Quand les Saoudiens et les Émiratis se brouillent
Un peu plus de quinze jours après l’annonce du décret privant le Cachemire de son statut semi-autonome, le Premier ministre indien Narendra Modi a atterri à Abou Dabi vendredi dernier pour recevoir un prix : la médaille de l’Ordre de Zayed, la plus haute distinction civile décernée par le mini-État.
Sur le plan commercial, cette initiative est parfaitement sensée pour la petite Sparte du Golfe, déterminée à établir son propre empire maritime, des ports du Yémen à la Corne de l’Afrique, jusqu’à l’océan Indien et au-delà.
L’Inde est le troisième consommateur d’énergie au monde et le deuxième partenaire commercial des Émiratis. Alors pourquoi les Émiratis devraient-ils prêter attention aux sept millions de Cachemiris dans le Cachemire sous administration indienne, région qui fait l’objet d’un différend internationalement reconnu censé désormais être traité comme une « affaire interne » par l’Inde ?
Leur allié, seigneur et maître, l’Arabie saoudite, le devrait.
Ce n’est pas une mince affaire pour la maison des Saoud, qui fonde sa légitimité sur l’idée de se présenter comme la voix des musulmans, notamment des quatre millions de musulmans vivant dans la vallée du Cachemire.
De gigantesques pièges
Le chemin des Émiratis vers les marchés illimités de l’Inde est semé de gigantesques pièges pour son voisin, l’Arabie saoudite.
Et celui-ci commence dans l’arrière-cour de Riyad, au Yémen.
Les stratégies émiraties et saoudiennes pour un pays que les deux nations ont ruiné dans leur intervention contre les Houthis ont clairement divergé.
Les deux nations entraînent et paient des milices locales. Mais les Saoudiens veulent que l’effort soit dirigé vers le nord, d’où sont lancées toutes les attaques contre les bases aériennes, aéroports et infrastructures pétrolières de l’Arabie saoudite.
Après avoir tenté, en vain, de ressusciter le régime de l’ancien dictateur yéménite Ali Abdallah Saleh par le biais de son fils, les Émiratis se sont lancés dans une autre stratégie.
Opérant un redéploiement de troupes à grande échelle, les Émirats arabes unis soutiennent clairement les séparatistes du sud.
Avec l’appui des Émiratis, les forces du Conseil de transition du Sud se sont emparées de la ville portuaire d’Aden et se regroupent désormais autour de plusieurs camps militaires dans la province voisine d’Abyan, fidèles au président yéménite en exil Abd Rabbo Mansour Hadi.
Même au cœur du brouillard de la guerre et de la matrice en constante évolution des loyautés et allégeances tribales au Yémen, il n’y a plus guère de doute aujourd’hui sur ce qui se passe à Aden.
Juste avant d’être « expulsé » d’Aden, selon ses propres dires, le ministre de l’Intérieur de Hadi, Ahmed al-Maisari, a publié une vidéo félicitant ses frères des Émirats arabes unis « pour leur victoire contre [eux] ».
« Nous partons mais nous reviendrons. Nous vous parlons depuis Aden. Nous nous dirigerons vers l’aéroport dans une heure ou deux pour qu’ils puissent nous “expulser” vers Riyad », a-t-il déclaré.
« Merci au [Conseil de transition du Sud] d’avoir pillé nos maisons, nos voitures et nos effets personnels. »
Maisari a déclaré que la prise de contrôle d’Aden par les séparatistes avait été effectuée avec le renfort de 400 véhicules blindés conduits par des mercenaires sous les ordres des Émirats arabes unis.
Un œil sur Hodeida
Aden n’est peut-être pas le seul port yéménite à tomber entre les mains d’un État séparatiste du sud sous financement émirati.
Mohammad al-Rumihi, analyste politique koweïtien écrivant pour Asharq al-Awsat, un journal sous contrôle saoudien, a laissé entendre que l’éclatement du Yémen, un État selon lui en état de guerre permanent, était une bonne chose.
« Cependant, si nous avons une véritable république dans le sud qui ouvre la voie à la construction d’un État moderne, elle sera alors en mesure de contrôler le continent au sud et de protéger la mer Rouge – le détroit de Bab el-Mandeb », a-t-il écrit.
« Ce sont là les deux terminaux importants pour le transport maritime international. Cela empêchera également des organisations terroristes comme al-Qaïda et l’État islamique de combler le vide politique. »
Enthousiaste à l’idée d’un éclatement du Yémen, Rumihi a décrit le port septentrional de Hodeida comme la prochaine prise des séparatistes du sud.
« Si nous annexons le port de Hodeida (au sud), le nord sera alors en mesure de trouver son propre mécanisme qui garantirait un certain degré de stabilité », a-t-il postulé.
Cela équivaut à une politique consistant à laisser pourrir un nord du Yémen impossible à conquérir.
Est-ce dans l’intérêt de Riyad, qui a déjà du mal à protéger ses aéroports et ses bases militaires au cœur du royaume contre les drones et les roquettes des Houthis ?
D’ailleurs, qui a envoyé ses troupes « en mission de formation et de conseil » pour protéger la famille royale saoudienne ? Le Pakistan.
Une animosité historique
La confiance dont font preuve les Émiratis dans la poursuite de stratégies qui divergent ouvertement avec celles de Riyad est un phénomène relativement récent dans les relations entre les deux États de la péninsule Arabique.
L’Arabie saoudite et les Émirats ont vécu des décennies d’hostilité, autour de différends terrestres et maritimes et de rivalités entre les Zayed et les Saoud
Comme l’écrit Hilal Khashan, professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth, l’Arabie saoudite et les Émirats ont vécu des décennies d’hostilité, autour de différends terrestres et maritimes et de rivalités entre les Zayed et les Saoud.
« Lors de la naissance des Émirats arabes unis en décembre 1971, Riyad avait atteint son objectif consistant à exclure le Qatar et Bahreïn du nouvel État fédéral. D’énormes pressions exercées par les Saoudiens ont forcé les Émirats arabes unis à signer en 1974 le traité de Djeddah lui cédant les droits sur la mer intérieure de Khawr al-Udayd qui la reliait au Qatar », a noté Khashan.
« Riyad refusait de reconnaître l’indépendance des Émirats arabes unis tant que leur président, Zayed ben Sultan, ne signait pas le traité sous la contrainte, alors même que les Émirats arabes unis ne l’avaient pas encore ratifié. Lorsque le dirigeant émirati Khalifa ben Zayed a pris ses fonctions en 2004, il s’est rendu à Riyad et a demandé l’abrogation du traité, ce qui a déclenché une crise explosive qui a mis six ans à se calmer. »
Lorsqu’un jeune prince saoudien assoiffé de pouvoir en la personne de Mohammed ben Salmane est arrivé, le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed, plus âgé et plus avisé, n’a pas tardé à saisir l’opportunité.
C’est lui qui, avec son ambassadeur Yousef al-Otaiba – et non l’establishment saoudien –, a précipité Mohammed ben Salmane vers la porte du bureau ovale, comme je l’ai rapporté dans des articles antérieurs.
Il ne s’agit pas de dégager le prince héritier saoudien de toute rôle et responsabilité quant à l’état de terreur dans lequel il a plongé son pays en arrêtant, torturant et dévalisant ses opposants politiques et ses rivaux au sein même de la sphère familiale, le tout sous couvert d’une « lutte contre la corruption » et d’une entreprise de « modernisation ».
Mais le fait que Mohammed ben Salmane soit à présent entouré de sbires principalement fidèles au prince héritier d’Abou Dabi n’a pas échappé au reste de la famille royale.
Même si leur prince docile contrôle totalement la famille et le royaume, les Émiratis surveillent de près les affaires à Riyad et sont à l’affût du moindre écart par rapport à la doctrine.
Des Saoudiens serviles
Un rapport mensuel à diffusion limitée sur l’Arabie saoudite, préparé par l’Emirates Policy Center, un think tank étroitement lié au gouvernement et aux services de renseignement des Émirats, souligne à quel point les Saoudiens sont redevables à la politique vacillante des États-Unis vis-à-vis de l’Iran.
« Bien que [l’Arabie saoudite] ait réussi à organiser trois sommets au mois de mai, ses calculs par rapport à l’Iran ont été quelque peu ambigus », peut-on y lire. Cela est dû à la dépendance de Riyad vis-à-vis de la position américaine.
Le prince héritier d’Abou Dabi a appris à son élève saoudien à ignorer les sentiments des musulmans et l’héritage saoudien – mais ce sont là des dossiers lourds à abandonner pour l’État saoudien
« La position saoudienne est devenue forte et robuste lorsque l’Amérique a utilisé un langage fort contre l’Iran. Cependant, le ton des Saoudiens a baissé lorsque les Américains ont insisté sur la diplomatie […] C’est alors que l’Arabie saoudite a adopté une ligne dure en condamnant et en menaçant l’Iran, comme cela a été parfaitement perceptible lors des […] sommets. »
Le ton est clair. Les dirigeants émiratis sont conscients de la faiblesse saoudienne – et lui accordent peu de respect.
Néanmoins, les Émiratis jouent à un jeu dangereux de roulette russe avec Mohammed ben Salmane.
C’est sous la tutelle de Mohammed ben Zayed que le prince héritier saoudien a établi ses propres liens directs avec Israël et s’est mis en quatre pour ignorer les Palestiniens.
Son abandon de l’occupation du Cachemire va de pair avec sa politique sur la Palestine. Les Palestiniens doivent en revanche apprendre à devenir « de bons Israéliens », a-t-il déclaré un jour.
Le prince héritier d’Abou Dabi a appris à son élève saoudien à ignorer les sentiments des musulmans et l’héritage saoudien – mais ce sont là des dossiers lourds à abandonner pour l’État saoudien. Et le prix à payer dans le monde arabe et musulman est élevé. Il n’est pas payé par une petite entreprise commerciale comme les Émirats arabes unis, mais par un État comme l’Arabie saoudite, qui s’affaiblit d’année en année en raison de cette mauvaise gestion.
Une fois que les États-Unis auront compris que Mohammed ben Salmane constitue un frein pour les intérêts militaires et stratégiques des États-Unis dans le Golfe, c’en sera fini de lui. Certains Saoudiens proches de la famille royale pensent que cela pourrait se produire avant qu’il ne devienne roi. Les paris seront alors ouverts pour les Émiratis.
Le retour aux affaires habituelles entre Riyad et Abou Dabi pourrait intervenir plus rapidement que ce que pense Mohammed ben Zayed.
- David Hearst est le rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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