama, qui occultent allègrement les conséquences désastreuses de sa politique. 

Compte tenu de cette histoire troublante, l’accès aux données de prière d’environ 100 millions de musulmans du monde entier par l’armée américaine devrait être source d’inquiétude. Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’expression « complexe militaro-industriel » a été inventée par l’ancien président américain Dwight D. Eisenhower – général cinq étoiles et pas vraiment un militant pacifiste – dans son discours d’adieu en 1961. Il avertissait : « Nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel », et que « le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. ». 

Eisenhower a prononcé ce discours pendant la guerre du Viêtnam et dans un contexte de sentiment anticommuniste croissant et d’un mouvement de défense des droits civiques (dans lequel Martin Luther King Jr prononcerait l’un de ses discours les plus célèbres contre la guerre). Par la suite, la rapide privatisation de l’économie du néolibéralisme reaganien et la guerre contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre engendreraient exactement les funestes résultats que présageait Eisenhower. 

Logique raciste et discriminatoire

La déréglementation croissante s’est accompagnée d’un accroissement de la fabrication et du commerce des armes, et avec la guerre contre le terrorisme sont venues les rationalisations sans fin pour les perpétuelles guerres américaines.

Aujourd’hui, deux décennies après le début du XXIe siècle, nous assistons à l’utilisation cynique de technologies intelligentes pour étendre davantage la portée de la guerre par l’intermédiaire de puissantes entreprises technologiques.

Pourquoi l’armée américaine voudrait-elle les données de prière de 100 millions de musulmans ? Parce que la logique raciste et discriminatoire qui assimile les pratiques musulmanes normales à une propension à la violence encourage la suspicion à l’égard des musulmans, à la fois aux États-Unis et à l’étranger.

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Prenez le service de police de New York, qui a publié en 2007 un rapport intitulé « Radicalization in the West: The Homegrown Threat ». Celui-ci affirmait identifier des schémas sociaux et comportementaux parmi les musulmans susceptibles de prédire les actes de terrorisme. 

Il s’agissait notamment du port de vêtements « islamiques » typiques, la fréquentation régulière de la mosquée et le fait de s’abstenir de consommer de la drogue et de l’alcool, qui englobent les pratiques religieuses musulmanes quotidiennes. 

Bien que le rapport ait été discrédité et par la suite s’est terminé par un procès (transparence totale : je faisais partie des demandeurs), sa logique continue de soutenir les efforts locaux, fédéraux et nationaux de lutte contre le terrorisme par le biais de politiques de « lutte contre l’extrémisme violent », dans le cadre d’un écosystème structurel plus vaste que l’universitaire Junaid Rana appelle le « complexe terroristo-industriel ». 

Dans le monde de l’après-11 septembre, nous assistons à l’externalisation de la surveillance étatique à des entités privées par le biais de politiques de lutte contre l’extrémisme violent, de sociétés et de sous-traitants, et même de particuliers (« If you see something, say something » [Si vous voyez quelque chose, parlez]). 

Alors que les méthodes de lutte contre l’extrémisme violent sous-traitent la surveillance des musulmans aux professionnels de santé mentale et aux enseignants, cherchant à modifier le comportement par des interventions personnelles, les méthodes du capitalisme de surveillance peuvent viser à faire de même par le biais d’applications technologiques.

Comme l’affirme l’universitaire Shoshana Zuboff, le « capitalisme de surveillance » est la prochaine étape du développement capitaliste, où au lieu de dominer et de transformer en marchandise le monde naturel pour la croissance du marché, l’humain lui-même devient la marchandise. Dans ce cas, les données brutes de nos choix quotidiens sont collectées à partir d’applications majeures, puis vendues au plus offrant – souvent l’État. Ces données agrégées sont ensuite manipulées pour influencer et modifier les modèles comportementaux au service du profit, par ce que Zuboff appelle le « pouvoir instrumentaire ».

Conséquences dévastatrices

Si le respect même de l’islam et son pouvoir en tant que source de solidarité mondiale ont été considérés comme une menace par l’empire américain, il ne devrait pas être surprenant que retracer les mouvements des musulmans et viser à remodeler leurs comportements par des interventions discriminatoires soit l’objectif politique ultime. 

Le capitalisme de surveillance, comme le capitalisme industriel, a une dimension raciale, ce qui rend les communautés non blanches particulièrement vulnérables au ciblage. Comme l’écrit Rana, nous devons prêter attention aux « grands systèmes de violence structurelle qui sont normalisés par les rouages de concepts tels que la race et la guerre permanente qui créent une flexibilité sans précédent dans le fonctionnement de la domination sociale et de l’accumulation du capital ». 

Le mouvement pacifiste du XXIe siècle doit également s’employer à protéger les droits des personnes ciblées sur le front numérique

Compte tenu du rôle central du capital en tant que moteur de la fabrication mondiale, aucune critique de l’islamophobie n’est complète sans une critique de la modernité capitaliste et des structures de violence qui l’accompagnent. Le capitalisme de surveillance n’est que sa nouvelle arme.

Il est donc crucial d’avancer une analyse de l’islamophobie et de la guerre contre le terrorisme ancrée dans l’histoire, mais qui explique aussi les réalités matérielles du XXIe siècle. 

Les grandes entreprises technologiques telles que Facebook et Twitter, et les applications telles que Muslim Pro, ne sont pas des canaux neutres pour l’enregistrement et la transmission d’informations. Ce sont des produits d’êtres humains qui décident délibérément de ce qui est censuré et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est vendu à l’armée et de ce qui ne l’est pas. 

Qu’il s’agisse d’inciter au génocide contre les musulmans ou de diffuser des campagnes de haine à leur encontre, des choix sont faits chaque jour quant à savoir s’ils doivent ou non être mis en ligne.  

Les entreprises technologiques qui facilitent cette violence doivent rendre des comptes par le biais de mécanismes de transparence et de surveillance – issus d’un cadre plus large de droits numériques collectifs et individuels – qui sont produits par des méthodes démocratiques consensuelles, menées par des citoyens et des législateurs concernés.

Comme le théâtre de la guerre contre le terrorisme s’est étendu au domaine numérique, le mouvement pacifiste du XXIe siècle doit également s’employer à protéger les droits des personnes ciblées sur le front numérique. 

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Une des qualités les plus effrayantes du capitalisme est la façon dont il parvient à dévorer, manipuler et façonner tout ce à quoi il est confronté – même le sacré – au détriment de la dignité humaine. Et quand le capitalisme est inextricablement lié à des structures de violence raciale qui fonctionnent comme un instrument de guerre, les conséquences sont les plus dévastatrices pour ceux qui sont en marge : dans ce cas, les musulmans. 

Mais les structures que nous habitons sont le produit d’activités humaines, et peuvent être détruites et reconstruites différemment par des activités humaines. 

Il n’est pas viable de demander à tout le monde de se débrancher, il est donc crucial d’élaborer des stratégies pour protéger les données à court terme.

En fin de compte, à long terme, nous devons repenser notre relation avec la technologie et le capital, afin de pouvoir prospérer librement dans un monde de plus en plus numérique et numérisé. 

- Asad Dandia, originaire de Brooklyn, est journaliste, lobbyiste et diplômé de l’université de Columbia en études islamiques.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Asad Dandia is a Brooklyn-born writer, organiser, and graduate student of Islamic Studies at Columbia University.
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