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Pour vivre heureux, les musulmans doivent-ils vivre cachés ?

La démocratie n’a de sens que lorsqu’elle garantit le respect des droits fondamentaux de tous, dans leur diversité, peu importe ce qu’en pense la majorité, ou Tareq Oubrou
Des musulmans prient à l’intérieur de la Grande Mosquée de Paris, le 12 septembre 2017 (AFP)

L’imam français Tareq Oubrou a publié un nouveau livre intitulé Appel à la réconciliation : foi musulmane et valeurs de la République française et accordé à ce sujet, il y a une dizaine de jours, un entretien au journal Le Point. S’est ensuivie une polémique plutôt intense sur les réseaux sociaux entre ses partisans et ses détracteurs.

Il faut dire qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère, puisqu’il plaide pour une « discrétion » de la part des musulmans au niveau de leur pratique cultuelle en vue de leur « intégration » à la société française.

Monsieur Oubrou invite ainsi les musulmans à accepter de modifier certains rites « dont la pratique est mal acceptée dans la société française ». Selon lui, cela permettrait aux musulmans d’être « plus heureux », car « mieux intégrés ».

Il critique l’attachement « mordicus » au halal, appelle à un regroupement des prières quotidiennes pour les personnes soumises à des contraintes professionnelles, souligne la nécessité de faire des « compromis » et, mettant en perspective la loi et la culture françaises, indique que « la culture est souvent plus normative que la loi ».

Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, prononce un sermon pendant la prière du vendredi le 27 décembre 2013 (AFP)
Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, prononce un sermon pendant la prière du vendredi le 27 décembre 2013 (AFP)

L’imam de Bordeaux critique en outre la « surenchère des pratiques et des revendications [des musulmans] », assénant que « mettre un foulard pour se revendiquer musulmane, c’est vouloir attirer l’attention et se présenter comme un témoin de l’islam ».

Selon lui, « il faut s’adapter aux non-musulmans majoritaires » et « accepter l’éthique des non-musulmans, même si elle n’est pas conforme à l’islam ».

Par exemple, il affirme qu’« un musulman peut par politesse manger de la viande même “non halal” quand il est invité par des non-musulmans », y compris « dans les cantines scolaires ». Mais attention : « À part le porc » (bien que la raison d’une telle exclusion ne soit pas précisée).

Les propos tenus par Monsieur Oubrou dans cet entretien sont plutôt fidèles aux positions qu’il développe dans son livre.

Exemple : « Il doit y avoir une seule culture française forte dans laquelle l’islam doit s’insérer, en se resserrant pour y trouver sa juste place, avec une dose bien ajustée, qui ne doit pas changer la chimie du plasma culturel français, ni sa couleur ni son odeur.

« Cela ne peut passer que par une vraie et sérieuse “théologie d’acculturation” pour permettre aux musulmans une vie religieuse authentique et mystiquement discrète “cachée en Dieu”, au lieu d’un islam de provocation et d’étalage qui pourrait catalyser une fracture sociétale irréparable. »

Droits fondamentaux

Tout n’est pas problématique dans le propos de Monsieur Oubrou. Par exemple, lorsqu’il déclare que « ce n’est pas à l’État de s’immiscer dans les affaires d’une religion et donc, pas à lui de former les imams », il tient un discours plutôt conforme au principe de laïcité, qui implique notamment une non-ingérence réciproque entre les Églises et l’État, couplée au respect de la liberté religieuse.

Les limites à l’exercice des droits fondamentaux sont limitativement énumérées et, si le respect des droits et libertés d’autrui en fait partie, ce n’est pas le cas du respect du « bon vouloir » d’autrui

Revenons alors sur ce qui pose problème.

Monsieur Oubrou conditionne le droit des musulmans de jouir de droits fondamentaux garantis par tous les instruments constitutionnels et internationaux à la bénédiction d’un certain « plasma culturel français ».

Or, on aura beau chercher une justification dans les normes de droit en vigueur pour fonder cette proposition, on n’en trouvera aucune. Les limites à l’exercice des droits fondamentaux sont limitativement énumérées et, si le respect des droits et libertés d’autrui en fait partie, ce n’est pas le cas du respect du « bon vouloir » d’autrui.

Par exemple, sur la question du port du foulard, cela signifie que doit pouvoir le porter celle qui le souhaite et que doit identiquement pouvoir ne pas le porter celle qui ne le souhaite pas, chacune étant tenue au respect du choix de l’autre, peu importe où se situe la majorité démographique.

Pour Monsieur Oubrou, il ne devrait y avoir qu’« une seule culture française forte » et les musulmans devraient « accepter l’éthique des non-musulmans, même si elle n’est pas conforme à l’islam ».

Mais les instruments internationaux garantissant les droits fondamentaux (et donc aussi le droit des musulmans de vivre, comme leurs concitoyens non-musulmans, leurs choix convictionnels), à commencer par la Convention européenne des droits de l’Homme, ne font-ils pas partie de cette « culture française » ? Cette Convention serait-elle étrangère à l’« éthique des non-musulmans » ?

En outre, qui fixe la limite à l’obligation de discrétion ? Pour Monsieur Oubrou, cela ne va pas jusqu’à manger du porc par politesse (seulement du « non-halal »), mais si demain le « plasma culturel français » l’exigeait aussi, trouvant les efforts de discrétion des musulmans insuffisants, au nom de quoi Monsieur Oubrou pourrait-il s’y opposer après avoir tenu de tels propos ?

La loi du plus fort

Enfin, même s’il faut manier les comparaisons avec précaution, on peut noter que l’histoire du XXe siècle montre que la discrétion à laquelle s’astreint une partie de la population n’est pas une garantie d’intégration, encore moins de bonheur.

L’extermination de la population juive d’Europe durant les années 40 est survenue dans un contexte de discrétion extrême voire d’invisibilisation. Au lieu de lui procurer sérénité, cela a valu à cette population des accusations de fourberie. « Ils se cachent pour mieux nous diriger » : cette suspicion était devenue le vecteur de légitimation de ce qui donnera la solution finale.

Dans le cas des musulmans, ce n’est de surcroît pas tant la mesure dans laquelle ils extériorisent leur foi que leur présence même sur le territoire français qui, parfois de façon inavouée, suscite le rejet.

Dans le cas des musulmans, ce n’est de surcroît pas tant la mesure dans laquelle ils extériorisent leur foi que leur présence même sur le territoire français qui, parfois de façon inavouée, suscite le rejet

Pour illustrer le problème posé par l’appel de Monsieur Oubrou, prenons deux exemples de l’actualité récente. Tout d’abord, l’Égypte. Fin 2017, le comité religieux du Parlement égyptien a annoncé la préparation d’un projet de loi visant à criminaliser et à interdire l’athéisme. Projet de loi qui a reçu l’aval d’al-Azhar, la plus haute autorité religieuse du pays.

Par ailleurs, les poursuites pour blasphème ou encore pour diffamation religieuse sont monnaie courante en Égypte et relèvent de l’article 98 du code pénal égyptien.

Conformément à cette loi, les citoyens qui ont insulté ou ridiculisé l’islam, ou encore fait la promotion d’idées « extrémistes » capables de nuire à l’« unité nationale », sont passibles de six mois à cinq années d’emprisonnement. C’est ainsi qu’ont été condamnées des personnes qui ont fait part de leurs doutes sur l’existence de Dieu sur Facebook ou qui ont affiché leur athéisme sur les réseaux sociaux.

Des hommes sont détenus pour homosexualité en Égypte, le 1er novembre 2014 (AFP)
Des hommes sont détenus pour homosexualité en Égypte, le 1er novembre 2014 (AFP)

Ensuite, Brunei, en Asie du Sud-Est. L’homosexualité y est illégale et passible de peine de mort. En 2011, des chercheurs de l’Université de Brunei ont réalisé une étude officielle sur les homosexuels qui illustre comment ils choisissent de rester silencieux et discrets quant à leur orientation sexuelle. La règle est claire : ne pas la révéler ni, a fortiori, l’exposer.

Les athées et homosexuels ne devraient-ils pas faire preuve de « discrétion » ? Ne devraient-ils pas faire des « compromis » ? Ne devraient-ils pas s’adapter aux « musulmans majoritaires » dans ces pays ? Ne devraient-ils pas s’évertuer à « accepter l’éthique des musulmans, même si elle n’est pas conforme » à la leur ?

Ce qu’il qualifie de « discrétion », c’est pourtant le renoncement à l’exercice de droits fondamentaux

Devrait-il y avoir « une seule culture égyptienne (ou brunéienne) forte dans laquelle les autres doivent s’insérer », en veillant à ne pas « changer la chimie du plasma culturel égyptien (ou brunéien), ni sa couleur ni son odeur » ? Tout cela sous peine de provoquer une « fracture sociétale irréparable » ?

La simple évocation de ces questions vous choque ? C’est plutôt sain. La mauvaise image que traînent actuellement les musulmans ne doit pas obscurcir notre jugement et n’enlève rien au fait que se poser ces questions les concernant n’est pas moins problématique.

Ne pas être radicalement cohérent dans la défense des droits fondamentaux, c’est créer un précédent et préparer le terrain à la loi du plus fort (le plus fort d’aujourd’hui pouvant devenir le moins fort de demain).

Monsieur Oubrou affirme que, pour lui, la « discrétion » (des musulmans) est aujourd’hui la seule solution pour préserver la démocratie. Ce qu’il qualifie de « discrétion », c’est pourtant le renoncement à l’exercice de droits fondamentaux consacrés tant par nos Constitutions que par les instruments internationaux.

La démocratie n’a de sens que lorsqu’elle garantit le respect des droits fondamentaux de tous, dans leur diversité, peu importe ce qu’en pense la majorité d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Que ce soit en France, en Égypte ou à Brunei. D’autant plus, dans le cas de la France, qu’elle se réclame de la laïcité.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mehmet Saygin est titulaire d’un master en droit et d’un master en science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est spécialisé en droit public, en droit social, en droit du travail et en liberté religieuse. Il est conseiller juridique au sein d’une fédération d’employeurs du secteur non marchand et il est par ailleurs chargé de cours de législation sociale dans l'enseignement supérieur. Parmi ses centres d’intérêt, la laïcité, la séparation Églises/État, les droits et libertés fondamentaux et la lutte contre les discriminations. Il prend activement part à la lutte contre ces dernières et participe régulièrement à des conférences et des séminaires sur ces différents sujets. Il est l’auteur de nombreux articles et d’un livre intitulé La Laïcité dans l’ordre constitutionnel belge (2015, éditions Academia, préface d’Hervé Hasquin).
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