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Pour comprendre le sacrifice des religieux catholiques béatifiés en Algérie

L’ancien archevêque d’Alger revient sur l’histoire de l’engagement de l’Église d’Algérie à l’occasion de la béatification, ce samedi 8 décembre, des dix-neuf religieux catholiques assassinés par des groupes armés entre 1993 et 1996 en Algérie

Pour comprendre les motivations des dix-neuf martyrs de l’Église d’Algérie entre 1994 et 1996, il faut les situer dans ce qu’était l’Église dans ce pays à leur époque. 

On sait qu’à l’indépendance de l’Algérie (1962), la quasi-totalité des chrétiens vivant dans le pays ont choisi de le quitter et de partir en France ou, pour certains, en Espagne. L’Église, comme structure, est cependant restée en Algérie sous la responsabilité de Mgr Duval. 

Cet évêque avait défendu les droits humains des Algériens pendant toute la guerre d’Algérie. À l’indépendance il avait déclaré : « En Algérie, l’Église n’a pas choisi d’être étrangère, mais algérienne ». 

Il voulait désigner ainsi la mission du petit groupe de prêtres, religieux, religieuses, et laïcs missionnaires restés dans le pays. Ils acceptaient de rester dans ce pays devenu indépendant pour être, avec les Algériens, au service de la naissance et du développement de la société. 

D’ailleurs, les nouveaux chrétiens qui les rejoignaient avaient eux-mêmes ce projet de vie, car ils arrivaient en Algérie comme coopérants, enseignants, techniciens, personnels de santé et s’impliquaient tous dans la même perspective. 

Ceux d’entre eux qui étaient chrétiens demandaient justement à l’Église d’Algérie de les aider à vivre ce projet. Une Église chrétienne pour l‘Algérie musulmane. 

Après le départ de tous les Européens, l’Église d’Algérie se trouvait donc à la tête d’un réseau d’institutions qui ont été ouvertes aux Algériens musulmans 

Cette perspective était justement celle que l’Église catholique universelle choisissait au même moment, au Concile Vatican II à Rome (1962-1965) pour définir sa relation avec les croyants des autres traditions religieuses. 

Après le départ de tous les Européens, l’Église d’Algérie se trouvait donc à la tête d’un réseau d’institutions qui, n’ayant plus d’Européens à servir, ont été ouvertes aux Algériens musulmans : jardins d’enfants, écoles, lycées, centres universitaires, centres de formation professionnelle, foyers de jeunes filles, ouvroirs et institutions de service des jeunes filles ou des femmes, dispensaires, maternités, hôpitaux etc. 

Même les bâtiments du culte (église, chapelles, etc.) se trouvaient sans utilité après le départ des chrétiens de la plupart des petites localités.

Ils ont été dès lors utilisés comme salles culturelles des écoles publiques, ou même souvent transformés en mosquées. 

Liens humains entre chrétiens et musulmans

Par ailleurs, après l’indépendance, de nombreux religieux ou religieuses ont créé de nouvelles structures de service dans lesquels ils s’impliquaient, comme, par exemple, les secteurs Caritas (des secteurs confiés à des permanents musulmans sur toute l’Algérie) ou les cours d’alphabétisation (14 000 élèves adultes ou jeunes à Alger). 

Tous ces services avaient créé des liens humains entre le petit groupe des chrétiens et les quartiers populaires où ils se trouvaient engagés. 

Après les nationalisations de plusieurs de ces structures, entre 1976 et 1977, ceux qui avaient les diplômes nécessaires sont même entrés dans des institutions de service de l’État algérien, où ils ont été accueillis, au moins pendant plusieurs années. 

À LIRE ► 1962, le miracle de l’indépendance algérienne

D’ailleurs les Pères blancs et les Sœurs blanches d’Algérie (ou de Tunisie) vivaient cet engagement en milieu musulman depuis plus d’un siècle.

Le 26 décembre 1991, le Front islamique du salut (FIS) obtient une victoire écrasante au premier tour des élections législatives. 

L’armée, le parti FLN et les différents courants libéraux bloquèrent cette évolution en annulant le deuxième tour de la votation et en créant un « Haut Comité d’État » confié à la présidence de Mohamed Boudiaf, un des responsables du déclenchement de la révolution le 1er novembre 1954. 

Un membre des forces de sécurité algériennes arrête deux sympathisants du FIS dans le quartier de Bab el Oued, à Alger, le 31 janvier 1992 (AFP)

Une opposition armée se développa dans le pays, pendant que le pouvoir internait, dans le Sud, de nombreux militants du FIS. 

Le développement des Groupes islamiques armés (GIA) aggrava les violences. Beaucoup des amis musulmans de notre Église furent parmi les premières victimes : par exemple Tahar Djaout, le professeur Boucebsi qui nous aidait pour les handicapés, le Dr Belkhenchir, pédiatre, le chirurgien-dentiste Asselaoui, etc.

Le 29 octobre 1993, Mme Thevenot, du consulat de France à Alger, qui avait été prise en otage par le GIA était relâchée devant notre Maison diocésaine avec une lettre de menace de mort pour tous les Européens (une autre menace disait tous les chrétiens et les juifs) qui se trouveraient encore en Algérie au 1er décembre de la même année. 

Le premier massacre de masse fut celui, le 14 mars, à quatre kilomètres du monastère de Tibhirine, de l’égorgement de douze Croates explicitement mis à mort parce que chrétiens

De fait, les premiers attentats touchaient en décembre quelques Européens isolés ou des épouses de foyer mixte. 

Mais le premier massacre de masse fut celui, le 14 mars, à quatre kilomètres du monastère de Tibhirine, de l’égorgement de douze croates explicitement mis à mort parce que chrétiens.

Les religieux ciblés

Le 8 mai 1994, Henri Vergès, frère mariste, et Paul-Hélène Saint Raymond étaient assassinés dans la bibliothèque pour lycéens qu’ils animaient dans la basse Casbah (1 200 élèves). 

Le 23 octobre 1994, deux religieuses augustines espagnoles, Esther Paniagua Alonso et Caridad Álvarez Martín, étaient assassinées à la porte de l’église de leur quartier, juste avant la messe à  laquelle elles se rendaient. 

Le 27 décembre de la même année 1994, quatre Pères blancs étaient aussi assassinés à Tizi Ouzou. 

Le 3 septembre 1995, deux sœurs de Notre-Dame des Apôtres travaillant dans un centre féminin de la mairie dans le quartier populaire de Belcourt étaient à leur tour assassinées alors qu’elles revenaient de la messe et se rendaient chez elles. 

Le 10 septembre suivant, une petite sœur du Sacré-Cœur était également victime de la même violence, dans le quartier d’Apreval, près de Kouba, sa compagne également frappée échappant à la mort. 

À LIRE ► Assassinat des moines de Tibhirine : les vérités d’un ex-patron de la DST

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept pères trappistes étaient enlevés dans leur monastère de Tibhirine, près de Médéa et furent sans doute exécutés fin avril, mais leur mort ne fut annoncé par le GIA que le 24 mai. 

Enfin, le 1er août au soir, Mgr Claverie était victime d’une bombe alors qu’il entrait dans son évêché avec un jeune Algérien, Mohamed Bouchikhi, qui fut également victime de cette explosion.

Au début, nos voisins algériens nous invitaient à quitter le pays pour revenir quand la crise serait passée. Très peu d’entre nous ont fait ce choix, préférant rester avec leur voisinage algérien à l’heure de l’épreuve.

Dans la cathédrale Notre-Dame d'Afrique à Alger, le 19 mai 2006, sont exposées les photos de sept moines trappistes assassinés, lors d'une prière spéciale pour marquer le dixième anniversaire de leur assassinat (AFP)

Par la suite, nos amis ont apprécié cette décision et y ont vu un signe d’une fidélité à l’Algérie dans l’épreuve. Beaucoup d’entre eux se sont exprimés dans ce sens après chaque assassinat. 

Par exemple, après l’attaque contre les quatre Pères blancs de Tizi Ouzou, une jeune femme de la ville écrivait : « Désormais avec beaucoup de Kabyles je me sentirai orpheline. Pour beaucoup d’entre nous, ces pères étaient une famille, un refuge, un grand soutien moral. Avec un grand courage, ils sont restés parmi nous pour tous ceux qui avaient besoin d’eux. Nous tous nous leur rendons hommage. » 

« Je rends hommage à toutes les sœurs et à tous les prêtres qui ont défié la mort. Vous avez résisté à la peur, à la terreur, aux menaces qui pèsent sur vous » 

- Extrait d’une lettre d’une Algérienne suite à l’assassinat des sœurs à Alger

Ou encore, une autre correspondante, après l’assassinat des sœurs d’Alger, nous écrivait : « Je rends hommage à toutes les sœurs et à tous les prêtres qui ont défié la mort. Vous avez résisté à la peur, à la terreur, aux menaces qui pèsent sur vous. Vos services à la population et votre amour de l’Algérie et de son peuple qui vous le rend bien, c’est tout cela qu’ils tuent. » 

C’est certainement la première fois dans l’histoire de la relation islamo-chrétienne que la mort injuste d’un groupe de chrétiens provoque un tel ébranlement des consciences. 

Une mère de famille écrivait après la mort des moines : « Après le sacrifice vécu par vous et par nous, j’ai décidé de lire le testament de Christian à haute voix et avec beaucoup de cœur à mes enfants parce que j’ai senti qu’il était destiné à nous tous et toutes. »

La béatification des chrétiens et la mémoire des victimes algériennes

La béatification ce samedi 8 décembre a lieu à Oran, ville dont le dernière victime, Mgr Claverie, était l’évêque, car c’est lui qui donne son nom au groupe de ces victimes : « Mgr Claverie et ses compagnons. » 

Les évêques d’Algérie ont évidemment insisté pour que l’on comprenne la célébration de cette béatification des dix-neuf victimes chrétiennes en la plaçant en lien étroit avec toutes les victimes algériennes. 

À LIRE ► INTERVIEW – Mgr Henri Teissier : « Au Moyen-Orient, se joue l’avenir entre chrétiens et musulmans »

Ils ont écrit ceci : « Notre pensée rassemble dans un même hommage tous nos frères et sœurs algériens. Ils sont des milliers qui n’ont pas craint, eux non plus, de risquer leur vie en fidélité à leur foi en Dieu, en leur pays et en fidélité à leur conscience. Parmi eux, nous faisons mémoire des 99 imams qui ont perdu leur vie pour avoir refusé de justifier la violence. »

- Henri Teissier est archevêque émérite d’Alger. Arrivé avec sa famille au Maroc en 1946, il partira faire des études à l’Université du Caire puis dirigera Caritas (organisation catholique à but caritatif) de 1874 à 1987 pour la région MENA pendant la guerre du Liban. Évêque d’Oran de 1973 à 1981, puis archevêque d’Alger de 1988 à 2008, il présida aussi la Conférence épiscopale d’Afrique du Nord de 1983 à 2008. Aujourd’hui à la retraite, Henri Teissier vit toujours en Algérie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le frère Bruno, près des tombes des sept moines trappistes français assassinés en 1996, au monastère de Tibhirine, près dAlger (AFP).

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