Assassinat des moines de Tibhirine : les vérités d’un ex-patron de la DST
Jeudi 8 décembre, dix-neuf religieux catholiques, assassinés par des groupes armés entre 1993 et 1996 en Algérie, seront béatifiés au sanctuaire Notre-Dame de Santa-Cruz à Oran (ouest).
Parmi ces martyrs de l’Église d’Algérie figurent les sept moines cisterciens de Tibhirine – Christian de Chergé, Luc Dochier, Paul Favre-Miville, Michel Fleury, Christophe Lebreton, Bruno Lemarchand et Célestin Ringeard – qui avaient été enlevés en mars 1996 dans leur monastère de Notre-Dame de l’Atlas, à 80 kilomètres au sud d’Alger.
Leur mort avait été annoncée le 23 mai par un communiqué du Groupe islamique armé (GIA). Les têtes des moines trappistes avaient été retrouvées le 30 mai 1996.
Vingt-deux ans plus tard, plusieurs thèses contredisant la version officielle sont venues nourrir les polémiques entre l’Algérie et la France.
Dernier développement, fin mars 2018 : la publication des résultats des expertises scientifiques, révélés par Radio France, prouvant que les moines auraient été tués avant la date officielle de leur mort, le 21 mai 1996, et décapités post mortem.
Ancien patron de la Direction de surveillance du territoire (DST) de 1982 à 1985, préfet et président, à l’époque des faits, du groupe parlementaire d’amitié algéro-française, Yves Bonnet revient dans son nouvel ouvrage, La deuxième guerre d’Algérie, publié chez VA éditions, sur ce crime, l’enquête qui a suivi et les polémiques déclenchées par l’assassinat des sept moines.
Ses amitiés avec le numéro deux des services secrets algériens, le général Smaïn Lamari, aujourd’hui décédé, lui permettent de consulter des documents des services spéciaux algériens et même de recueillir des témoignages inédits.
Aux yeux de l’ancien patron de la DST, les différentes thèses développées en France concernant ce drame, et qui tendent à impliquer l’armée algérienne à la place du Groupe islamique armé (GIA), ne tiendraient pas la route et seraient nourries par des « donneurs de leçons qui peuplent les médias et certaines organisations humanitaires », qui « viennent à la rescousse de ceux qui ont l’immense privilège d’égorger les impies qui se battent sous le drapeau abhorré vert et blanc frappé du croissant rouge ».
« Encore une fois, c’est de France que viennent ces dénonciations et ces mises en accusations, pas d’une droite revancharde qui a fini par se dissiper au fil des années, mais d’une gauche volontiers moralisatrice. Les mêmes milieux qui se piquent d’intellectualisme et qui sélectionnent soigneusement leurs cibles ont trouvé des alliés providentiels en la personne de déserteurs de l’armée ou des services algériens. C’est ainsi que naît le slogan ravageur du ‘’qui tue qui ?’’ accolé aux crimes et aux massacres commis par les maquisards de l’AIS [Armée islamique du salut] ou du GIA. »
Dans son ouvrage, Yves Bonnet tente de contredire le témoignage, par exemple, du général français François Buchwalter. Cet attaché de défense à l’ambassade de France à Alger à l’époque avait témoigné devant le juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic en 2009, dévoilant une « bavure » de l’armée algérienne.
Croyant cibler un bivouac d’un groupe armé dans les hauteurs de Médéa, près du lieu du rapt des moines, deux hélicoptères de combat algérien auraient fait feu, tuant par erreur les otages.
Une bavure de l’armée algérienne ?
Selon le quotidien français Le Figaro, le général Buchwalter avait « rendu compte par écrit du mitraillage des moines au ministère de la Défense, à l’état-major des armées et à l’ambassadeur de France alors en poste à Alger, Michel Levêque. « Il n’y a pas eu de suites, ils ont observé le black-out demandé par l’ambassadeur », assure-t-il.
Or, Yves Bonnet précise dans son livre :
« Le général Buchwalter n’explique pas comment les deux appareils auraient coordonné leur intervention, les risques de collision étant importants, ni pourquoi le groupe des otages et de leurs ravisseurs ne se serait pas enfui ou égaré. Il doit savoir que les hélicoptères MI17 sont en effet très bruyants. De même, personne ne souligne que si le ‘’posé’’ d’un seul appareil en zone hostile est dangereux et sévèrement contrôlé, celui de deux appareils relève de l’improbable. »
Plus loin, l’ex-responsable de la DST explique :
« Tous les avis des militaires convergent sur un point : il est rigoureusement impossible que des tirs effectués de haut en bas sur des cibles en position verticale ne touchent aucune des têtes. Ceci indépendamment de l’utilisation qui aurait été faite de roquettes explosives et d’armes automatiques. »
Les expertises scientifiques citées plus haut ont aussi contredit le témoignage du général Buchwalter : les crânes des moines ne comportaient pas de « particules métalliques », ce qui fragilise la thèse de la bavure.
L’auteur revient sur un autre drame, celui du suicide à Paris du journaliste français Didier Contant, qui a longtemps enquêté sur cette affaire, le 15 février 2004.
« Il s’appelle, ou plutôt il s’appelait, Didier Contant. Ancien rédacteur en chef de l’agence Gamma, il travaille en free-lance dans différents magazines, parmi lesquels Figaro Magazine et Pèlerin. Il s’intéresse au dossier de Tibhirine et y consacre deux reportages, le premier publié dans le mensuel Pèlerin Magazine de février 2003, et le second dans le Figaro Magazine du 27 décembre 2003. Il envisage de publier une suite à ces premiers papiers. Il se rend fréquemment en Algérie, il est en relations suivies avec une libraire de Blida, Chantal Lefèvre, qui lui ouvre des portes, facilite ses investigations.
« Dans le cercle restreint des Français qui vivent en Algérie, en particulier auprès de Monseigneur Henri Tessier, Didier Contant a l’image d’un professionnel confirmé. Soucieux de creuser le problème, et de n’évacuer aucune piste, il rencontre les témoins du drame, et en particulier la famille d’un ancien sous-officier déserteur du DRS [ex-services de renseignement], Abdelkader Thiga, qui s’est fait l’accusateur des services algériens et qui est l’un des informateurs choisis de Jean-Baptiste Rivoire [ancien journaliste à Canal + auteur d’un livre et d’un documentaire sur le drame des moines]. Il en vient à la conclusion que la thèse avancée d’une machination du service algérien ne tient pas et il l’écrit.
« Ce dernier [Rivoire], qui ne semble guère apprécier la contradiction, accuse Didier de connivences avec les services algériens et français. De la connivence à la collusion, il n’y a que l’espace de l’interprétation. Les deux journalistes se rencontrent au siège de Canal + en présence de Paul Moreira, responsable de l’émission 90 minutes le lundi 9 février : l’entretien se passe très mal. Quelques jours plus tard, le dimanche 15 février 2004, Didier Contant fait une chute mortelle du quatrième étage d’un immeuble ; des témoins l’ont vu tomber du cinquième au quatrième. »
À l’époque, le magazine Marianne et une partie des médias algériens accusent ouvertement le journaliste Jean-Baptiste Rivoire d’avoir poussé Contant à commettre l’irréparable. Rivoire aurait enquêté pour savoir si Didier Contant travaillait pour les services algériens, ce qui a été interprété comme un acte de harcèlement. Rivoire a été condamné suite à une plainte déposée par la compagne de Contant avant d’être ensuite innocenté.
Le parti pris de Xavier Beauvois
Un des chapitres du livre s’intéresse au film de Xavier Beauvois, Des Hommes et des dieux, sorti en 2010, César du meilleur film et qui restitue les derniers moments des moines de Tibhirine.
« Le parti pris [du film] est celui d’un équilibre entre des forces de l’ordre, présentées comme brutales voire obtuses, et des terroristes qui ont toutes les apparences de ‘‘résistants’’ en quête de spiritualité. Les torts sont ainsi partagés alors que la réalité ne l’est jamais.
« Comme on dit un peu vulgairement de nos jours, ‘‘il n’y a pas photo’’ entre la sauvagerie délibérée des uns, et la dureté de la répression ; la lâcheté de l’enlèvement et la cruauté de la mise à mort des ingénieurs croates sont passés rapidement par profits et pertes, alors qu’elles n’ont pas d’équivalent dans ce que les militaires peuvent faire en retour. Je n’ai pas chronométré les scènes mais la longueur et la minutie avec laquelle est reconstituée une scène dont nul ne sait si elle s’est réellement produite, à savoir l’irruption de policiers dans le dispensaire de frère Luc, tranche avec la fugacité de l’enlèvement. »
L’ouvrage fait surtout le procès des tenants des thèses, en France, qui incriminent directement l’armée algérienne et les autorités d’Alger dans leur ensemble dans le meurtre des sept moines. Une approche singulière en France où l’affaire semble ne pas connaître d’épilogue.
« Près de vingt ans après le drame, l’Algérie ne comprend pas l’acharnement médiatique et judiciaire dont elle fait l’objet en France. À la vérité, quand j’évoque ‘’un acharnement médiatique ET judiciaire’’, je devrais écrire ‘’médiatique PARCE QUE judiciaire’’ en considération des activités d’un juge qui va jusqu’à demander – horrible détail – l’exhumation de têtes tranchées au couteau de corps qu’on ne retrouvera jamais.
« La justice requiert un recul qui ne lui est pas toujours donné. Elle exige tout aussi fortement que l’on s’en tienne à l’essentiel. Combien de vices de procédures ne se sont-ils pas transformés en occasions bénies pour des coupables, des criminels, d’élargissements qui permettaient au ‘’présumé innocent’’ de prendre la poudre d’escampette. »
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