Pegasus et le Maroc : Mohammed VI savait
La meilleure défense, dit-on, c’est l’attaque. Le régime marocain tente ces derniers jours de se dédouaner de l’immense scandale Pegasus qui secoue sa police politique, la Direction générale de la sécurité du territoire, plus connue sous l’acronyme DST, et son puissant patron, Abdellatif Hammouchi, en sortant les griffes et en rameutant la meute habituelle.
Accusé d’avoir espionné, grâce au logiciel Pegasus de l’entreprise israélienne NSO Group, une légion de personnalités de tous bords et de toutes nationalités, Rabat nie.
Et contrattaque en déposant plainte pour diffamation en France contre Forbidden Stories et Amnesty International, les ONG à l’origine de ces révélations, ainsi que contre Le Monde, Mediapart et Radio France, qui ont donné une large couverture à cette affaire.
Mais c’est peut-être un baroud d’honneur.
Depuis l’affaire Zakaria Moumni, cet ex-champion du monde de boxe thaïe qui, en accusant publiquement le secrétaire particulier du roi, Mohamed Mounir Majidi, et le patron de la DST, Abdellatif Hammouchi, de « tortures », avait été poursuivi en diffamation par l’État marocain, la Cour de cassation française a statué qu’« un État étranger ne peut saisir la justice française ». À moins que les plaintes n’aient été déposées au nom d’« institutions » marocaines, la DST par exemple ou le ministère de l’Intérieur, l’État ne faisant que relayer.
On verra ce qui se passera dans les prochains mois. Mais d’ores et déjà, on peut tirer quelques conclusions sur cette ténébreuse affaire.
Premièrement, contrairement à une idée en vogue dans certains cercles hexagonaux pro-régime marocain, il est impossible que le puissant patron de la DST, Abdellatif Hammouchi, ait décidé tout seul de mettre sur écoute le gouvernement français, des généraux marocains et des membres de la famille royale sans le feu vert du palais royal. C’est impossible.
Un homme qui se considère au-dessus de toutes les lois
Espionner des journalistes, du Maroc ou de l’étranger, des activistes des droits de l’homme, des politiciens marocains et même de hauts responsables algériens ne nécessite aucun acquiescement du souverain alaouite.
Mais tenter de s’introduire dans le portable du président de la République française, Emmanuel Macron, et dans ceux de son Premier ministre et d’une quinzaine de membres de son gouvernement – surtout qu’il s’agit en l’occurrence de solides alliés du régime alaouite –, ne peut être l’œuvre du seul Hammouchi.
Ou alors, c’est de la déraison pure, de la folie des grandeurs de la part d’un homme qui, il est vrai, se considère au-dessus de toutes les lois, au Maroc comme à l’étranger.
Il faut savoir que Hammouchi n’est pas de ceux qui oseraient se hausser du col. Il est d’origine modeste, des environs de Taza, rude région montagnarde située entre les cimes du Rif et celles du Moyen Atlas.
Étudiant dans les années 1990, il est passé directement de l’université à la DST. Ce qui suppose deux choses : ou bien il collaborait déjà avec la police de Driss Basri quand il occupait les bancs de sa faculté de droit de Fès ou bien le métier de flic politique était une vocation dès sa prime enfance.
En résumé, Hammouchi, qui détient ses abusifs pouvoirs directement de son seigneur et maître le roi du Maroc, lequel, à travers l’un de ses conseillers, Fouad Ali El Himma, garde le contrôle absolu sur les services secrets, n’a pas l’ambition politique qui en ferait un électron libre.
Afin de dédouaner le palais royal et même le régime de ce vaste réseau d’espionnage, certains ont sauté sur le fait que l’un des téléphones du roi Mohammed VI avait été sélectionné par les services secrets marocains pour une éventuelle mise sur écoute.
Pourtant, cette « sélection » peut s’expliquer de deux manières.
Il est fort probable que Hammouchi, qui a lancé il y a plusieurs mois une violente campagne de presse contre les trois frères boxeurs Azaitar, dont l’un est un intime du roi, cherchait à contrôler les pas du roi pour mieux préserver son image gravement touchée par des rumeurs insistantes et sordides.
Hammouchi, qui détient ses abusifs pouvoirs directement de son seigneur et maître le roi du Maroc, n’a pas l’ambition politique qui en ferait un électron libre
Et il est possible que la « sélection » (ce qui ne veut pas dire forcément « infection ») du téléphone de Mohammed VI ait été faite volontairement pour éloigner du roi les soupçons sur sa présumée implication dans l’éventualité où on découvrirait que le Maroc utilise le logiciel espion Pegasus. Ce qui est actuellement le cas.
Deuxièmement, et c’est le point le plus sensible et le plus explosif dans cette histoire, tout ce que Abdellatif Hammouchi détiendrait comme secrets d’État et d’alcôve, même les petits potins, grâce à Pegasus, Israël les détient également.
On voit mal le Mossad laisser passer une mine d’informations confidentielles détenues par une entreprise ayant pignon sur rue en Israël sans en récolter quelques fruits.
Ce n’est pas pour rien que l’ex-Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, était le premier VRP à l’étranger de NSO Group, la société à l’origine du logiciel espion Pegasus. Et le ministère israélien de la Défense avait et a toujours la haute main sur les autorisations de vente du logiciel aux États étrangers.
À l’aube d’une crise internationale
Donc, si Hammouchi possède des informations confidentielles et potentiellement ravageuses sur le roi, son entourage intime, la famille royale, les hauts gradés de l’armée et une infinité de personnalités politiques de tous bords, il n’est pas le seul.
Comment alors ne pas frissonner à l’idée que ces informations puissent tomber entre des mains peu charitables ou vindicatives ?
Troisièmement, s’il se confirme, l’espionnage qui a visé des milliers de téléphones portables de responsables et de personnalités du voisin et « frère ennemi » algérien va accentuer la crise diplomatique, politique et même militaire qui secoue actuellement les relations entre ces deux États.
Depuis la normalisation des relations diplomatiques entre le royaume chérifien et Israël, les Algériens affirment et crient que le Maroc est devenu la base-arrière d’Israël au Maghreb, que « l’ennemi sioniste » s’est installé à leurs portes et qu’une « guerre de quatrième génération » a été déclarée à leur pays.
On en riait un peu. Plus maintenant. La confirmation qu’un logiciel espion israélien a été utilisé par le Maroc pour les espionner consoliderait leurs certitudes.
Un élément non négligeable va dans le sens de cette éventualité. Nous pensions tous que les Marocains avaient eu vent du transfert urgent du président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), Brahim Ghali, pour être hospitalisé en Espagne, grâce au tuyau d’un super-agent de la DGED (Direction générale des études et de la documentation, le service de contre-espionnage dirigé par Mohamed Yassine Mansouri).
Aujourd’hui, il est plus que probable que l’information soit venue d’un téléphone algérien infecté par Pegasus.
Et maintenant quoi ? Si la justice française va sûrement classer les plaintes de l’État marocain, suivant ainsi la jurisprudence de sa Cour de cassation, qu’adviendra-t-il des enquêtes qui visent les services secrets marocains en France, en Espagne et en Algérie ?
Il suffit qu’un magistrat, français, espagnol ou algérien, convoque ou lance un avis de recherche international contre Abdellatif Hammouchi, qui a déjà maille à partir avec la justice française dans l’affaire Moumni, pour que sa situation, et in extenso celle de ses commanditaires, devienne intenable.
Hammouchi sera-t-il pour autant lâché par le roi ? Difficile de le savoir tellement sa figure et ses actes sont étroitement liés au palais royal. On ne se sépare pas facilement d’un bras, surtout quand celui-ci se charge des basses œuvres.
Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une crise internationale qui ne fait que commencer.
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