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Les attaques en mer Rouge sont le résultat du colonialisme et de la piraterie de l’Occident

Ce sont les Houthis qui agissent en accord avec la justice mondiale, tandis que le Royaume-Uni et les États-Unis se comportent comme des États voyous
Photo prise lors d’une visite organisée du cargo Galaxy Leader par Ansar Allah au Yémen, le 22 novembre 2023 (AFP)
Photo prise lors d’une visite organisée du cargo Galaxy Leader par Ansar Allah au Yémen, le 22 novembre 2023 (AFP)

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne est restée le partenaire junior indéfectible de l’impérialisme américain. La dernière campagne de bombardement anglo-américaine au Yémen ne fait pas exception.

L’agression britannique vis-à-vis du Yémen est toutefois antérieure aux visées américaines. Elle est enracinée dans les pratiques jumelles de piraterie et de colonialisme sur lesquelles l’Empire britannique lui-même s’est construit.

Les attitudes réciproques des Britanniques et des Yéménites à l’heure actuelle restent marquées par l’héritage de cette histoire violente. Son ombre plane sur les stratégies employées par l’impérialisme occidental pour mener la guerre maritime à notre époque. Les leçons de cette histoire guident la résistance yéménite contemporaine.

La richesse et la puissance britanniques reposent sur la piraterie. Hollywood a fait des Caraïbes la scène la plus connue de cette saga

À l’instar de leurs homologues américains, les responsables britanniques entendent justifier leurs bombardements actuels sur le Yémen par la nécessité de protéger le trafic maritime international contre des éléments « voyous », tels que le mouvement Ansar Allah, connu dans les médias sous le nom de Houthis.

Le fait de présenter leurs actions impérialistes sous le couvert du respect du droit international, de la sauvegarde de la stabilité mondiale et de la recherche de la prospérité économique est l’aboutissement d’un long processus historique de construction d’empires fondé sur un comportement diamétralement opposé.

Par rapport aux États-Unis, la Grande-Bretagne a une tradition plus ancienne de construction d’empire. La richesse et la puissance britanniques reposent sur la piraterie. Hollywood a fait des Caraïbes la scène la plus connue de cette saga. En réalité, l’influence de la piraterie sur l’ordre politique de l’empire s’étendait jusqu’aux rivages de la péninsule arabique et du sous-continent indien.

Des pirates soutenus et célébrés par la couronne britannique

Au XVIIe siècle, les raids maritimes menés par les puissances européennes en plein essor, notamment les Néerlandais, les Français et, surtout, les Britanniques, étaient devenus un moyen commode pour piller les richesses espagnoles accumulées dans le « Nouveau Monde » par l’expropriation des indigènes et l’asservissement des Africains.

À l’époque, les actes audacieux de piraterie britannique allaient du pillage de la colonie espagnole de Panama par Henry Morgan à la récupération par William Phips des trésors monétaires des armadas coulées.

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Ce dernier a financé en partie la création de la Banque d’Angleterre. Ces pirates étaient soutenus et célébrés par la couronne britannique. Ils étaient affablement appelés « prospecteurs » ou « corsaires », et non « pirates ». Les plus fortunés, comme Morgan et Phips, ont été anoblis et ont accédé à des fonctions politiques.

Au XVIIIe siècle, la puissance maritime britannique a éclipsé sa rivale espagnole et s’est développée à l’échelle mondiale. Pour consolider l’empire, il est devenu indispensable de sécuriser le commerce maritime atlantique plutôt que de le perturber.

Une série d’ordonnances juridiques, dont le Prize Act de 1692 et le Piracy Act de 1700, ont cherché à réglementer le vol maritime et à statuer sur sa légalité devant les tribunaux d’amirauté. En conséquence, la piraterie a été progressivement dépouillée de son caractère patriotique, voire romanesque.

Au fil du temps, les effectifs de la marine britannique ont augmenté, tandis que le nombre de flottes de pirates a diminué. Ces deux phénomènes sont les deux faces d’une même médaille, celle de la conquête coloniale.

Dans ce contexte de répression, de nombreux pirates ont quitté les Caraïbes pour emprunter des routes plus lucratives en Orient, le long de la mer Rouge, de la mer d’Arabie et de l’océan Indien.

Au XVIIIe siècle, la puissance maritime britannique a éclipsé sa rivale espagnole et s’est développée à l’échelle mondiale

La Grande-Bretagne n’avait pas encore totalement maîtrisé ses adversaires arabes et moghols dans cette région. Par conséquent, la piraterie, tant qu’elle visait des navires ennemis, était tolérée et, dans certains cas, encouragée. La principale force de pillage de l’Inde reste cependant détenue par la Compagnie des Indes orientales, légalement mandatée.

Entre le début et le milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne était en passe de devenir un empire mondial de premier plan. Les routes commerciales maritimes servaient largement les intérêts économiques britanniques.

La piraterie, en tant que concept et en tant que pratique, était considérée comme relevant entièrement du domaine de l’illégal et de l’immoral.

La lutte contre la piraterie était un moyen non seulement d’obtenir des avantages économiques, mais aussi d’affirmer la domination britannique sur ses possessions d’outre-mer, ou d’étendre cette domination à de nouvelles régions.

Une tradition radicale de résistance anticoloniale

Les routes maritimes reliant la Grande-Bretagne à sa colonie la plus prisée, l’Inde, étaient au cœur de cette domination. Les ports situés le long de ces routes, d’Aden à la Trucial Coast (« Côte de la trêve »), avaient acquis une valeur stratégique.

Au cours des 150 années qui ont suivi, la guerre maritime britannique dans la mer Rouge, le long de la côte d’Oman et à travers le Golfe a cherché à transformer ces régions en arrière-cour coloniale britannique.

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Sur la rive occidentale du Golfe, judicieusement surnommée la côte des pirates, les Britanniques ont réussi, grâce à une série de campagnes navales et d’accords conventionnels, à soumettre puis à coopter les familles dirigeantes arabes.

Au milieu du XXe siècle, ces pouvoirs locaux ont été transformés en cheikhs clients de l’impérialisme britannique, puis américain.

En revanche, les efforts persistants de la Grande-Bretagne pour faire du Yémen un avant-poste similaire de l’empire n’ont pas abouti. La tradition radicale de résistance anticoloniale qui s’est développée au Yémen, dont le point culminant a été la résistance armée à l’époque de la libération nationale qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, a été un facteur déterminant.

Cet héritage continue d’animer la résistance yéménite actuelle à l’occupation étrangère et à la domination occidentale.

Au début du XIXe siècle, Aden est devenu un objectif convoité par les Britanniques. Sa localisation est idéale pour servir de station de ravitaillement pour les navires naviguant entre la métropole et l’Inde.

En 1839, les forces maritimes de la Compagnie des Indes orientales ont occupé la ville portuaire en prétextant la lutte contre la piraterie.

Un manifestant brandit le portrait d’Abdel Malik al-Houthi, chef d’Ansar Allah, lors d’un rassemblement contre Israël et les États-Unis à Sanaa, le 19 janvier 2024 (Mohammed Huwais/AFP)
Un manifestant brandit le portrait d’Abdel Malik al-Houthi, chef d’Ansar Allah, lors d’un rassemblement contre Israël et les États-Unis à Sanaa, le 19 janvier 2024 (Mohammed Huwais/AFP)

L’ouverture du canal de Suez en 1869 a rendu Aden encore plus indispensable. Une grande partie du commerce maritime entre l’Europe et l’Asie de l’Est a été détournée du cap de Bonne-Espérance au profit de la mer Rouge. Aden se trouvait à l’embouchure du détroit de Bab al-Mandab, la porte d’entrée du canal de Suez.

Au cours des 150 années suivantes, la Grande-Bretagne a eu recours à son arsenal de méthodes coloniales, allant des tactiques diplomatiques de division et de domination à la force militaire brute, afin de maintenir son emprise sur Aden. Elle n’a cependant pas réussi à étendre sa domination à l’arrière-pays.

Il en résulte un développement inégal et un ordre politique fragmenté au Yémen. Dès le début, et malgré la collaboration typique de certaines élites locales, la résistance yéménite à l’occupation britannique a connu des hauts et des bas, mais n’a jamais cessé.

Elle a atteint son apogée dans les années 1960, dans le cadre de la montée globale de la résistance anticoloniale à l’impérialisme occidental par les populations du tiers-monde.

Un héritage sous-estimé

Contrairement à d’autres luttes de libération nationale de renommée mondiale, comme celles de l’Algérie, du Vietnam ou de Cuba, l’héritage de libération nationale du Yémen reste sous-estimé. Pour certains historiens, le Yémen a été le Vietnam de la Grande-Bretagne.

En 1963, le Front national de libération (FNL) du pays a lancé une lutte armée avec le soutien des populations rurales de la région montagneuse de Radfan. Les Britanniques ont classé le FLN parmi les organisations terroristes et ont réagi en mettant le feu à des villages et en se livrant à d’autres actes de violence collective. Les campagnes punitives britanniques n’ont cependant pas réussi à affaiblir la résistance yéménite.

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Les forces radicales de la résistance sud-yéménite ont adopté une idéologie marxiste-léniniste qui envisageait un avenir socialiste pour un Yémen libéré.

Leur attitude intransigeante à l’égard de l’occupation britannique a abouti à une victoire spectaculaire en 1967.

Les tentatives britanniques de négocier un rôle économique ou militaire dans le Yémen post-indépendance, à l’instar de la France en Algérie, ont été de courte durée et largement infructueuses, les Britanniques payant plus de 15 millions de dollars à titre d’indemnité. Les dirigeants britanniques en ont gardé un souvenir douloureux qui perdure encore aujourd’hui.

L’héritage colonial de la Grande-Bretagne et sa défaite humiliante au Yémen n’ont pas échappé au chef d’Ansar Allah, Abdel Malik al-Houthi. Dans un récent discours télévisé, il a mis en garde le Royaume-Uni contre toute illusion de recolonisation du Yémen. De telles illusions, a-t-il déclaré, « sont les signes d’une maladie mentale dont le remède est entre nos mains : des missiles balistiques qui brûlent les navires en mer ».

Le fait que les actions des Yéménites soient motivées par des appels à laisser acheminer l’aide humanitaire aux Palestiniens et à mettre fin au génocide israélien à Gaza marque un tournant révolutionnaire dans l’histoire de la guerre maritime.

Comme mentionné précédemment, la piraterie n’a jamais été un acte purement privé, détaché du pouvoir politique ou de la guerre d’État. Mais presque sans exception, elle a impliqué un élément de banditisme et de gain personnel.

La recrudescence des raids maritimes entre 2007 et 2009 le long des côtes de l’Afrique de l’Est en est un exemple. Ces raids comportaient une dimension politique. Ils seraient liés au groupe militant somalien al-Shabab et sont intervenus après une longue période d’agression américaine contre le peuple somalien.

Si l’on en croit l’histoire, le retour de la piraterie signe la ruine des empires mondiaux. La gloire de la Grande-Bretagne a été brisée sur les côtes du Yémen pendant la guerre d’indépendance de ce dernier

Mais ces raids ont également donné lieu à des demandes de rançon pour la libération de navires commerciaux ciblés. Il n’y a aucune preuve d’une quelconque motivation monétaire dans le cas des opérations d’Ansar Allah.

Tout au contraire, ces actions sont basées sur des objectifs politiques et humanitaires explicites, et n’ont jusqu’à présent entraîné aucune mort civile.

Une autre différence entre les cas de la Somalie et du Yémen est la réaction des acteurs internationaux. Dans le premier cas, plus de vingt États ont envoyé des forces navales pour contrer les raids, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Inde, la Chine et la Russie. Ce consensus fait aujourd’hui défaut.

Le schisme entre les États-Unis et leurs alliés occidentaux, d’une part, et la Russie et la Chine, d’autre part, signifie que l’issue de la confrontation entre les États-Unis et le Royaume-Uni et les rebelles du Yémen aura une incidence sur l’avenir de la guerre maritime en haute mer.

Dans cette confrontation, on assiste à une inversion des rôles. Les rebelles agissent dans le respect de la justice et de la volonté de leur population. Leur résistance militaire s’accompagne de manifestations pacifiques de grande ampleur.

En revanche, les démocraties autoproclamées du Royaume-Uni et des États-Unis se comportent comme des empires voyous, cherchant à violer le droit international humanitaire, et ce contre la volonté d’une grande partie de leurs populations qui réclament un cessez-le-feu permanent.

Si l’on en croit l’histoire, le retour de la piraterie signe la ruine des empires mondiaux. La gloire de la Grande-Bretagne a été brisée sur les côtes du Yémen pendant la guerre d’indépendance de ce dernier.

Aujourd’hui, les États-Unis livrent en mer Rouge leur plus grande bataille navale depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette nouvelle bataille marquera-t-elle le déclin irréversible du successeur de la Grande-Bretagne outre-Atlantique – et la disparition de son allié colonisateur en Palestine ?

- Hicham Safieddine est professeur adjoint d’histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université de Colombie-Britannique. Il est l’auteur de Banking on the State: The Financial Foundations of Lebanon (Stanford University Press, 2019).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

Hicham Safieddine is Canada Research Chair in the History of the Modern Middle East and Associate Professor of History at the University of British Columbia. He is author of Banking on the State: The Financial Foundations of Lebanon (SUP, 2019), editor of Arab Marxism and National Liberation: Selected Writings of Mahdi Amel (Brill, 2020), and co-editor of The Clarion of Syria: A Patriot’s Call against the Civil War of 1860 (CUP, 2019).
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