Aller au contenu principal

Pas en mon nom

Si les juifs veulent empêcher que leur terrible mémoire collective ne soit profanée, ils devraient dire à Netanyahou qu’il ne les représente pas

Les récits de mes parents concernant leur enfance dans la Vienne nazie – contrairement à leur évocations dramatisées de la difficulté à élever deux enfants dans la banlieue nord de Londres durant l’après-guerre (« ce n’est pas comme si j’achetais un sous-marin », se plaignait ma mère quand on la faisait attendre dans un magasin) – étaient rares et factuels. Il y avait peu d’effets dramatiques dans ce qui était, par définition, une histoire dramatique.

Comme le jour où des graffitis contre les nazis sont apparus sur le mur extérieur du cabinet dentaire de mon grand-père, situé dans un quartier chic du centre-ville, et que les nazis ont contraint le dentiste juif à effacer la peinture barbouillée sur le mur – avec une brosse à dents.

Ma grand-mère m’a raconté aussi comment son concierge lui avait tendu un seau et une serpillère et l’avait forcée à nettoyer plusieurs volées de marches jusqu’à son appartement. Je me souviens également de la description curieusement compatissante que faisait ma mère de son institutrice d’école primaire, une femme déchirée entre son maternalisme et son nazisme. Elle avait dit à ses élèves juifs : « Et vous êtes également mes enfants ». Ma mère se rappelait l’intonation de sa voix sur le mot « également ».

Je me suis vite rendu compte que des éléments essentiels manquaient à leur récit : le traumatisme et la colère. Mon père, dont le nom figurait sur une liste de militants juifs et communistes, a frôlé la mort à 17 ans.

Cependant, il n’était pas en colère à ce sujet. Plusieurs années plus tard, il se souvient d’avoir rencontré Leni Riefenstahl, cinéaste et photographe inspirée d’Hitler, qui a dirigé Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade. Il lui a dit : « S’il n’en avait tenu qu’à ton copain, j’aurais fini en abat-jour. »

Si la colère et le traumatisme existent partout, ils perdurent dans l’Israël de Benjamin Netanyahou. Voilà désormais l’incubateur de la rage juive israélienne. Plus intéressant encore, cette colère grandit et mute. Alors que chaque génération s’éloigne un peu plus de l’Holocauste, dont la mémoire est revendiquée par Israël comme un monopole d’État, le traumatisme et la peur qu’elle engendre se développe.

Pour un psychothérapeute, ce processus est familier. C’est ce qu’on appelle la transmission du traumatisme, par laquelle le traumatisme subi par une génération se développe lorsqu’il est transmis à la suivante. Les héritiers de ce traumatisme sont plus en colère que ceux qui l’ont vécu à l’origine. Le transfert ou le traumatisme transgénérationnel revêt de nombreuses formes.

Il est présent, par exemple, dans l’émotion générée par les mots « plus jamais ça ». Cela commence comme « plus jamais les juifs ne se déshabilleront et iront passivement dans les chambres à gaz. »

Toutefois, le « plus jamais » a aujourd’hui changé de cible. Ce ne sont plus les gens qui ont effectivement pris part à cet assassinat d’ampleur industrielle – Allemands, Polonais, Lettons ou Ukrainiens occidentaux – qui sont ciblés. La colère d’Israël ne s’abat pas sur les nationalistes lettons qui, récemment encore, célébraient leur implication avec les SS dans un défilé annuel.

Personne, à l’exception des Russes, n’a remarqué une cérémonie aux flambeaux organisée dans la ville de Lviv par 15 000 membres de Svoboda en l’honneur de Stepan Bandera, leader de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, une organisation fasciste. Les forces de Bandera ont tué 90 000 Polonais et de nombreux juifs entre 1943 et 1944. Or les liens entre Israël et l’Ukraine sont plus forts que jamais.

Non, cette colère transférée ou héritée s’abat aujourd’hui sur les Palestiniens.

Pour établir son discours sur la complicité arabe dans la souffrance juive, Israël a emprunté beaucoup à l’expérience des juifs mizrahim, originaires d’Irak, d’Égypte et d’Afrique du Nord. Les juifs d’Égypte ont subi des vagues de répression de 1948 jusqu’en 1967, en raison des guerres opposant l’Égypte à Israël. En 1948, ils étaient entre 75 000 et 80 000 en Égypte. Aujourd’hui, il y a seulement huit juifs égyptiens vivant au Caire. Environ un million de juifs ont été contraints de fuir l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient suite à la création d’Israël.

Cependant, cela ne suffit pas à expliquer cette rage dévorante. Mardi, Benjamin Netanyahou est allé plus loin, en affirmant qu’un Palestinien – le Grand Mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini – avait donné à Hitler l’idée d’exterminer les juifs d’Europe.

Devant le Congrès sioniste mondial à Jérusalem, Netanyahou a déclaré : « À l’époque, Hitler ne voulait pas exterminer les juifs, il voulait les expulser. Et Hadj Amin al-Husseini est allé voir Hitler et lui a dit : ‘’Si vous les expulsez, ils vont tous venir ici [en Palestine].’’ » Selon Netanyahou, Hitler aurait alors demandé : « Que dois-je faire d’eux ? », ce à quoi le mufti aurait répondu : « Les brûler ».

Ceci est un non-sens historique. Al-Husseini a rencontré Hitler en novembre 1941. Heinrich Himmler a chargé les Einsatzgruppen de tuer tous les juifs et les communistes encartés dans les territoires pris par l’Allemagne à l’Union soviétique le 13 mars de la même année. Hermann Goering a évoqué la « solution finale à la question juive » pour la première fois le 31 juillet. En septembre, 33 771 juifs ont été assassinés à Babi Yar, et l’Aktion Reinhard, l’opération visant à construire les camps en Pologne, a débuté en octobre.

La professeure Dina Porat, historienne en chef à Yad Vashem, le centre mondial de recherche sur l’Holocauste, a clairement laissé entendre que Netanyahou avait inventé cette conversation. Elle a déclaré à Haaretz que la rencontre entre Hitler et al-Husseini n’avait été rapportée qu’en termes généraux et qu’il n’y avait aucune trace de l’échange cité par Netanyahou.

« Le mufti n’a pas parlé à Hitler en termes de ‘’vous devez faire ceci’’ ou ‘’que pensez-vous d’une solution finale ?’’. Il n’est pas écrit non plus que le mufti ait dit à Hitler de ‘’les brûler’’. Hitler n’a jamais demandé à quiconque ce qu’il devait faire des juifs », a expliqué Porat. Hitler a dit au mufti qu’il « ‘’poursuivrait ses plans’’, ce qui signifie qu’il avait déjà commencé, et certainement pas parce que le mufti le lui avait demandé. »

Netanyahou a été largement condamné pour avoir fait le jeu des négationnistes. Le leader de l’Union sioniste Isaac Herzog a écrit sur sa page Facebook : « Il s’agit d’une dangereuse déformation de l’Histoire et je demande à Netanyahou de la corriger immédiatement, car elle minimise l’Holocauste, le nazisme et… la responsabilité d’Hitler dans le terrible désastre de notre peuple. »

La présidente du parti Meretz, Zehava Galon, a déclaré : « Ce n’est pas un discours de Jörg Haider. Cela ne vient pas du doctorat de [Mahmoud] Abbas. Il s’agit d’une véritable citation du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou », dit-elle. « Peut-être que les 33 771 juifs assassinés à Babi Yar en septembre 1941 – deux mois avant la rencontre entre le mufti et Hitler – devraient être exhumés et mis au courant que les nazis ne voulaient pas les détruire. »

Le chef de la Liste arabe commune, Ayman Odeh, a accusé Netanyahou de réécrire l’Histoire afin d’inciter à la violence contre le peuple palestinien. « Les victimes du monstre nazi, et parmi eux des millions de juifs, sont devenues un produit de propagande bon marché chez les ennemis de la paix. Netanyahou prouve chaque jour à quel point il est dangereux pour les deux peuples, et jusqu’où il est prêt à aller pour asseoir son règne et justifier ses politiques désastreuses. »

Ce n’est pas la première fois que Netanyahou interprète les faits à sa guise. Il a utilisé son propre nom pour alléguer la chose suivante : « De nombreuses personnes tentent de décrire les juifs comme des colonialistes étrangers dans leur propre patrie, c’est l’un des grands mensonges des temps modernes. Dans mon bureau, j’ai une chevalière qui m’a été prêtée par le département israélien des Antiquités. Cette bague a été trouvée près du Mur occidental, mais elle date d’il y a environ 2 800 ans, 200 ans après que le roi David a fait de Jérusalem notre capitale. Cette bague est le sceau d’un fonctionnaire juif et son nom est gravé dessus en hébreu : Netanyahou. Netanyahou Ben-Yoash. Mon nom de famille. »

Non, ce n’est pas vrai. Le père de Benjamin, l’historien Benzion, est né à Varsovie sous le nom de Mileikowsky. Netanyahou est le nom adopté par sa famille. Tout comme Hearst n’est pas mon nom de famille d’origine. Mon père a dû changer très rapidement alors que son unité était sur le point de participer au débarquement de Salerne. L’armée britannique ne pouvait pas avoir un officier de combat nommé Hirshtritt.

Netanyahou ne ment pas négligemment. Il tente d’établir un lien inébranlable et exclusif entre les colons sionistes et la terre d’Israël. Par la même occasion, son but est de rompre tout lien entre les Palestiniens et leur terre. Comparé à 3 000 ans d’histoire, ils ne seraient que de simples intrus. Il a dit dans le même discours : « Le lien entre le peuple juif et Jérusalem ne peut être nié. Le peuple juif construisait Jérusalem il y a 3 000 ans et le peuple juif est en train de construire Jérusalem aujourd’hui. Jérusalem n’est pas une colonie. Il s’agit de notre capitale. »

Tout, même la mémoire des six millions de morts, est asservi et subordonné à cette tâche. Netanyahou est en effet un homme très dangereux. Il est toxique pour toute résolution possible du conflit. Si les juifs du monde entier pensent un tant soit peu à préserver leur terrible mémoire collective de cette profanation, ils devraient lui dire – et dire à tous les Israéliens qui votent pour des personnes comme lui : « Pas en notre nom ».
 

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou s’adresse aux dirigeants juifs du monde entier lors du 37e Congrès sioniste à Jérusalem, le 20 octobre 2015.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].