Pourquoi il est nécessaire pour les EAU de saborder tout accord saoudien avec le Qatar
Il y a deux ans, le Qatar a fait l’objet de menaces terrifiantes de la part d’hommes de main des États saoudien et émirati, énonçant ce qu’ils feraient si celui-ci ne se soumettait pas, à l’instar de Bahreïn, et ne devenait pas le satellite de ses voisins plus grands, plus forts et plus sages.
Ils allaient creuser un canal le long de la frontière terrestre du Qatar et y déverser des déchets nucléaires. Ils allaient faire à l’émir du Qatar ce qu’ils ont fait au président égyptien Mohamed Morsi, qui a été évincé par un coup d’État militaire. Ils allaient transformer Doha en une autre place Rabia, où 817 Égyptiens ont été massacrés.
Un héros local
Les menaces physiques s’accompagnaient de menaces diplomatiques. À Washington, d’anciens responsables de l’administration ont été enrôlés pour menacer la péninsule du Golfe de retirer la base aérienne américaine d’al-Oudeid.
Les menaces déclarées contre la souveraineté nationale du Qatar ont fait de l’émir un improbable héros local
Parmi eux, Robert Gates qui, en tant qu’ancien secrétaire à la Défense, aurait dû posséder une certaine connaissance de la base américaine au Qatar, laquelle sert de centre régional pour le Commandement central américain (Centcom). « MBZ [Mohammed ben Zayed] envoie ses meilleurs vœux d’Abou Dabi », a écrit l’ambassadeur des Émirats arabes unis (EAU) à Washington, Yousef Otaiba, à Gates par e-mail.
« Il dit : “Faites-leur leur fête demain”. »
Le lendemain matin, Gates a déclaré à la Foundation for Defense of Democracies, une organisation de droite : « L’armée américaine n’a pas de complexe [militaire] irremplaçable. Dites au Qatar de choisir son camp ou nous changerons la nature de notre relation en diminuant l’ampleur de la base. »
Le Qatar n’a pas sourcillé. Les menaces déclarées contre sa souveraineté nationale ont fait de l’émir un improbable héros local.
Deux ans plus tard
Deux ans après le début du blocus, l’économie du Qatar est plus forte ; il produit davantage de ses propres denrées alimentaires ; il a plus d’amis à Washington – grâce aux dépenses considérables qu’il y a effectuées – et al-Oudeid s’est même agrandie. Al Jazeera continue d’émettre et a récemment axé ses programmes autour de l’anniversaire de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi pendant un mois.
Cependant, le ton des tweets envoyés par les laquais payés par Mohammed ben Zayed et Mohammed ben Salmane dans les médias a changé dernièrement. Le signe qui a indiqué ce changement de ton est la décision des équipes saoudienne, bahreïnie et émiratie de participer à la Coupe du Golfe à Doha, un tournoi qu’elles avaient boycotté il y a deux ans.
Cela a incité les Twittos autorisés à spéculer que la fin du blocus s’annonçait.
« Il n’est pas exagéré de dire qu’il y a une intention et un désir sincère de tourner la page en ce qui concerne le conflit dans le Golfe. Le boycott, qui est le droit souverain d’exprimer son mécontentement face à l’approche provocatrice du Qatar, a atteint son but », a écrit Abdulkhaleq Abdulla. « Je vous promets des développements importants pour résoudre le conflit du Golfe plus tôt que prévu. »
Ou prenez ce compliment indirect de la part de quelqu’un dont les actions ne sont pas étrangères à ce qu’il décrit.
« L’une des aubaines de la crise avec le Qatar pour certains, c’est qu’alors que toutes les parties ont essayé de recruter des voix étrangères pour les défendre, je crois que le Qatar a dépensé le plus et a remarquablement réussi à transformer soudainement un grand nombre d’“universitaires et de journalistes” en défenseurs », a écrit Ali Shihabi.
Revirement ?
Qu’est-ce qui a motivé ce changement de ton et est-ce que cela signifierait vraiment une réconciliation lors de la réunion du Conseil de coopération du Golfe à Riyad le mois prochain ?
La politique visant à isoler le Qatar a manifestement mal tourné. Qu’est-ce qui pousse Mohammed ben Salmane à y mettre fin ?
Une possibilité qui ne peut être écartée, c’est que Doha est effectivement sur le point de se soumettre et d’accepter certaines des treize demandes qui lui ont été adressées il y a deux ans.
Cela allait de la rupture des liens avec l’Iran et les Frères musulmans à la remise de « personnalités terroristes », en passant par la fermeture d’Al Jazeera et « l’alignement des politiques militaires, politiques et économiques du Qatar » sur celles des autres pays du Golfe, c’est-à-dire l’Arabie saoudite.
D’après des sources saoudiennes, ce n’est pas le cas. Jusqu’à présent, les Qataris ont rejeté toutes les demandes et les Saoudiens s’impliquent – encore une fois, il faut ajouter jusqu’à présent –, sur cette base. Le Qatar n’est pas le moteur de ce processus. C’est l’Arabie saoudite.
Mais pourquoi ? Le blocus n’a pas réussi à amener un État doté d’une politique étrangère indépendante à chercher la réconciliation. La politique visant à isoler le Qatar a manifestement mal tourné. Qu’est-ce qui pousse Mohammed ben Salmane à y mettre fin ? Pour répondre à cette question, nous devons examiner tout ce qui n’a pas fonctionné pour le prince héritier.
Le désastre Aramco
Le désastre le plus récent est celui de Saudi Aramco. Les plans visant à lever 100 milliards de dollars par la vente de 5 % des actions de la compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures, ouvrant le marché saoudien aux investisseurs étrangers, existent depuis plus de trois ans.
Ils se sont effondrés dimanche dernier. Ayant échoué à plusieurs reprises à obtenir l’estimation à 2 000 milliards de dollars sur laquelle il comptait (selon le dernier consensus, Aramco valait entre 1 100 et 1 500 milliards de dollars), le prince héritier saoudien a renoncé à la vente des actions sur les marchés monétaires internationaux et annoncé la vente de 1,5 % sur une estimation de 1 600–1 700 milliards de dollars qui ne devrait permettre de lever que 25,6 milliards.
Tenter de résoudre le différend avec le Qatar fait partie d’une stratégie visant à repenser où et comment toutes les initiatives de politique étrangère de MBS ont mal tourné
La plus grande partie de cette somme serait maintenant collectée localement – probablement auprès des hommes d’affaires que Mohammed ben Salmane avait enfermés et torturés au Ritz-Carlton en novembre 2017 et en les forçant à acheter ces actions.
La politique étrangère plus agressive de l’Arabie saoudite ne va pas beaucoup mieux non plus. Le royaume a maintenant une liste croissante d’alliés arabes avec lesquels il s’est brouillé : la Jordanie, Oman, l’Irak. Il ne peut même plus compter sur l’Égypte, et l’Arabie saoudite a cessé de lui donner gratuitement du pétrole.
Son principal ennemi régional, l’Iran, est, par contre, plus puissant.
Ses drones et ses missiles de croisière ont ébranlé la confiance de Mohammed ben Salmane lorsqu’ils se sont écrasés sur les deux plus grandes installations pétrolières d’Aramco, réduisant la production de moitié en l’espace d’un instant.
Cette attaque a secoué le prince héritier, m’a confié une source bien informée. « Il ne pouvait pas imaginer que les Iraniens oseraient lui faire ça. Mais pire encore, il n’aurait jamais pu imaginer que les Américains fermeraient les yeux et ne feraient rien. L’Amérique a fait des guerres pour moins que ça, alors comment a-t-elle pu ignorer ces attaques de cette façon ? Ben Salmane se sent désormais vulnérable », a déclaré la source.
Depuis l’attaque, le prince héritier saoudien s’est entretenu avec des dirigeants de la région, dont le Premier ministre irakien Adel Abdel-Mehdi. Tous lui ont dit que ses problèmes étaient de sa faute. Le prince héritier saoudien n’a pas besoin de parler au président turc Recep Tayyip Erdoğan pour savoir quels dommages le meurtre de Jamal Khashoggi en octobre 2018 – lequel n’est toujours pas résolu – a causé à l’image du futur roi dans le monde.
Une nouvelle stratégie
Ainsi, tenter de résoudre le différend avec le Qatar fait partie d’une stratégie visant à repenser où et comment toutes ses initiatives en matière de politique étrangère ont mal tourné. Il a aussi besoin d’argent. Le Qatar est riche et excédentaire. Tous les conflits du Golfe se terminent d’une façon ou d’une autre par une sorte de rançon.
Il a aussi besoin d’argent. Le Qatar est riche et excédentaire. Tous les conflits du Golfe se terminent d’une façon ou d’une autre par une sorte de rançon
Une autre raison de souhaiter la fin du différend avec le Qatar est Israël. Depuis un certain temps, des rumeurs évoquent une mise en scène type « Camp David » dans laquelle les principaux États du Golfe déclareraient qu’ils normalisent leurs relations avec Israël.
Mohammed ben Salmane a permis à un nombre croissant de commentateurs de défendre publiquement Israël, même lors de la dernière attaque contre Gaza.
Pour ce faire, le prince héritier saoudien a besoin du Qatar afin de neutraliser les articles négatifs qui pourraient en découler. Il aura besoin du Qatar pour étouffer la voix des Palestiniens en particulier et de l’opinion publique arabe en général.
Un regrettable précédent
Il existe un précédent aux négociations de paix en cours. Donald Trump a initié un appel téléphonique entre l’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, et le prince héritier saoudien en septembre 2017. L’initiative a tenu 24 heures avant que l’Arabie saoudite n’accuse le Qatar de ne pas prendre le dialogue au sérieux et de suspendre les communications entre les deux parties.
L’homme qui a persuadé Mohammed ben Salmane d’y mettre un terme est Mohammed ben Zayed, prince héritier d’Abou Dabi. Selon certaines sources, il pourrait très bien refaire la même chose.
Il convient de noter que la réunion du Conseil de coopération du Golfe du mois prochain a été déplacée d’Abou Dabi à Riyad.
Il y a deux ans, Mohammed ben Salmane était davantage sous le contrôle de ben Zayed qu’il ne l’est aujourd’hui, après le différend apparu entre les deux pays concernant la guerre au Yémen et la réaction aux attaques lancées par l’Iran contre des pétroliers et des terminaux pétroliers dans le Golfe.
Mohammed ben Zayed tient toujours Mohammed ben Salmane en laisse. Bien que ben Zayed ait été le cerveau – si tant est que ce terme soit approprié – derrière les politiques de ben Salmane, c’est l’État saoudien dans son ensemble qui a fourni les muscles. Avant chaque intervention organisée et financée par les Émiratis, il était encore nécessaire pour les acteurs régionaux de demander la bénédiction de Riyad.
C’est ce qu’a fait le soi-disant maréchal libyen Khalifa Haftar, qui s’est rendu à Riyad avant de lancer son attaque contre Tripoli. Abdel Fattah al-Sissi, à l’époque ministre égyptien de la Défense, a également attendu le feu vert de l’Arabie saoudite avant de poursuivre son coup d’État contre feu le président Mohamed Morsi – même si celui-ci avait été planifié à Abou Dabi.
Séparation
Abou Dabi doit se cacher dans l’ombre de Riyad jusqu’à ce qu’il devienne le dirigeant de facto du monde arabe sunnite. On ne peut pas reprocher à Mohammed ben Zayed de ne pas avoir d’ambition.
Si la paix s’installe, ce sera le signe le plus clair que le jeune prince saoudien se sépare de son mentor émirati plus âgé
Un rapprochement entre l’Arabie saoudite et le Qatar n’est donc pas dans l’intérêt d’Abou Dabi, car il les prive d’un ennemi indispensable parmi eux, un commanditaire du « terrorisme ».
En outre, un tel rapprochement laisserait intacte la politique étrangère du Qatar et celui-ci resterait donc un contrepoids à tous les projets de ben Zayed dans la région, de la Libye au Yémen.
Il n’est pas certain que cette initiative visant à mettre fin au blocus sera couronnée de succès. Ben Zayed a besoin du conflit pour exercer son influence et sans l’Arabie saoudite, et sans Mohammed ben Salmane en particulier, il sera diminué.
C’est pourquoi il fera tout son possible pour faire échouer un accord avec le Qatar. Si la paix s’installe, ce sera le signe le plus clair que le jeune prince saoudien se sépare de son mentor émirati plus âgé.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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